ENCYCLOPEDIE DES PHENOMENES PHYSIQUES DU MYSTICISME par Joachim Bouflet

HRM-BUENCYC2
25 €




Dans ce Volume 2, l'auteur (historien pour les postulateurs qui travaillent sur la cause des Saints au Vatican, Joachim Bouflet est considéré comme l'un des meilleurs experts mondiaux des phénomènes "extraordinaires" - ou surnaturels - qui ont marqué la vie de ces hommes et femmes hors du commun, appelés à être béatifiés, ou à devenir des Saints) aborde les phénomènes suivants:


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vers le tome 1 vers le tome 2


Tables des Matières du Tome 2


Chapitre 1 - Jeûne religieux et inédie mystique 11
Dimension religieuse du jeune dans le christianisme 12
Fondements scripturaires du jeûne chrétien 13
Evolution du jeûne dans le christianisme 14
Du jeûne religieux à l'inédie mystique 17
Brève histoire de l'inédie 19
Légendes et réalités du Moyen Age 20
Phénomènes plus que saints 25
Trois Allemandes du XIXe siècle 30
L'Addolorata de Capriana 34
La maladie 37
Le surnaturel 39
La sainteté 42
Figures contemporaines 44
Theres Neumann ou la preuve par les dents 46
Marthe Robin mangeait-elle ? 49
Dans la lumière de Fàtima 54
Quelles causes pour mécanismes ? 58
De l'inappétence à l'aversion pour la nourriture 58
Entre névrose et sainteté 63
Des causes surnaturelles ? 66
Signification du phénomène 69
Forme ultime du jeûne eucharistique 71
L'inédie, mode d'union au Christ crucifié et glorifié 75
Dimension pascale de l'inédie 78
Inédie et liturgie 84
Pédagogie séraphique 85
Neuvaines de jeûnes mystiques 87
Inédie totale 89
Fraudes et supercheries 91
Une gourmande biberonne 93
Inedia diabolica ? 97
Une jeûneuse contemporaine : Ana Eszet 104
Annexe I : le jeûne dévoyé 109
Annexe II : l'étrange cas de Madame R. 114
Annexe III : vous avez dit agrypnie ? 118

Chapitre 2 - Communions télékinésiques 123
Miracles de l'amour 125
L'hostie qui lévite 126
L'hostie qui vole 130
Le Corps et le Sang du Christ 137
Ministres extraordinaires de l'eucharistie 143
Des saints et des anges 144
Marie et l'eucharistie 151
Supercheries sacrilèges 159
Annexe : la signification des communions miraculeuses de Teresa Palminota 167


Chapitre 3 - Apports télékinésiques 171
Apports d'aliments, d'argent, de fleurs 172
Donateurs inspirés 175
Célestes bienfaiteurs 185
La cuisine des anges 191
Dans la lumière du Cantique des cantiques 198
Gages d'épousailles 199
Yvonne-Aimée de Jésus 203
Prodigalité de Marie ? 209


Chapitre 4 - Multiplication de biens 217
Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour 218
Privilège séraphique ? 219
Le vin de fra Giuseppe 226
La banque du ciel 231
Pédagogie du miracle 235
Charité tous azimuts 236
Du bon usage des miracles 240
Prière exaucée 244
La table du Seigneur 249
Charité conviviale 250
Miracle à El Paso ? 254
Le Pain de vie 257
Annexe : miracles de saints 261



Chapitre 5 - Changer l'eau en vin 265
De l'eau transformée en vin 266
Histoires de vinaigre 268
Histoires de pierres et autres 270
Annexe : Changements de couleur 274


Chapitre 6 - Marcher sur l'eau et sur le feu 279
L'eau apprivoisée 281
De différentes façons de marcher sur les eaux 282
La traversée du Saint-Laurent 287
Pluie qui ne mouille pas 291
Invulnérabilité au feu 297
Salamandres humaines 299
L'homme salamandre : saint François de Paule 305
Le miracle discrédité ? 309
Annexe : le saint archevêque et la fausse mystique 315


