|
HRM-BUESCHOL 26 €
Mika Waltari
L'Escholier
de Dieu
Traduit par
Jean-Pierre Carasso
et Monique Baile
Le
jardin des Livres
Paris
Vous
pouvez envoyer les premiers chapitres de ce livre ( word,
open-office, pdf, html, txt, mac ) à vos amis et
relations par e-mail :
« L'Escholier
de Dieu »
Titre original :
Mikaël Karvajalka publié
par WSOY, Helsinki
© 2005 The
Estate of Mika Waltari
© 2005 Le
jardin des Livres® pour la traduction française
14 rue de Naples
- Paris 75008
tel : 01 44 09 08 78
Service Presse : Marie Guillard
www.lejardindeslivres.fr
ISBN
2-914569-28-9 EAN 8782-914569-286
Toute
reproduction, même partielle par quelque procédé
que ce soit, est interdite sans autorisation préalable. Une
copie par Xérographie, photographie, support magnétique,
électronique ou autre constitue une contrefaçon
passible des peines prévues par la loi du 11 mars 1957 et du 3
juillet 1995, sur la protection des droits d'auteur.
INDEX DES PERSONNAGES
HISTORIQUES
CHARLES
QUINT ( 1500-1558 ) Fils de Philippe le Beau, archiduc
d'Autriche, et de Jeanne la Folle, fille des rois catholiques,
Ferdinand et Isabelle. Héritier en 1516 de la couronne
d'Espagne, il est élu en 1519 à la tête du Saint
Empire romain germanique contre François 1e1 le roi
de France. La rivalité de ces deux souverains entraînera
une longue série de guerres, interrompue à intervalles
plus ou moins longs, par des périodes de trêves ou de
paix. En Allemagne, Charles Quint eut à lutter contre la
Réforme et contre les Turcs du côté de la
Hongrie. Il abdiqua en 1555, laissant la couronne impériale à
son frère Ferdinand, l'Espagne, les colonies américaines,
les Pays-Bas et l'Italie à son fils Philippe II.
CHRISTIAN
II DE SUÈDE ( 1481-1559 ) Surnommé le
Mauvais, roi de Danemark, de Norvège et de Suède. En
1513, il succède à son père sur les trônes
de Danemark et de Norvège. Après plusieurs années
de guerre, il s'empare de Stockholm et prend la couronne de Suède,
mais sa cruauté ( « Bain de sang »
de Stockholm ) provoqua le soulèvement de Gustav Vasa en
1521. Abandonné par l'aristocratie danoise, il se retira en
Allemagne en 1523 et fut pris par son successeur Frédéric
Ier en 1531. Il mourut en captivité.
ÉRASME
( Desiderius Erasmus ). Rotterdam vers 1467 - Bâle
1536. Humaniste hollandais. Études au couvent des Augustins
de Steyn où il fut ordonné prêtre, puis au
collège Montaigu à Paris. Précepteur en
Angleterre, il se lie d'amitié avec Thomas More. Entre
1500-1506 : Les Adages et le Manuel du chevalier
chrétien. Entre 1506-1509, séjour en Italie où
il apprend le grec. Éloge de la folie. Aux Pays-Bas,
conseiller un temps du futur Charles Quint. Ecrit Institutio
principis christiani, un Novum testamentum et les
Colloques. En 1521, s'établit à Bâle.
Essai sur le libre arbitre et De sarcienda Ecclesiae
concordia. A cherché à concilier l'étude des
Anciens et les enseignements de l'Évangile.
FUGGER
Famille de banquiers allemands qui débute avec le tisserand
jean vers 1368. Les Fugger connaissent un essor particulier avec
Jacob Ier Fugger qui étendit son empire commercial
sur toute l'Europe occidentale et centrale. Financier des empereurs
Maximilien et Charles Quint; ce dernier lui doit, entre autres, son
élection et la victoire de Pavie.
FRANÇOIS
Ier ( 1494-1547 ).
LUTHER
MARTIN ( 1483-1546 )
Réformateur religieux allemand. Famille de paysans. En
1505 maître de
philosophie à l'université d'Erfurt. Reçoit la
prêtrise en 1507. En
1517 il afficha sur les
portes du château de Wittenberg ses
95 thèses où il dénonçait, entre
autres choses, la vente des indulgences. Cet acte marqua le début
de la Réforme. En 1520, il
fut excommunié par le pape Léon X dont il brûla
la bulle Exsurge Domine. En
1521, il fut mis au ban de l'Empire et son protecteur Frédéric
de Saxe le cacha dix mois au château de la Wartburg où
il entreprit la traduction en allemand de la Bible. Contre les
prophètes célestes marqua sa rupture avec Thomas
Müntzer et lorsque éclata la révolte des paysans
en 1524, il prit le parti des princes. En 1525, il
épousa une ancienne nonne, Elisabeth von Bora. A partir de
1526, il se consacra à l'organisation de l'Église
réformée et rédigea le Grand et le Petit
Catéchisme.
MÜNTZER
THOMAS ( 1490 ? -
1525 ) Réformateur religieux allemand.
Successivement prédicateur à Zwi-ckau, Wittenberg et
Allstedt avant d'être chassé de chacune de ces villes.
En 1519, il rencontra
Luther, approuva la Réforme mais trouva bientôt la
doctrine de Luther insuffisante. A Mülhausen, en Thuringe, il
prit le pouvoir avec ses disciples, établit un gouvernement
démocratique, noua des relations avec les anabaptistes de
Suisse puis parcourut l'Allemagne méridionale en prêchant
la révolte. Il fut bientôt à la tête d'une
armée de plus de 40.000
paysans mais ses bandes furent écrasées par
l'armée des princes à Frankenhausen en
1525. Reconnu et arrêté, il fut torturé et
décapité cette même année.
PARACELSE
- Philippus
Aureolus Theophrastus Bombastus von Hohenheim - ( 1493
?-1541 ) Médecin et alchimiste suisse.
STURE
Nom d'une famille suédoise qui a joué un rôle
capital dans l'histoire de son pays au XVe et au XVIe
siècle.
STEN
STURE, dit le jeune ( 1493-1520 ) Élu régent
en 1512, il déposa l'archevêque d'Uppsala, Gustav
Trolle, qui appela les Danois à son secours. Il repoussa deux
expéditions danoises ( victoires de Vaedla en 1517 et de
Brannkyrka en 1518 ) mais blessé à Asunden en
1520, il ne put arrêter la marche victorieuse de Christian II
et mourut en regagnant Stockholm.
VASA
Vieille famille suédoise originaire de l'Upland où elle
possédait le domaine de Vasa. Gustav Vasa roi de Suède
( 1496-1560 ). Gustav Eriksson combattit les Danois. Livré
en otage à Christian II en 1518, il réussit à
s'échapper et, après de nombreuses aventures, s'empara
de tout le pays et fut élu roi en 1523. A imposé le
luthéranisme, favorisé le développement
économique de la Suède, réprimé durement
les révoltes paysannes et fait de son royaume une grande
puissance.
ZWINGLI
( 1484-1531 ) Réformateur suisse. Études
d'humaniste à Bâle, Berne et Vienne. Prédicateur
à Zurich, il attaqua le pape, les lois de l'Église
catholique et sa corruption. Il adhéra à la Réforme
mais ses positions diffèrent de celles de Luther. Chef
religieux soutenu par ses paroissiens et le Conseil de Zurich, il
entreprit deux campagnes contre les cantons catholiques. Mortellement
blessé à la deuxième bataille de Cappel, il fut
achevé d'un coup d'épée par un officier ennemi,
et son cadavre fut écartelé et brûlé par
les soldats.
JULES II
( 1443-1513 ), pape de 1503 à 1513. Amoureux des
arts et guerrier. Allié à Louis XII contre Venise en
1508 puis à Venise contre Louis XII dans la Sainte
Ligue où il fit en outre entrer les Suisses, Ferdinand
d'Aragon, Henri VIII d'Angleterre et l'empereur Maximilien.
Réunit le concile du Latran en 1512 et jeta l'interdit sur la
France gouvernée par François Ier.
LÉON
X ( 1475-1521 ), pape
de 1513 à 1521. Jean de Médicis, fils de Laurent
le Magnifique. Éducation humaniste qui en fit un protecteur
des lettres et des arts ( Raphaël, Michel-Ange... ) En
politique, tente comme Jules II de libérer l'Italie et le
domaine pontifical. Au point de vue religieux, met fin en
1517 aux conciles du Latran. Excommunie Luther en 1520 par
la bulle Exsurge Domine que celui-ci brûle à
Wittenberg.
ADRIEN
VI ( 1459-1523 ), pape de 1522 à 1523. Élu
pape en 1522 malgré son origine flamande et son humble
extraction, grâce à l'appui de Charles Quint. Il essaya
sans succès de réformer le Saint-Siège,
d'arrêter en Allemagne les progrès de Luther, de
réconcilier Charles Quint et François Ier et
de les unir dans une expédition commune contre les Turcs. Il
mourut en considérant son accession au pouvoir suprême
comme le plus grand malheur de sa vie.
CLÉMENT
VII ( 1478-1534 ), pape de 1523 à 1534. Jules de
Médicis, fils naturel de Julien de Médicis et neveu de
Laurent le Magnifique. Après le sac de Rome ( 1527 )
il dut couronner Charles Quint empereur. Sous son pontificat, le
luthéranisme progressa considérablement et il vit
naître le schisme anglican après son refus d'approuver
le divorce d'Henri VIII d'Angleterre.
LES GUERRES D'ITALIE
Ensemble des expéditions
et conflits dont l'Italie a été l'enjeu et le plus
souvent le théâtre de 1494 à 1559, dont la
France, d'une part, et l'Empire avec l'Espagne d'autre part, ont été
les acteurs principaux.
1494-1521, première
période qui comprend les différents essais de conquête
par la France du royaume de Naples et du Milanais. Charles VIII et
Louis XII se battent ou s'allient avec le pape Jules II, l'Autriche
et Ferdinand d'Aragon.
Victoire française
à Marignan ( 1515 ) qui donne le Milanais à
François le Ier.
1521-1529, seconde
période qui voit un véritable duel entre François
Ier et Charles Quint.
Le Français ne
peut s'assurer l'alliance d'Henri VIII à l'entrevue du camp du
Drap d'Or ( 1520 ) ni retenir le connétable de
Bourbon. Défaite de Pavie ( 1525 ) où
François Ier est fait prisonnier.
Pillage de Rome en 1527
par le connétable de Bourbon.
En 1529, la trêve
de Cambrai laisse la Bourgogne à François François
Ier et l'Italie à l'empereur.
1536-1559, troisième
période qui se termine par le traité de
Cateau-Cambrésis : la France abandonnait l'Italie qui
passait aux mains des Habsbourg. Fin de l'indépendance de
l'Italie.
LA GUERRE DES PAYSANS
FINLANDE
Au XIIIe
siècle, la Finlande devint un duché suédois dont
l'indépendance et le particularisme se développèrent.
A partir du XIVe siècle, l'assimilation légale
à la Suède était quasi complète. Une
noblesse suédoise formait les cadres du pays tandis que les
villes accueillaient nombre d'Allemands. Le XVIe siècle
vit l'apparition de la Réforme sous le règne de Gustav
Vasa qui fonda Helsinki ( 1550 ) et confisqua les biens
ecclésiastiques.
UNION DE KALMAR
Traité d'union
entre le Danemark, la Suède et la Norvège signé
en 1397 sous l'autorité d'Erik XIII de Poméranie.
Chacun des États gardait ses lois et ses institutions propres
mais était dominé par un même roi et en cas de
guerre étrangère, tous devaient s'allier contre
l'ennemi commun. Cette union dura 125 ans. Plusieurs fois rompue,
elle fut dissoute en 1523 à la suite de la révolution
qui renversa Christian II et apporta au trône de Suède
Gustav Vasa.
LIVRE I
MIKAEL BAST :
KARVAJALKA
J'ai
vu le jour dans une belle et vaste contrée, une contrée
lointaine presque ignorée du monde civilisé, à
laquelle les géographes ont donné le nom de Finlande.
Les gens du Sud imaginent que cette terre nordique est une terre
déserte et inhospitalière, uniquement peuplée de
sauvages vêtus de peaux de bêtes et encore esclaves du
paganisme et de la superstition. Il ne saurait y avoir idée
plus erronée! La Finlande se flatte de posséder deux
grandes cités: à l'est la ville fortifiée de
Viborg, et au sud Turku, ou Åbo, ma ville natale. En ce qui
concerne le paganisme et la superstition, il ne faut point oublier
que la Finlande a vécu durant de longs siècles dans le
sein de l'Église unique et véritable, même si en
ces jours maudits l'on peut avec raison accuser son peuple
d'apostasie. Car le pays, converti à la doctrine de Luther
sous la férule impitoyable de son roi, le cupide Gustav, est
devenu la brebis égarée du troupeau de la Chrétienté
il n'y a guère dès lors à s'étonner que
ses fils soient retombés dans la sauvagerie, l'ignorance et le
péché. Mais ne devrait-on point en rejeter la faute sur
ses mauvais chefs plutôt que sur les malheureux qu'ils
gouvernent?
La
Finlande est loin d'être un pays pauvre. Ses forêts
regorgent de gibier et la pêche au saumon, que l'on pratique
tout au long de ses rivières, rapporte de bons bénéfices.
La bourgeoisie d'Åbo se consacre activement au commerce
maritime et, sur la côte de Bothnie, les chantiers navals sont
florissants. Le bois de construction abonde et Åbo exporte,
outre le poisson salé, les peaux et les bols habilement
travaillés dans le bois, des lingots de fonte en provenance
des mines de la région intérieure des lacs. Le négoce
du poisson séché et des harengs salés en caques
constitue une si riche source de revenus que le pays ne pourra
longtemps se permettre de s'abuser d'une fausse doctrine qui ne tient
aucun compte des jours maigres, dont l'observance rigoureuse, selon
les ordonnances de la sainte Église catholique, est
essentielle à la prospérité d'un grand nombre de
nos pieux citoyens.