Chapitre 7 - Pouvoir sur les éléments 319
Les éléments 320
Tempêtes, orages et volcans 322
Sous le signe du feu 327
Commander à l'eau 331
Objets inanimés 338
Rochers, colonnes, croix, bâton, épée 340
Omelette géante, maïs obéissant, pain béni 345
Portes et clefs 351
Pouvoir sur le règne végétal 351
Arbres de l'obéissance, plantes de la justice 358
Fruits et fleurs de la charité 359
La sainte des fleurs 361
Pouvoir sur le règne animal 366
Animaux amis, animaux hostiles 369
Pactes avec les poules, traité avec les boeufs 375
Pêches miraculeuses et poissons crevés 379

En guise de conclusion: Martinello, Catarinella et les autres 383



Encyclopédie

des Phénomènes Extraordinaires

de la Vie Mystique


Tome 2



Le jardin des Livres

Paris






Après un volume traitant des phénomènes objectifs extraordinaires qui signalent parfois l'expérience mystique, ce deuxième tome aborde la présentation et l'étude des phénomènes subjectifs : ceux où la volonté, le désir ou une simple inclination semblent favoriser la survenue de certains prodiges, qui seraient en quelque sorte la concrétisation de souhaits plus ou moins explicites des sujets concernés ou de leur entourage. A cause précisément du caractère subjectif (en partie) de ces manifestations insolites, le discernement en est rendu plus délicat, quand bien même l'élément objectif ne manque jamais, qui inscrit les faits dans la réalité. Il semble que nous soyons là à mi-chemin entre les phénomènes objectifs et la gamme de pouvoirs encore mal connus du psychisme - du mental -, comme le sont par exemple la télépathie, la précognition, parfois si aiguë qu'elle devient authentique prophétie, la vue à distance, la lecture des consciences, les expériences au frontières de la mort, etc. qui feront l'objet du troisième tome, dès lors qu'elles s'inscrivent dans un contexte religieux, plus précisément chrétien, et qu'elle revêtent une portée charismatique.


Si subjectifs qu'ils soient, les phénomènes abordés dans ce deuxième tome intéressent encore l'activité physique, corporelle, de ceux qui les expérimentent : l'inédie touche les fonctions organiques que sont la nutrition et l'excrétion  - qu'ils soient ceux de l'hostie consacrée ou d'objets inanimés - se déroulent sur le plan spatio-temporel du sujet, de même que la bilocation  éléments est exercé, par les serviteurs de Dieu qui en sont favorisés, dans le cadre concret de leur vie, dans la réalité de l'incarnation. Les bénéficiaires de ces phénomènes subjectifs apparaissent comme des médiateurs entre le visible et l'invisible, et ce rôle est souligné par les médiations invisibles dont ils sont eux-mêmes les témoins, tantôt étonnés, tantôt anxieux : aussi n'est-il pas étonnant que l'on voie intervenir dans ce type de manifestations des intermédiaires ou des envoyés du Ciel, les plus connus étant les anges 1. Mais les saints - en premier lieu la Vierge Marie - sont également présents et agissants dans le déroulement de ces phénomènes subjectifs extraordinaires dans la vie mystique, les ramenant, pour le plus grand bien des hommes, à leur source et cause première qui est Dieu.



C h a p i t r e 1


JEUNE RELIGIEUX

&

INEDIE MYSTIQUE



Alors Jésus fut emmené au désert par l'Esprit, pour être tenté par le diable. Et, après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, finalement il eut faim. Et, s'avançant, le tentateur lui dit : "Si tu es le Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains." Répondant, il dit : "il est écrit : Ce n'est pas de pain seul que vivra l'homme, mais de toute parole qui sort par la bouche de Dieu" (Mt 4, 1-4).