Si
je me suis montré aussi bavard au sujet de mon pays natal,
c'est afin que nul n'ignore que je ne suis en rien un barbare.
Lorsque
j'étais âgé de six ou sept ans, vers la fin de
l'été, l'amiral jyllandais Otto Ruud remonta la rivière
pendant la nuit, à l'insu des sentinelles endormies de la
forteresse d'Åbo, et déclencha à l'aube une
attaque surprise sur la cité. Cet affreux événement
eut lieu en l'an de grâce 1509, cinq ans à peine avant
la béatification de saint Hemming; j'ai donc probablement vu
le jour en 1502 ou 1503.
Il
me souvient encore de mon réveil: j'étais couché
entre des draps de fine toile de lin, sous une couverture de
fourrure, et un grand chien me léchait le visage; quand
j'éloignai de moi son museau, l'animal joyeux saisit
délicatement ma menotte dans sa gueule comme pour m'inviter à
entrer dans le jeu. Beaucoup plus tard, j'ai souvenir d'une femme
mince vêtue de gris qui s'approcha de ma couche en m'observant
de ses yeux gris et froids; elle vint ensuite m'apporter une soupe.
Comme je croyais avoir franchi les portes de la mort, grand fut mon
étonnement à constater que cette créature était
dépourvue d'ailes.
- Suis-je
en paradis? demandai-je avec timidité.
Elle
me palpa les mains, la gorge et le front. Sa paume était rêche
comme du bois.
- As-tu
toujours mal à la tête? s'enquit-elle.
Je
portai les mains à mon front et m'avisai qu'il était
bandé
négation, ce mouvement déclencha dans ma nuque une
douleur aiguë.
- Comment
t'appelles-tu? interrogea la femme.
- Mikaël!
répondis-je sur-le-champ.
Je
connaissais bien ce nom que l'on m'avait donné en baptême
en l'honneur du saint archange.
- Qui
est ton père?
Je
ne pus répondre sur le moment, mais finis par dire:
- Mikaël,
le fils du ferblantier. Suis-je au ciel pour de vrai?
- Mange
ta soupe! intima-t-elle sèchement avant d'ajouter: Je vois...
tu es l'enfant de Gertrude, la fille de Mikaël...
Elle
s'assit au bord du lit et d'un geste plein de douceur passa sa main
sur ma nuque endolorie.
- Moi,
je suis Pirjo Matsdotter de la famille Karvajalka1.
Tu es ici chez moi et je te soigne depuis plusieurs jours.
Je
me souvins alors des Jyllandais et de tout ce qui s'était
passé
je perdis tout appétit pour la soupe.
- Êtes-vous
sorcière? demandai-je.
Elle
se leva en se signant.
- Ainsi
voilà ce que l'on raconte derrière mon dos, n'est-ce
pas? dit-elle sur un ton courroucé. Puis, se reprenant, elle
ajouta: Mais non, je ne suis pas sorcière! Je suis une femme
qui guérit les malades et si Dieu et ses saints ne m'eussent
point octroyé ce don de guérir, toi et beaucoup
d'autres encore eussiez péri en ces jours de malheurs!
Bien
que gêné par mon ingratitude, je ne pouvais lui en
demander pardon parce que je savais qu'elle était
véritablement la fameuse sorcière d'Åbo, celle de
la famille des Karvajalka.
- Où
sont les Jyllandais?
Elle
me conta alors qu'ils avaient repris la mer quelques jours
auparavant, emmenant captifs les prêtres, les bourgmestres, les
conseillers et tout ce que la ville comptait de riches citoyens. Åbo
n'était plus que misère: les Jyllandais, qui au cours
des précédents étés avaient acheté
les plus beaux navires de nos bourgeois, venaient à présent
de mettre à sac jusques à notre cathédrale,
s'emparant de ses trésors les plus précieux. J'étais
dans la cabane de Pirjo depuis une longue semaine, grièvement
blessé et en proie à une forte fièvre.
- Mais
comment suis-je arrivé ici? demandai-je encore.
Et,
tandis que je la regardais fixement, j'eus soudain l'impression que
sa tête devenait celle d'un cheval bonasse; cependant je n'en
conçus nulle crainte, car je savais bien que les sorcières
peuvent à leur gré changer de forme. Le chien
s'approcha en remuant la queue et quand il passa un coup de langue
sur ma main, Pirjo reprit son premier aspect. Je n'avais dès
lors plus aucun doute au sujet de sa sorcellerie, mais mon coeur,
je ne saurais dire pourquoi, était pénétré
de confiance en elle.
- Vous
avez une tête de cheval ! dis-je d'une petite voix.
Ces
paroles la touchèrent, car elle avait cette vanité
propre à toutes les femmes même lorsque le charme de
leurs jeunes années s'est enfui depuis bien longtemps. Elle
poursuivit néanmoins son récit. Elle me raconta comment
elle-même avait échappé au massacre en donnant
des soins à un capitaine de navire jyllandais qui, dans sa
hâte du pillage, avait sauté le premier sur le rivage et
s'était foulé la cheville. Trois jours après cet
événement, l'un des envahisseurs m'avait apporté
chez elle, lui payant trois monnaies d'argent pour qu'elle s'occupât
de guérir mes blessures. Sans doute le désir d'expier
ses fautes lui inspira-t-il cet acte charitable; nombre
d'envahisseurs, en effet, éprouvaient quelques remords de
conscience après le pillage de la cathédrale. A la
description qu'elle me fit de cet homme, je reconnus en lui le
meurtrier de mes pauvres grands-parents.
Lorsque
dame Pirjo eut achevé le récit de mon arrivée
dans sa demeure, elle dit en guise de conclusion
- J'ai
ôté le sang de ta chemise et tes braies sont pendues
dans la buanderie. A présent tu peux t'habiller et partir où
bon te semble. Pour moi, j'ai tenu ma parole et les soins que je t'ai
prodigués valent bien davantage que trois malheureux thalers!
Il
n'y avait rien à répondre, aussi je m'habillai et
sortis de la maison. Dame Pirjo ferma la porte, puis s'en fut visiter
les malades et les blessés qui n'avaient pas été
transportés au monastère ou à la maison du
Saint-Esprit parce qu'ils préféraient, s'ils devaient
mourir, rendre l'âme sous leur propre toit. Je m'assis au
soleil sur une marche de l'entrée, mes jambes encore
flageolantes du fait de ma maladie, et restai là à
contempler l'herbe grasse et les plantes étranges que l'été
avait fait croître dans le jardin. Le chien vint se coucher
près de moi et, parce que je ne savais où aller, je
passai mes bras autour de son cou et fondis en larmes amères.
C'est
ainsi que dame Pirjo me trouva lorsqu'elle revint à la nuit
tombée. Elle se contenta d'abaisser sur moi un regard irrité
par-dessus son épaule, avant de pénétrer dans sa
demeure. Peu après, elle m'apporta un quignon de pain.
- On
a déjà jeté dans la fosse commune les parents de
ta défunte mère, en compagnie de tous les malheureux
occis par les Jyllandais. La ville entière est sens dessus
dessous et nul ne sait par où commencer pour que la situation
se rétablisse; cependant les corneilles croassent sur le toit
de ta maison.
Voyant
que je ne comprenais goutte à ses propos, elle m'expliqua:
- Tu
n'as plus de foyer, mon pauvre petit, et tu ne peux avoir droit à
l'héritage puisque ta mère n'avait point de mari. Le
monastère a pris possession de la maison et des terres y
attenant, d'après une promesse verbale faite par Mikaël
Mikaëlsson et son épouse pour le salut de leur âme.
Il
n'y avait là non plus rien à répondre. Plus
tard, dame Pirjo revint encore près de moi et me mit trois
pièces dans la main.
- Prends
ton argent! dit-elle. Qu'il m'en soit tenu compte au jour du Jugement
Dernier! C'est par pure pitié et non par souci de profit que
je t'ai soigné, mon pauvre enfant... bien que peut-être
eût-il mieux valu pour toi être mort! A présent,
va-t'en! Pars d'ici!
Je
la remerciai de ses bontés, donnai une caresse d'adieu au
chien, et serrai les trois monnaies dans le pan de ma chemise. Puis,
à grand-peine, je pris le chemin de ma maison. Tout en
marchant le long du fleuve, je remarquai que l'on avait enfoncé
les portes des riches demeures et dérobé les vitres des
fenêtres de l'hôtel de ville. Personne ne prit garde à
moi, les femmes des bourgeois étant bien trop affairées
à récupérer leurs bêtes affolées
que l'on venait de ramener de leurs cachettes au fond des bois; quant
aux gens du voisinage, ils se trouvaient occupés à
fureter dans les maisons désertes pour sauver tout ce qui
pouvait encore servir avant que cela ne se perde ou ne tombe aux
mains des voleurs.
Il
n'y avait plus rien dans notre cabane lorsque enfin j'en poussai la
porte: envolés rouet, seau, casseroles et cuillères en
bois! Plus le moindre petit morceau de chiffon dans lequel
m'envelopper! Seules, quelques flaques de sang coagulé que le
sol durci n'avait pu absorber! Je m'assis sur le banc de pierre et
sombrai dans un profond sommeil.
J'en
fus tiré tôt le matin par l'arrivée d'un moine
tout de noir vêtu qui cependant ne m'inspira nulle crainte,
tant son visage rond débordait de sympathie. Il me souhaita la
paix du Seigneur, puis me demanda si cette maison m'appartenait. Sur
ma réponse affirmative, il dit :
- Réjouis-toi
donc, parce que le monastère Saint Olaf vient d'adopter cette
résidence, te libérant ainsi de tous les soucis
qu'entraîne la possession de biens matériels. Grâces
en soient rendues à Dieu qui t'a permis de vivre le temps
nécessaire pour voir cet heureux jour! Et sache en outre que
je suis envoyé ici afin de débarrasser cette demeure de
tous les mauvais esprits qui hantent les lieux témoins de
morts violentes.
A
ces mots, il se mit en devoir d'arroser le sol, le foyer, les gonds
des portes et les volets avec de l'eau bénite et du sel qu'il
avait apportés dans des vases, tout en se signant et en
récitant en latin de puissantes conjurations. Ensuite, il vint
s'asseoir à mes côtés sur le banc où
j'avais passé la nuit, et sortit de sa besace du pain, du
fromage et de la viande séchée qu'il m'invita à
partager avec lui, affirmant qu'une petite collation était
toujours bienvenue après si redoutable oraison.
Ce
frugal repas terminé, je lui fis part de mon vif désir
de faire célébrer une messe à l'intention des
âmes de Mikaël Mikaëlsson et de son épouse,
afin de leur épargner les tourments du purgatoire qui, bien le
savais-je, étaient pires que tous ceux que l'on pouvait
endurer ici-bas.
- As-tu
quelque argent? interrogea le bon moine.
Je
dénouai le pan de ma chemise et lui montrai mes trois monnaies
d'argent. Son sourire devint encore plus doux.
- Appelle-moi
Pierre, dit-il en me caressant la tête. Pierre est mon nom bien
que je ne sois point une pierre! N'as-tu rien de plus?
Je
fis non de la tête et vis la tristesse envahir son visage car,
m'expliqua-t-il, une si petite somme ne suffit point à payer
une messe.
- Mais,
ajouta-t-il, si nous pouvions persuader saint Henrick - qui
lui-même a péri de mort violente par la main d'un
meurtrier - si nous pouvions le persuader d'intercéder
pour les âmes de ces bonnes gens, nul doute que le pouvoir de
cette sainte intercession ne soit bien supérieur à la
meilleure des messes!
Je
lui demandai alors comment déposer ma requête auprès
du saint, mais il hocha du chef.
- Ton
humble petite prière suffirait largement pour lui mais... je
crains fort qu'elle ne soit emportée comme fétu de
paille dans le torrent de prières qui déferlent en ces
jours autour de son trône. Néanmoins, si un homme de
prières, un homme véritablement puissant, de ceux qui
ont consacré leur vie entière à la pauvreté,
la chasteté et l'humilité, prenait l'affaire en main,
si, une semaine durant, il priait à chaque heure canonique
pour tes défunts grands-parents, saint Henrick prêterait
certainement l'oreille à sa requête.
- Mais
où pourrais-je trouver un homme de prières aussi
puissant?
- Il
est ici, devant toi! répondit le père Pierre sur un ton
de simple dignité.
Et,
tout en disant ces mots, il s'empara des pièces que je tenais
dans ma main et les fit prestement glisser dans son gousset.
- Je
commencerai les prières dès aujourd'hui à la
sixième et à la neuvième heure, et je
continuerai aux vêpres et aux complies. Hélas! Je suis
loin de jouir d'une santé assez solide pour veiller comme les
autres moines, aussi notre bon prieur me dispense-t-il des offices
nocturnes! Mais tes parents bien-aimés n'en souffriront point:
j'augmenterai d'autant le nombre de prières au cours des
autres heures.
J'étais
loin de saisir tous ses arguments mais il parlait d'une manière
si convaincante que, pas un instant, je ne doutai d'avoir mis mon
affaire entre les meilleures mains du monde. Et c'est pourquoi je le
remerciai en toute humilité. Il retint la porte lorsque nous
quittâmes la maison, fit encore maints signes de croix et me
donna sa bénédiction. Puis nous nous séparâmes
et moi, je m'en retournai vers la cabane de dame Pirjo parce que je
ne connaissais point d'autre endroit.
J'avais
très peur qu'elle ne se mît en colère en me
voyant, car je m'étais aperçu que c'était une
femme pleine de sévérité. Je me cachai donc et
entrai dans l'étable lorsque la pluie se mit à tomber;
les murs étaient couverts de mousse et de touffes d'herbe, des
fleurs avaient poussé sur le toit et l'unique occupant de ces
lieux était un énorme cochon. Je regardai ses épaules
grasses et me pris à envier cet animal qui, lui, avait un toit
sur la tête et le boire et le manger assurés. Je
m'endormis sur la paille et, lorsqu'en ouvrant l'oeil, je sentis
le cochon à côté de moi, je ne fis pas un geste
et restai ainsi, blotti contre lui, me réchauffant à sa
chaleur.