Le jeûne est une ascèse connue dans l'Eglise dès les origines. Loin d'avoir été inventée par le christianisme, cette pratique existait déjà dans les religions archaïques du Moyen-Orient, où elle était étroitement liée à des rites magiques de passage : d'une année à l'autre, de la puberté à l'âge adulte, de la vie à la mort. Elle véhiculait des notions de renouvellement, d'initiation, de transformation. Repris par le judaïsme et débarrassé de ses entours magiques, le jeûne est devenu un des actes religieux essentiels de la piété d'Israël  le repentir de l'homme qui, par le péché, a brisé l'alliance avec Dieu, et sa volonté de voir rétablie cette alliance : il manifeste donc une disposition intérieure à recevoir le pardon divin, afin d'en être renouvelé, restauré dans un état de grâce. Dans ce contexte religieux où toute épreuve est considérée comme un châtiment divin, la signification du jeûne s'élargit : associé à la prière de supplication, il est "le comportement typique de quiconque ne compte plus que sur le secours de Dieu"2, et il acquiert une dimension d'imploration, parfois étendue aux autres comme signe d'intercession pour eux (cf. Esther 4, 16). Cette fonction de médiation pour le peuple se retrouve dans les jeûnes de quarante jours et quarante nuits effectués par Moïse (cf. Exode 34, 28 et //) et par Elie (1 Rois 19, 8), qui se préparaient ainsi à la rencontre avec Dieu : ascèse de la créature, le jeûne est une démarche d'humilité et de dépendance en face de la sainteté du Créateur dont on attend le salut. Dans cette perspective, les juifs pieux consacraient au jeûne plusieurs jours de l'année, en dehors de l'abstinence obligatoire de la fête des Expiations (cf. Lév. 16, 29) et des jeûnes de précepte institués après l'Exil.



Dimension religieuse du jeûne dans le christianisme


Sous l'influence des prophètes, cette forme d'ascèse sous-tendue par la prière se doubla d'£uvres de miséricorde qui lui conféraient une valeur encore plus spirituelle, dans la mesure où elle était ainsi directement ordonnée aux préceptes fondamentaux de la charité fraternelle et d'une justice sociale accrue :


N'est-ce pas ceci le jeûne que j'aime - oracle du Seigneur Yahvé - : détacher les chaînes injustes, dénouer les liens du joug, renvoyer libres ceux qui sont maltraités, rompre tous les jougs ? N'est-ce point partager ton pain avec l'affamé, prendre chez toi les malheureux sans asile, couvrir celui que tu vois nu, et à ta propre chair ne pas te dérober ? (Is. 58, 6-7).


Le jeûne de Jésus au désert - le texte ne précise pas s'il s'agit d'une absolue privation de nourriture et de boisson durant quarante jours, c'est-à-dire d'une inedia 3 - récapitule les dimensions du jeûne tel qu'il était perçu et pratiqué par les juifs pieux, en particulier les 'Anawim ou pauvres de Yahvé. Bien plus, cette quarantaine a une signification prophétique:


C'est par un jeûne que le Seigneur se prépare à son ministère et à l'accomplissement du mystère pascal. Il indique qu'un rôle vraiment structural revient donc au jeûne dans les deux grandes fonctions chrétiennes de l'illumination et de la sanctification 4.


La dimension prophétique de ce jeûne apparaît à l'évidence dès lors que l'on établit le parallèle avec Moïse : le Christ est le nouveau Moïse, qui vient apporter à son peuple la loi parfaite et la délivrance définitive.



Fondements scripturaires du jeûne chrétien


Si, durant son ministère, Jésus observa les préceptes de la Loi relatifs au jeûne, les Evangiles ne mentionnent point d'abstinences extraordinaires auxquelles il se serait soumis5. Par l'exemple et les enseignements qu'il en a donnés dans sa vie terrestre, le Seigneur a conféré au jeûne une signification nouvelle, en blâmant le côté extérieur, ostentatoire, dont les pharisiens s'étaient fait une spécialité :


Quand vous jeûnez, ne vous donnez pas un air sombre comme font les hypocrites : ils prennent une mine défaite pour que les hommes voient bien qu'ils jeûnent. En vérité, je vous le dis, ils tiennent déjà leur récompense (Mt 6, 16).


Pour Jésus, le jeûne est affaire privée entre l'âme et Dieu. Il n'en condamne pas l'expression dès lors que celle-ci n'est pas motivée par la recherche de la vaine gloire :


Si le but de ces techniques (des hypocrites mentionnés supra, n.d.a.) avait été d'entraîner toute la personne dans un réalisme corporel de l'humiliation, Jésus ne les aurait pas dénoncées; mais il s'agissait de se faire remarquer des hommes, c'est-à-dire de ravir à Dieu la gloire de juge qui lui appartient 6.