Quand
dame Pirjo vint porter un seau de restes à l'animal, elle se
montra très courroucée de me trouver
- Ne
t'avais-je point dit de t'en aller?
Le
cochon me donna un petit coup de groin amical avant de se lever pour
manger. Son auge était pleine de cosses de petits pois, de
navets coupés en morceaux, de lait et d'avoine. Je demandai
timidement la permission de partager son repas avec l'animal s'il
voulait bien me le permettre. Ce ne fut point la faim qui me poussa à
faire cette demande - j'étais trop triste pour
souffrir de la faim! - mais la soupe du cochon me
paraissait mille fois plus appétissante que tout ce que
j'avais mangé chez nous depuis de longs mois.
- Misérable
sans vergogne! Insinuerais-tu par hasard que j'ai des leçons
de charité à recevoir de mon cochon, sous prétexte
qu'il te réchauffe dans sa bauge et partage sa pâtée
avec toi? Ne t'ai-je point donné trois pièces d'argent?
Même un homme trouverait à se loger et se nourrir
pendant un mois au moins avec une somme pareille! Tu pourrais aussi
te faire héberger une année entière par un
bourgeois ou un compagnon qui te prendrait comme apprenti si tu l'en
priais poliment! Pourquoi n'utilises-tu pas ta fortune?
Je
lui répondis qu'ainsi avais-je fait puisque je l'avais donnée
au père Pierre afin qu'il priât pour délivrer les
âmes de mes grands-parents des tourments du purgatoire. Dame
Pirjo s'assit alors sur le seuil de la porcherie, tenant la gamelle
d'une main et appuyant sur l'autre son grand menton; elle resta un
long moment les yeux fixés sur moi.
- As-tu
perdu la tête?
Je
répondis que je ne le savais mie, personne ne me l'avait dit
jusques ici, mais que depuis que j'avais reçu ma blessure, la
vie en effet me semblait tout à fait bizarre et déconcertante.
Dame
Pirjo hocha la tête.
- Je
pourrais te conduire à la maison du Saint Esprit où
l'on t'admettrait peut-être avec les autres infirmes, les
aveugles ou les convulsionnaires... Je suis bien sûre qu'à
t'écouter parler, ils jugeraient que tu as l'esprit dérangé...
Mais si tu pouvais tenir ta langue et te montrer intelligent,
peut-être alors pourrais-je toucher un mot à ton sujet
aux compagnons de la guilde de Mikaël le ferblantier, et
peut-être arriverais-je à les convaincre d'assurer ton
entretien jusques à ce que tu sois assez grand pour subvenir
toi-même à tes besoins.
Je
la priai de me pardonner ma maladresse, jamais je n'avais eu
l'occasion de m'exprimer avec qui que ce soit. Lorsque Mikaël le
ferblantier parlait, il fallait que j'écoute en silence, et
quand ma grand-mère ouvrait la bouche c'était toujours
pour évoquer les terreurs de l'enfer et les tourments du
purgatoire, sujets sur lesquels mes connaissances étaient si
rudimentaires que j'étais bien incapable de lui donner la
réplique.
- Mais
je connais beaucoup de mots en langue allemande ou en suédois,
et même en latin!
Et,
comme je désirais du plus profond de mon coeur montrer
mon savoir à dame Pirjo, qui était la première
personne à s'adresser à moi avec gentillesse, je me mis
à débiter tous les mots étrangers que j'avais
retenus pour une raison ou pour une autre: des mots glanés
dans les boutiques, à l'église, au cours de réunions
de compagnons ou encore sur le port, comme par exemple: salve,
pater, benedictus, male spiritus, pax vobiscum, haltsmaul, arsch,
donnerwetter, sangdieu et heliga kristus. Quand, à bout de
souffle, je repris haleine, dame Pirjo se bouchait les oreilles avec
les mains. Mais je ne me décourageai point pour autant et
poursuivis mon discours en lui affirmant que je connaissais également
les lettres et pouvais écrire mon nom. Comme elle ne voulait
pas me croire, je pris un bout de bois et traçai de mon mieux
sur le sol MIKAËL. Alors dame Pirjo qui, elle, ne savait pas
lire, me demanda qui m'avait enseigné.
- Personne!
répondis-je, et j'ajoutai que j'étais sûr de
pouvoir apprendre très vite pour peu que quelqu'un me montrât
comment faire.
La
nuit était venue tandis que nous causions et l'ombre se
faisait plus épaisse. Dame Pirjo me conduisit à
l'intérieur de sa demeure, alluma une chandelle, puis se
pencha sur moi et pressa la blessure de ma tête entre ses
doigts rêches. Elle m'expliqua qu'elle m'avait cousu le cuir
chevelu avec du fil et une aiguille mais que la plaie s'était
infectée. Elle allait donc la nettoyer, avant de la bander,
après l'avoir recouverte de toiles d'araignées et de
moisissures. Enfin elle me donna à souper et me permit de
partager sa couche.
C'est
ainsi que ma vie commença chez dame Pirjo. Je me rendais utile
en ramassant pour elle des fientes de coqs noirs, ou des crins de
queue de cheval ou encore de la laine d'encolure de bélier que
je cherchais dans les troupeaux des bourgeois; je repérais les
endroits où poussaient des herbes médicinales et
l'aidais à les cueillir au temps de la nouvelle lune. Mais, ce
qui compte pour moi par-dessus tout, c'est qu'elle demanda au père
Pierre de m'apprendre à lire et à écrire, et
qu'il m'enseigna également l'art de résoudre maintes
questions de calcul domestique à l'aide d'un rosaire.
On
eût dit que ma blessure à la tête avait
complètement transformé ma vie et mon caractère.
Et cette transformation subsista, même après ma
guérison, quand les cheveux eurent caché la cicatrice;
je ne perdis rien de ma vivacité, de ma curiosité ni de
ma rapidité à apprendre, laissant dans l'oubli l'enfant
timoré qui, autrefois, n'osait ouvrir la bouche en présence
d'un inconnu. Il faut dire que dame Pirjo ne porta jamais la main sur
moi et ne chercha à aucun moment de me faire peur; elle me
traitait fort bien, au contraire, et montrait un grand respect devant
mes connaissances. L'étude, qui pour nombre d'enfants n'est
qu'une corvée grosse de coups de fouet et de grincements de
dents, était pour moi un jeu qui ne m'apportait que de la
joie. Plus j'apprenais, plus j'avais soif d'apprendre! Je ne saurais
dire cependant ce qui me fut le plus profitable, des histoires
édifiantes du père Pierre ou de l'enseignement de dame
Pirjo, lorsque, par les claires nuits d'hiver, elle me parlait des
étoiles, ou quand, serrant ma main dans la sienne, elle
m'emmenait par une fraîche soirée d'été
promener dans les bois ou le long des ruisseaux, et m'expliquait
quelles herbes convenaient le mieux pour guérir telle ou telle
maladie. Dame Pirjo était en effet une guérisseuse
réputée et elle vivait en bonne intelligence avec le
clergé et les frères du monastère.
Dans
le commencement, le père Pierre avait pris mon éducation
à la légère, mais, lorsqu'il s'avisa des grands
progrès que j'avais faits au cours d'un seul hiver, bien qu'il
ne vînt à la cabane de dame Pirjo qu'une ou deux fois
par semaine entre ses heures de prière et qu'il y passât
presque tout son temps à boire et à manger, il se mit
en devoir de parler sérieusement avec ma protectrice. Car
mieux valait à son avis me faire entrer au monastère ou
à l'école de la cathédrale dans la classe du
père Martinus, afin que je puisse étudier grammaire,
rhétorique et dialectique selon les règles.
- Au
nom de la Vierge et de tous ses saints! s'exclama-t-il en essuyant
d'un revers de sa manche noire sa bouche dégoulinante de
graisse. Si j'avais un fils comme Mikaël - ce qu'à
Dieu ne plaise! - je l'enverrais sans plus tarder sur les
bancs de l'école, car je suis convaincu que cet enfant fera
plus tard l'orgueil de l'Église. Il peut devenir chanoine ou
même évêque! Songez qu'il connaît déjà
par coeur son Pater Noster et son Ave et qu'il sait compter en
latin jusqu'au chiffre vingt! Je n'en sais guère moi-même
davantage!
A
ces mots, il avala une gorgée de vin dont il loua les qualités
rafraîchissantes et revigorantes.
- Mais
père Pierre, rétorqua dame Pirjo, vous oubliez que
Mikaël est un pauvre orphelin de basse extraction! L'Église
ne prend guère à son service des enfants de
prostituées! Quelle joie pourrait donc lui apporter tout son
savoir si entrer dans les ordres lui demeure interdit?
- A
votre place, j'utiliserais de préférence le mot plus
savant et plus convenable de «bâtard», observa le
père. C'est un mot qui évoque aussitôt à
l'esprit une origine élevée, et ceux qui l'entendront
essaieront de rappeler à leur mémoire les noms de tous
les nobles peigneurs qui ont fait un séjour à Åbo
au cours de ces dernières années. Il est évident
que si vous dites au père Martinus que le garçon n'est
qu'un vulgaire enfant du hasard, il sera sur-le-champ convaincu que
le père de Mikaël était marin ou homme d'armes ou
peut-être encore conducteur de boeufs,
et il vous rira au nez de votre demande!
- Voulez-vous
dire qu'il faudrait que je mente au sujet de sa naissance?
- Trêve
de sottises! coupa-t-il avec dédain. Pro primo, les
traits finement dessinés de l'enfant, sa chevelure soyeuse, la
petitesse de ses mains et de ses pieds, pour ne point mentionner son
intelligence ni ses connaissances ni sa bonne conduite, sont autant
de preuves de son haut lignage. Pro secundo, ce mot, à
quelque classe que l'on appartienne dans la société,
fait référence à la même chose: le fruit
d'un acte coupable, fructus inhonestis et turpis, sans
préjudice de ceux qui l'ont commis.
Je
portai la main à ma tête pour toucher mes cheveux, qui
étaient particulièrement raides; mes mains n'étaient
point douces, pas même propres et, tout confus, je me frottai
la jambe du bout de mon pied sale.
- Croyez-moi,
poursuivit le père d'un ton persuasif, tout en levant sa
chope, croyez-moi, noble et pieuse dame Pirjo, allez voir le magister
Martinus et parlez avec lui! Si par la même occasion vous
pouviez lui apporter une belle pièce d'étoffe, assez
longue pour tailler une tunique par exemple, et si vous en
enveloppiez un bon jambon bien gras tout en faisant discrètement
tinter quelques monnaies d'argent, il prêterait, j'en suis sûr,
une oreille attentive à votre requête, aussi incongrue
qu'elle puisse vous paraître; il faudrait alors que vous
murmuriez délicatement: «L'enfant est un bâtard...»
et vous verriez aussitôt sa curiosité s'éveiller.
Puis montrez-vous inébranlable, dites que vous avez fait le
terrible serment de ne jamais prononcer un seul mot sur cette
affaire, et magister Martinus donnera plus d'attention au cas de
Mikaël qu'à celui des autres élèves
- tandis que le jambon et les thalers parleront en sa
faveur.
Le
discours du père Pierre plongea dame Pirjo dans un abîme
de réflexions, et j'avoue qu'il trouva même un écho
douloureux dans mon propre esprit. Ce soir-là, mon hôtesse
demeura plus longtemps qu'à l'accoutumée le menton
appuyé sur sa rude paume et les yeux fixés sur moi, se
parlant à elle-même. Je crois que le père Pierre
avait réussi à la convaincre que j'étais un
bâtard véritable.
Du
fait que j'en étais le benjamin, ma vie à l'école
de la cathédrale était plus dure que ce qu'elle eût
pu être. Mes condisciples, en effet, pour la plupart des jeunes
gens à la barbe naissante, avaient une conduite honteuse qui
révélait plus grand amour des vanités et
abominations de ce monde que des déclinaisons latines. Le
magister Martinus et ses assistants disposaient pour tout matériel
d'enseignement d'une verge de bouleau ramollie dans de la saumure, et
il m'arriva maintes fois de penser qu'ils faisaient erreur quant à
la partie du corps la plus apte à apprendre. Je dois
reconnaître cependant que les règles de grammaire que
l'on nous a imprimées sur le postérieur restent plus
profondément gravées dans nos mémoires! Plus
nous étudiions, plus nous éprouvions d'attachement à
l'égard de cette lugubre école dont les murs épais
ensevelissaient notre jeunesse. Nous nous promettions avec solennité
les uns aux autres de ne rien épargner à nos
successeurs quand viendrait notre tour, et lorsqu'en construisant nos
propres phrases latines nous sentions les règles
grammaticales, ces règles que nous avions rabâchées,
se presser telles des esclaves au service de notre pensée, en
vérité nos coeurs se gonflaient de bonheur.
La
réunion ecclésiastique la plus importante à
laquelle il me fut donné d'assister ces années-là,
fut la solennelle exhumation des os de saint Hemming. J'étais
alors à l'école depuis quatre ans et allais bientôt
commencer les cours de dialectique en compagnie de quelques
camarades, dont plusieurs auraient eu une belle barbe si les élèves
n'eussent été tenus de se raser.