La fin surnaturelle du jeûne est donc la glorification de Dieu. Jésus l'entend bien ainsi lorsqu'il affirme :


Mon aliment, c'est de faire la volonté de Celui qui m'a envoyé et d'accomplir son £uvre (Jn 4, 34),


élargissant ainsi la réponse qu'il a faite au Tentateur dans le désert :


Ce n'est pas de pain seul que vivra l'homme, mais de toute parole qui sort par la bouche de Dieu (Mt 4, 4b).


En disant que sa nourriture est de faire la volonté du Père, le Christ annonce son engagement résolu dans la voie d'obéissance filiale qui le mènera jusqu'à la mort sur la croix : c'est au Calvaire que s'accomplit la volonté du Père, l'£uvre du Père, le don du salut aux hommes dans la personne du Christ crucifié et glorifié.



Evolution du jeûne dans le christianisme


Reprenant l'exemple et l'enseignement du Sauveur, l'Eglise élabore dès l'origine sa doctrine du jeûne en relation avec la personne du Christ, en particulier dans le mystère central qu'est la Rédemption. Déjà au IIe siècle, des jeûnes réguliers sont institués, en étroite connexion avec le mystère du Christ : jeûne préparant le catéchumène au baptême (cf. Didachè 8, 4) - sacrement qui incorpore le fidèle au Christ crucifié et glorifié -  mercredi et du vendredi, se substituant aux jeûnes juifs du lundi et du mercredi, et présentés en relation explicite avec la Passion du Christ, comme le développent nombre de Pères grecs et latins, "car c'est le mercredi que le Sauveur a été trahi, le vendredi qu'il a été crucifié". Au IIIe siècle apparaît le jeûne pascal, qui précède d'au moins deux jours (vendredi et samedi) la célébration de la Résurrection du Christ  que comme préparation jubilatoire à la Résurrection :


Ce jeûne était essentiellement "une intense préparation à la joie spirituelle du laetissimum spatium", de la cinquantaine pascale (de Pâques à la Pentecôte, n.d.a.). L'Eglise jeûne tandis que l'Epoux lui est enlevé (cf. Mt 9, 15), moins dans un sentiment de tristesse que pour se préparer à la parousie sacramentelle et au dernier avènement qui aura lieu, selon une tradition qui plonge ses racines dans le judaïsme, au temps de Pâques 7.


Comme le souligne l'auteur, ce jeûne pascal est le jeûne eucharistique par excellence, il est


un état de concentration spirituelle sur ce qui va venir. La faim physique correspond ici à l'attente spirituelle de l'accomplissement, à l'ouverture de tout l'être à la joie qui approche 8.


Cette dimension jubilatoire du jeûne, que l'Eglise redécouvre depuis quelques années, fut expérimentée par des inédiques contemporaines, telles Theres Neumann et Teresa Palminota. L'institutionnalisation, au IVe siècle, du jeûne quadragésimal, infléchit la conception du jeûne dans un sens plus ascétique, plus pénitentiel : il devient tout à la fois commémoration de l'inedia de Jésus au désert et participation à la Passion et à la croix du Sauveur, dans lesquelles le baptisé est invité à opérer sa propre conversion, sa metanoia, ce que résume le pape saint Léon le Grand au Ve siècle :


Ces jeûnes solennels sont institués afin que, par une commune participation à la croix du Christ, nous aussi nous coopérions à ce qu'il a fait pour nous, comme dit l'Apôtre : Si nous souffrons avec lui, nous serons glorifiés avec lui 9.


A partir du Ve siècle, la doctrine de l'Eglise est pratiquement fixée : la dimension ascétique du jeûne prend le pas sur toute autre considération, et c'est dans cette perspective de pénitence en vue de la metanoia qu'il évoluera au fil des âges, sans renier pour autant sa référence au mystère de la Rédemption. Dès lors, sous l'influence du monachisme notamment, le jeûne devient un instrument de la sanctification requise de tout baptisé en vue de sa déification dans le Christ crucifié et glorifié :


Le jeûne, qui ne peut s'accomplit finalement qu'avec cette grâce (de Dieu), est donc aussi le signe de la déification commencée du corps humain, qui échappe partiellement aux servitudes de sa condition corruptible par la présence en lui de l'Esprit de vie 10.


A plus forte raison, l'inédie mystique apparaît comme signe de la déification commencée du corps humain. Mais si le jeûne a été très tôt institutionnalisé dans l'Eglise, celle-ci est toujours restée fort prudente quant à ses modalités, cherchant avant tout à diriger les fidèles dans la voie commune et s'efforçant de discerner, dans le cadre de certaines vocations particulières, les authentiques motions de l'Esprit. Cela n'a parfois pas été sans mal : lorsque des âmes aussi vertueuses et équilibrées que Maria Maddalena de' Pazzi ou Veronica Giuliani ont cru percevoir un appel intérieur à entreprendre des jeûnes exceptionnels confinant à l'inédie, l'autorité ecclésiastique est intervenue avec sagesse pour contenir de telles pratiques ascétiques dans les limites du raisonnable. C'est précisément sur ce critère du "raisonnable" que s'évalue le charisme de l'inédie mystique qui, si excessif, contre-nature, puisse-t-il paraître, ne porte jamais la moindre atteinte à l'intégrité physique et psychique du sujet, non plus qu'à son équilibre spirituel.


En sa grande sagesse, l'Eglise a toujours recommandé aux fidèles comme aux pasteurs la prudence et le discernement dans l'application pratique de sa doctrine sur le jeûne  dans le cadre des ordres monastiques les plus austères - dont la Règle préconise une perpétuelle abstinence d'aliments carnés, par exemple -, jamais un engagement formel au jeûne n'a été requis. A plus forte raison, le jeûne n'a jamais fait dans l'Eglise l'objet d'un v£u quelconque : tout au plus, certaines âmes éprises d'ascèse auront-elles pu s'engager, à titre privé et avec l'accord de leur directeur spirituel, à observer des jeûnes plus ou moins longs, plus ou moins sévères. Et surtout, jamais l'Eglise n'aura admis qu'aucun de ses membres, fût-il d'une envergure spirituelle peu commune, fît v£u d'inédie : ce serait présomption de la part du jeûneur que de s'engager à une telle performance, et folie de la part de l'autorité ecclésiastique que de cautionner ce genre de démarche. Aussi ne peut-on absolument pas souscrire à l'affirmation de Jean-Jacques Antier, lorsqu'il écrit : "On distingue les inédiques volontaires qui ont fait v£u de jeûne absolu, et ceux à qui cela est imposé" (11).


Aucun des inédiques catholiques n'a jamais émis le v£u de jeûne absolu, ils ont vécu ce phénomène faisant irruption dans leur existence à la fois comme une proposition divine et, dans ses modalités, comme une contrainte imposée à leur nature, leur permettant, la grâce aidant, d'évoluer vers un état de parfait abandon à l'indéchiffrable dessein de Dieu. Ils ont perçu dans l'inedia un appel à vivre quelque chose de mystérieux en quoi ils apprirent progressivement à rejoindre le mystère de l'espérance dans son objet : le Christ ressuscité et les biens de la vie à venir. Ne plus être en mesure de se nourrir a été pour le plus grand nombre d'entre eux une douloureuse épreuve, d'ordre psychologique autant qu'organique. Ils y ont connu la souffrance de la faim et de la soif, parfois les tentations de la gourmandise  ils y ont expérimenté des abîmes insoupçonnés de pauvreté, de dépendance et d'humiliations  mais aussi, ils ont touché du doigt à l'évidence la vérité des paroles du Christ, pour les avoir vues se réaliser, s'incarner en eux, communiquant ainsi à leur vécu hors normes une portée de signe, une dimension charismatique pour l'Eglise et leurs frères.



Du jeûne religieux à l'inédie mystique


L'inédie, au sens strict du terme, est la privation absolue de toute nourriture, liquide ou solide. Elle se distingue du jeûne, et même de formes d'abstinence extrêmement sévères qui ont existé dans le monachisme primitif. Elle ne saurait être assimilée à l'anorexie, dont les effets comme les causes sont radicalement différents. L'inédie des mystiques est un phénomène extraordinaire qui résulte d'un ensemble de mécanismes complexes d'ordre biologique et psychologique, mis en branle simultanément et dont chacun des éléments considéré indépendamment des autres est susceptible de recevoir une explication naturelle. Mais si les causes sont explicables - au moins en partie -, leur agencement offre un caractère déroutant qui, à défaut de prouver l'origine surnaturelle du prodige, nous invite à nous poser la question d'un ordre providentiel en action. Un rapide tour d'horizon chronologique nous permettra de circonscrire et de préciser le phénomène, somme toute bien plus rare qu'on l'imaginerait a priori.