Je
dois avouer ne m'être guère senti particulièrement
solennel lorsque, après avoir soulevé les dalles de la
cathédrale au moyen de barres de fer, nous nous mîmes en
devoir d'extraire les os sacrés, car une horrible puanteur due
à la corruption envahit l'église malgré les
épais nuages d'encens et d'oliban répandus autour de
nous. Je m'étais récemment distingué en
célébrant en vers le séjour terrestre et les
miracles de l'évêque Hemming, et c'est ce qui m'avait
valu l'insigne honneur de déterrer ses restes. Nous en
trouvâmes en grand nombre et, tout en les lavant et en les
débarrassant de leurs impuretés, nous eûmes
soudain l'impression, au milieu des cantiques que les prêtres
chantaient, d'être emplis d'une force merveilleuse et
réconfortante, un peu comme si nous eussions bu du vin ou reçu
le Saint-Esprit. Nous avions les joues incendiées, les yeux
brillants et, tout à coup, parvint jusques à nous la
fragrance d'un céleste baume; cette impression se fit
particulièrement intense lorsque nous prîmes entre nos
mains le crâne brun où quelques dents cassées
tenaient encore accrochées à la mâchoire. Nous
passions les os un à un à l'évêque Arvid
et aux dignitaires de sa suite qui, après les avoir oints
d'huile sainte, les déposaient dans un sarcophage neuf. D'un
geste brusque et sans réplique, le révérend nous
fit comprendre qu'il y avait suffisamment d'ossements, et j'espère
que l'on ne considérera point comme un péché le
fait que je me sois alors emparé d'une vertèbre et
d'une dent en supplément que je glissai dans ma poche.
Peu
avant le jour de la cérémonie, nous avions été
chargés en vue de la fête d'attraper des colombes et des
pinsons vivants. Si nous avions été prévenus
l'hiver précédent, nous aurions pu préparer des
pièges pour des jaseurs ou des bouvreuils qui auraient été,
à mon avis, plus décoratifs. Hélas! ces oiseaux
ne se chassent point en été.
Dans
la cathédrale, on avait disposé des guirlandes, des
couronnes, des écus, et des scènes de la vie du saint
homme dessinées sur des banderoles éclairées
par-derrière. L'intérieur de la nef était
illuminé par des milliers de cierges et par plus d'une
centaine de lampes. Tout d'abord on souleva les dalles, puis on
déposa dans un reliquaire doré les os sacrés
enveloppés dans des étoffes précieuses. Tandis
qu'une procession solennelle transportait les reliques tout autour de
la nef, devant les fidèles à genoux, les enfants dont
je faisais partie jetaient des poignées d'étoupe
enflammée remplies de poudre à travers un trou de la
voûte. Les fidèles, croyant à un incendie,
poussèrent à ce moment sacré des cris de
terreur; je me suis d'ailleurs souvent demandé, depuis,
comment le feu n'avait point pris à l'édifice tout
entier quand ses combles en étaient si sales et ses poutres si
sèches et que les corneilles ne cessaient de voleter en
croassant au-dessus de nos têtes.
Ensuite,
nous lâchâmes un à un les pinsons et les colombes,
qui tournoyèrent en volant sous le toit, tandis que nous
jetions des fleurs et du pain consacré sur les ouailles afin
de les inciter à se montrer généreuses. Du
reste, les offrandes recueillies remboursèrent largement la
cathédrale des frais engagés à l'occasion de
cette fête, si bien que l'on put dire que saint Hemming avait
payé son passage avec libéralité. A vrai dire,
tout le monde se retira satisfait et dame Pirjo elle-même
reconnut de bonne grâce avoir reçu, en échange de
son argent, son content de beauté et d'édification
spirituelle. On vit un vieil infirme jeter ses béquilles après
avoir baisé le reliquaire et, les jambes guéries,
partir en courant; une pensionnaire de la maison du Saint-Esprit,
muette depuis de longues années, recouvra la parole;
toutefois, comme elle se révéla par la suite
singulièrement bavarde, certains considérèrent
cet événement plutôt comme une disgrâce que
comme une bénédiction.
J'ai
fait ce récit afin que l'on sache que mes années
d'école ne furent point seulement lourdes d'angoisse et de
terreurs, mais qu'elles me donnèrent également
l'occasion de vivre certaines expériences spirituelles de la
plus haute élévation.
Du
fait de mon jeune âge et grâce à la bonté
de dame Pirjo, je n'avais point à gaspiller mes jours de
vacances comme les autres écoliers, obligés de
vagabonder de paroisse en paroisse afin de mendier leur pain et
l'argent nécessaire à leurs études. Ma
protectrice m'assurait le gîte et le couvert, le feu et la
lumière, et alla même jusqu'à m'acheter un livre,
si bien que je fus le premier étudiant de dialectique à
en posséder. Elle me donna la permission d'écrire sur
la page de garde: MIKAËL BAST: KARVAJALKA, et la date A. D.
MDXV. J'ajoutai en dessous une énergique malédiction en
latin à l'intention de celui qui volerait mon livre ou le
vendrait à mon insu. Dame Pirjo l'avait obtenu bon marché,
et les noms inscrits sur la couverture ainsi que l'usure des pages
prouvaient nettement qu'il était passé en de nombreuses
mains; cependant, ce volume constitua durant des années mon
trésor le plus précieux! Il avait pour titre Ars
Moriendi, ce qui signifie l' «Art de Mourir»
monde, dès lors, comprendra la nature de cet ouvrage encore lu
de nos jours et qui sans doute ne cessera de l'être, car il
constitue un guide précieux pour franchir les portes de la
mort et pour la vie future.
Je
n'arrivai pas à saisir la raison qui poussait dame Pirjo à
me témoigner une si grande bienveillance et à se lancer
dans des frais pareils en mon honneur - bien qu'à
vrai dire cette question ne vînt jamais troubler mon esprit et
que j'acceptasse tout, aussi naturellement qu'elle-même me le
donnait. Peut-être se comportait-elle ainsi à mon égard
parce que, vivant en marge de la société en raison de
sa famille et de son activité secrète, elle avait fini
par se lasser de la seule compagnie de son chien et de son porc.
Tout
au long des vacances, elle m'emmenait avec elle et m'enseignait
maintes choses utiles; de mon côté, il m'arrivait de lui
lire certains passages de mon livre en les lui expliquant: elle
disait alors que les idées contenues dans cet ouvrage, bien
que parfaitement évidentes à toute personne douée
de bon sens, paraissaient bien plus saisissantes exprimées en
latin.
Au
printemps, à l'époque où l'on mène les
troupeaux au pâturage, les personnes prudentes accouraient
toutes chez dame Pirjo, après que le père Pierre, pour
sa part, avait fait ce qui était en son pouvoir pour assurer
aux bêtes une bonne santé. Nul n'ignorait, en effet, que
si ma mère adoptive manquait à jeter son bon oeil
sur les animaux, les vaches maigriraient, les veaux viendraient
mort-nés, les agneaux se rompraient les pattes et les chevaux
iraient s'égarer dans les marais: bien assez de témoins
dignes de foi pouvaient le confirmer! Et donc dame Pirjo recevait une
sorte de taxe pour le bien-être des troupeaux appartenant aux
familles aisées.
Parmi
les visiteurs qui avaient accoutumé de venir à la
maison, mon attention fut très vite attirée par maître
Laurentius auquel, par les glaciales soirées d'hiver, elle
offrait du vin chaud épicé. Il portait parfois des
provisions dans un sac de cuir tout taché, mais je ne parvins
jamais à voir ce qu'il y avait d'autre à l'intérieur.