Les Pères du désert (IV-VIèmes siècles) ne semblent pas avoir connu l'inedia. Dans la démarche ascétique qu'était la leur, ils ont accompli de véritables prouesses d'abstinence, mais Hélène Renard a montré que ces formes extrêmes du jeûne - poussé parfois, au péril de leur vie, jusqu'à ses limites ultimes -, n'avaient rien de surnaturel 12, sinon leur motivation. Citons à titre d'exemple saint Syméon Stylite qui, une fois,


se fera murer dans une cabane pour le Carême et restera quarante jours sans toucher aux pains qu'on lui avait fournis, si bien que lorsqu'on enfonça la porte au bout de ces quarante jours, on trouva le saint couché par terre, sans parole et sans mouvement, comme privé de vie" 13.


Ayant passé la fin de son existence sur une colonne, à Qala'at Sema'an en Syrie - ce qui lui valut son surnom -, il n'en poursuit pas moins ses terribles macérations, au point que lorsqu'il s'incline pour adorer Dieu,


[il] parvient à toucher avec son front les doigts de ses pieds, car, comme il ne mange qu'une fois par semaine, son ventre est si plat qu'il n'a nulle peine à se courber ! 14.


Si adonnés à la pénitence qu'ils fussent, les saints du désert avaient besoin d'un minimum vital en matière de nourriture  d'inanition, mais aucun ne se laissa jamais mourir de faim - c'eût été une forme de suicide -, et aucun n'a franchi la limite qui sépare le jeûne le plus austère de l'inédie à proprement parler. La mésaventure que connut un autre stylite l'illustre bien :


Saint Paul de Latres - dont le disciple (qui le ravitaillait, n.d.a.) partit un mois entier pour faire la moisson - faillit mourir de faim et fut ranimé in extremis par un voyageur de passage ! 15.


En réalité, pour excessives que paraissent certaines pratiques d'abstinence et de jeûne des saints du désert, la règle générale qui modérait les performances dont certains de ces ascètes pouvaient être tentés - au point d'indisposer leurs compagnons ou visiteurs -, est contenue en cette maxime de saint Marcien, ermite dans la solitude de Chalcis au IVe siècle :


Nous estimons le jeûne plus que la nourriture, mais nous savons aussi que la charité est plus agréable à Dieu que le jeûne, parce que sa loi nous le commande, alors que le jeûne dépend de nous : or il n'est pas douteux que nous devons estimer les commandements de Dieu bien plus que nos austérités.


Le jeûne, fût-il poussé jusqu'à ses limites extrêmes, non plus que l'inédie mystique, ne sauraient se substituer à la charité : contrairement à celle-ci, ils ne font pas l'objet d'un commandement de Dieu. Tout au plus, le jeûne fait l'objet d'un précepte en vue de la perfection dans la charité, à laquelle il est ordonné. Quant à l'inédie, grâce d'un ordre particulier et souvent de portée charismatique, elle est également au service de la charité.



Brève histoire de l'inédie


Un des premiers exemples d'inédie que l'on rencontre dans l'histoire de l'Eglise en Occident est peut-être au XIe siècle celui du moine d'Eynsham, près d'Oxford, signalé par Thurston :


Son estomac abhorrait tellement le manger et le boire que parfois, neuf jours de suite, ou même plus, il ne pouvait absorber qu'un peu d'eau chaude. Et aucun remède d'homme de l'art, aucune drogue de rebouteux qu'on pût tenter pour le soulager ou le guérir, rien n'y faisait, mais allait de mal en pis 16.


Inédie ou anorexie ? Il est difficile d'en juger. Un peu plus tard, l'ermite et thaumaturge Girard de Saint-Aubin est réputé n'avoir strictement rien mangé ni bu durant les sept années qui précédèrent sa mort en 1123, mais le fait n'est pas attesté de façon suffisamment convaincante.


A partir de là, chaque siècle a été illustré par divers cas d'inédie. Il ressort toutefois d'une rigoureuse étude des documents que nombre des faits allégués reposent sur des données fragiles, et les cas bien attestés sont rares. De nos jours encore, il arrive ça et là que l'on fasse mention d'un jeûneur, ou plutôt d'une jeûneuse, car ce sont presque toujours des femmes. Ainsi, lorsque la stigmatisée Marthe Robin mourut, le 6 février 1981, les médias mentionnèrent l'événement en la présentant comme une inédique, insistant sur le fait qu'elle était réputée n'avoir absorbé aucun aliment - liquide ou solide - depuis plus de cinquante ans. Et le père Laurentin a consacré en 1993 un gros livre à une certaine Madame « R » - Rolande N., aujourd'hui décédée - qui aurait été une des plus remarquables inédiques du XXe siècle17. La plupart des biographies de mystiques (le plus souvent stigmatisées) qui paraissent de nos jours font une large part à l'inédie réelle ou supposée des sujets, tant il est vrai que, dans notre société de consommation imprégnée de matérialisme, le fait de ne pas se nourrir semble une aberration hors du commun, sinon scandaleuse.



Légendes et réalités du Moyen Age


Sainte Alpaïs est l'une des plus anciennes inédiques dont on connaisse bien la vie. Fille de paysans, elle contracta durant son adolescence une sorte de lèpre qui inspirait à ses proches une insurmontable répulsion  lançait de loin les quignons de pain d'orge qui constituaient sa nourriture, et finalement ses frères interdirent qu'on s'occupât de cette bouche désormais inutile. Alpaïs, qui était pieuse et simple, supporta son jeûne forcé et finit par s'y habituer. Au terme de plusieurs années de maladie, elle fut guérie miraculeusement lors d'une apparition de la Vierge Marie, qui l'assura qu'elle vivrait désormais sans nourriture. Il en fut ainsi : s'étant faite recluse dans l'église des augustins de Cudot - où l'on venait la visiter pour s'édifier à son contact -, Alpaïs passa les dernières années de son existence dans un jeûne absolu, hormis la sainte eucharistie. Elle mourut en 1211, âgée de quelque soixante ans. Ce qui fait l'intérêt de ce cas, bien documenté, est le contrôle de l'inédie par une commission que nomma l'archevêque de Sens 18.


Contemporaine d'Alpaïs et comme elle recluse, la bienheureuse Marie d'Oignies fut sujette à divers phénomènes extraordinaires qu'étudia son confesseur et biographe Jacques de Vitry. Elle connut des périodes de jeûne prolongé pendant lesquelles elle n'absorbait pour toute nourriture que l'eucharistie, notamment une fois durant trente-cinq jours, et une autre fois pendant les cinquante-trois jours qui précédèrent sa mort, en 1213. Le témoignage de Jacques de Vitry, homme d'une vaste intelligence et d'une conscience aiguë, ne saurait être écarté aisément 19  mais un jeûne de cinq semaines, si impressionnant que soit l'exploit, n'a rien d'absolument impossible, et la deuxième période d'inédie - plus longue - s'est terminée avec la mort de Marie :


Pendant sa maladie, elle ne pouvait absolument rien prendre, elle ne pouvait même pas supporter l'odeur du pain  elle recevait le Corps de Notre-Seigneur sans aucune difficulté. Et ceci, se dissolvant et passant dans son âme, non seulement réconfortait son esprit mais soulageait tout de suite sa faiblesse corporelle. Deux fois, pendant sa maladie, en recevant l'hostie consacrée son visage fut illuminé de rayons de lumière. Nous avons un jour essayé de lui faire prendre une parcelle non consacrée, mais elle se détourna à l'instant, ayant en horreur l'odeur du pain. Un petit morceau avait touché ses dents : la peine et le malaise furent si grands qu'elle commença à pousser des cris, à vomir et à cracher, à haleter et à sangloter comme si sa poitrine allait éclater. Elle continua ainsi à pleurer un long moment, et bien qu'elle se rinçât la bouche avec de l'eau mainte et mainte fois, elle ne put guère dormir de toute la nuit. Si infirme de corps qu'elle fût, si faible et épuisée que fût sa tête, car au cours des cinquante-trois jours précédant sa mort, elle ne prit absolument rien, elle put toujours supporter la lumière du soleil, et ne ferma jamais les yeux pour se défendre de son éclat et de sa splendeur 20.


On ne peut exclure qu'il s'agissait, pour partie au moins, de désordres pathologiques, assumés et relus dans le cadre d'une authentique expérience mystique, surtout quand on prend en considération les manifestations d'ordre psychosomatique - hyperesthésie olfactive et gustative, insensibilité à la lumière et au bruit - qui accompagnaient cette privation de nourriture. Dans ces divers exemples, les témoins se limitent à mentionner le prodige et à décrire les phénomènes qui éventuellement l'accompagnent, sans pousser plus avant l'investigation sur les causes et le mécanisme de ces jeûnes prodigieux.


Parmi d'autres exemples d'abstinence extraordinaire, la figure emblématique du jeûne mystique au Moyen Age est sans conteste sainte Catherine de Sienne (1347-1380), dont le biographe Raymond de Capoue, qui fut son confesseur, s'est efforcé d'exposer la dimension spirituelle : SUITE DANS LE LIVRE

1 - Au sujet du rôle et de l'intervention des anges auprès des hommes, on lira avec profit le livre de Pierre Jovanovic, Enquête sur l'Existence des Anges Gardiens 600 pages, nouvelle version, Paris, Le Jardin des Livres, 2001. Cette enquête, qui se lit comme un roman policier, a été qualifié par Luc Adrian, de Famille Chrétienne, comme « Le premier livre sérieux [depuis longtemps] sur les anges ».
2 - P. Pie Régamey, Redécouverte du jeûne, p. 17.
3 - L'inédie est la capacité de se passer totalement de nourriture solide et liquide. L'opinion courante, fixée par la Tradition, est que le jeûne de Jésus au désert fut une véritable inédie, à l'exemple du jeûne de Moïse dont il est écrit : "Moïse fut là avec Yahvé quarante jours et quarante nuits; il ne mangea pas de pain et ne but pas d'eau" (Exode 34, 28a).
4 - P. Pie Regamey, op. cit., p. 26.
5 - Contrairement à ce que laisse entendre Jean-Jacques Antier dans son livre écrit en collaboration avec Jean Guitton, Les pouvoirs mystérieux de la foi, Paris, Perrin, 1993, p. 73, qui pour le moins sollicite le texte de Jn 4, 31 sq, lorsqu'il fait allusion à un jeûne excessif de Jésus.
6 - P. Bonnard, L'Evangile selon saint Matthieu, Neuchâtel, 1970, p. 88-89.
7 - Placide Deseille, op. cit.
8 - Ibid., citant A. Schmemann, "Great Lent", St Vladimir Seminary, 1969.
9 - Saint Léon le Grand, Sermo 34 (47), 9, in "Sources Chrétiennes" 49, Paris, Beauchesne, 1957, p. 70.
10 - Placide Deseille, op. cit., col. 1172.
11 - Jean-Jacques Antier et Jean Guitton, op. cit., p. 70.
12 - Hélène Renard, Des prodiges et des hommes, Paris, Philippe Lebaud Editeur, 1989, p. 20-22.
13 - Jacques Lacarrière, Les hommes ivres de Dieu, Paris, Librairie Arthème Fayard, collection Points Sagesse, 1975, p. 186.
14 - Ibid., p. 189.
15 - Ibid., p. 193.
16 -Herbert Thurston, Les phénomènes physiques du mysticisme, Paris, Gallimard, coll. Aux frontières de la science, 1961, p. 411-412.
17 - René Laurentin, La Passion de Madame « R » - Journal d'une mystique assiégée par le démon, Paris, Plon, 1993.
18 - Les sources de l'histoire de sainte Alpaïs, dont le culte fut confirmé en 1874, sont un mémoire rédigé au XIIIe siècle par un cistercien des Echarlis, monastère voisin de Cudot; il se trouve dans les Acta sanctorum, novembre, 2, 1, pp. 1607-209, Bruxelles, 1894.
19 - Au sujet de Marie d'Oignies, cf. H. Thurston, op. cit., p. 409-411.
20 - Vita, par Jacques de Vitry, citée par H. Thurston, op. cit., p. 410.