Sa veste de cuir était pleine d'éclaboussures et il
arborait un air mélancolique qui ne le quittait jamais. Dame
Pirjo l'appelait «maître» et je ne me préoccupais
guère de savoir en quel art, jusques au jour où je le
vis à l'oeuvre pour la première fois. Il ne se
présentait jamais avant le crépuscule, se retirait à
la nuit déjà noire et je ne le rencontrai pas une seule
fois en ville bien qu'il fût sans doute, à en juger par
la cordiale estime que dame Pirjo lui manifestait, un des citoyens
les plus distingués d'Åbo.
Leur
amitié était si vive que j'en vins à considérer
maître Laurentius comme un soupirant fidèle n'ayant
point encore perdu espoir, malgré les déclarations
maintes fois réitérées par dame Pirjo de rester
célibataire jusques à la fin de ses jours, et je voyais
dans le fait qu'elle lui servît le vin en une coupe d'argent,
un signe des plus sûrs. Personnellement, je n'avais rien contre
lui car il se montrait toujours fort amical et je le jugeais un homme
solide, plein de sérieux, aimant à deviser au sujet de
la mort et à écouter les conseils que mon livre donnait
pour se préparer à abandonner le monde d'ici-bas.
Un
matin de printemps, au temps où les bouleaux bourgeonnent et
la campagne reverdit, le magister Martinus nous donna congé
afin de nous permettre d'assister à la pendaison de deux
pirates récemment capturés; sans doute jugeait-il ce
spectacle édifiant hautement profitable pour de jeunes
cervelles. La nuit, maître Laurentius vint chez nous et, comme
de coutume, dame Pirjo lui offrit le vin dans sa coupe d'argent.
J'avais déjà eu l'occasion de le saluer après
l'exécution - sous les yeux ahuris de mes
compagnons - et en me revoyant à présent, il
se frottait les mains d'un air embarrassé tout en évitant
mon regard.
Timidement,
je lui dis que jamais je n'aurais imaginé que la vie puisse
quitter le corps d'un homme avec autant de rapidité et de
facilité. Il crut que je lui faisais compliment de sa
compétence, et me répondit:
- Tu
es un brave garçon, Mikaël! Tu ne ressembles guère
aux jeunes de ton âge qui, dès qu'ils me voient,
s'enfuient à toutes jambes pour se cacher et me jeter des
pierres! D'ailleurs, à cet égard, leurs parents ne
valent guère mieux! Quand je rentre dans la taverne,
l'atmosphère change aussitôt et je dois m'asseoir tout
seul à une table. La vie d'un bourreau est une vie solitaire
et, de coutume, cet office se transmet de père en fils comme
dans ma famille. Dis-moi franchement, Mikaël, as-tu peur de me
toucher?
Et
il me tendit la main. Je la pris sans crainte et la gardai serrée
quelques instants en le regardant dans les yeux.
- Tu
es un brave garçon, Mikaël! répéta-t-il
avec un profond soupir. Si tu ne réussissais aussi brillamment
à l'école, je te prendrais bien comme apprenti car je
n'ai pas de fils. Le bourreau exerce le métier le plus
important du monde. Devant lui, princes et rois doivent plier le
genou. Sans lui, les juges sont impuissants et leurs sentences
demeurent lettre morte. Aussi gagne-t-il bien sa vie, et comme
l'humaine nature est incorrigible et le crime éternel, un
exécuteur de justice, même en temps de paix, a
l'assurance de vivre correctement. Et au cours d'époques
troublées, on a vu nombre de bourreaux faire fortune: l'art de
la politique est pour nous une véritable bénédiction!
Il
but une gorgée de vin puis garda le silence, comme honteux
d'avoir été si bavard, mais je le priai de me parler
encore et, après avoir demandé la permission à
dame Pirjo, il reprit:
- Un
bourreau chevronné doit savoir, avant tout, gagner la
confiance de ses clients. Son travail, dès qu'il s'agit de ces
derniers, est tout à fait comparable à celui du prêtre
ou du médecin. Tu as pu voir aujourd'hui avec quelle fermeté
mes deux amis ont de leur plein gré monté les marches.
Quand on doit traîner un client par force, ou qu'il crie et
hurle devant la foule pour obtenir miséricorde ou clamer son
innocence, la faute en incombe à l'exécuteur. Le grand
art consiste à amener son client à affronter la mort en
sage, rempli d'humilité chrétienne et convaincu que la
vie n'est que vanité et qu'une mort rapide et indolore est le
plus beau cadeau que le monde puisse lui offrir.
Un
silence s'installa entre nous avant que je ne me risque à
exprimer les sombres pensées qui s'étaient agitées
dans ma tête tandis que je contemplais les pieds des deux
malheureux suppliciés dansant leur ultime danse sur la
potence.
- Maître
Laurentius, j'ai vu un homme mourir de vos mains expertes d'une
manière si rapide et si calme que je commence à me
demander si, en fin de compte, il existe quelque chose au-delà
de la mort.
Il
se signa avec dévotion avant de me répondre:
- Ce
sont là paroles impies que je ne veux point entendre! Qui
suis-je donc, pauvre de moi, pour chercher des preuves de ce qui ne
peut être prouvé?
Mais
sa voix manquait de conviction et quand je l'eus à nouveau
supplié de me donner une réponse, il dit:
- Tu
as deviné juste, Mikaël! Moi qui suis un serviteur de la
mort, j'ai agité bien souvent ces questions dans ma tête
et j'en suis arrivé à tel point que je ne parle plus à
mes clients ni de félicité ni de vie éternelle!
Je laisse tout ce fatras aux prêtres! Lorsqu'un homme terrorisé
à l'idée de la damnation me supplie, l'âme en
peine, de lui dire ce que je sais de la mort, je l'invite à
s'imaginer qu'après une nuit glacée d'hiver, une nuit
où il aurait marché et marché dans les ténèbres,
il arrive dans une maison chauffée et va enfin pouvoir se
reposer sur une couche moelleuse; il va pouvoir dormir d'un
profond sommeil sans craindre qu'un coup frappé à la
porte ne vienne le réveiller, ni que nul ne le mande à
nouveau dans les froides ténèbres de la nuit. Telle est
ma réponse! Et si c'est là un grand péché,
qu'il me soit pardonné en récompense de la paix qu'il a
apportée à tant d'hommes dont la foi était
vacillante!
Je
savais maître Laurentius dans l'erreur et n'ignorais point
qu'il exprimait là, quoique de manière ingénue,
une véritable hérésie, mais en dépit de
tout, sa chimère m'apporta une particulière
consolation; souvent ma mère se présentait à
moi, et en mon coeur je souffrais pour elle... Alors mon âme
puisa un grand réconfort à l'idée qu'en se
jetant à l'eau, en se tuant, elle s'était libérée
à jamais de la honte de sa vie humiliée, pour tomber
dans un sommeil sans fin d'où nul ne pourrait la réveiller.
De
pareilles. réflexions marquaient bien la fin de mon innocence
d'enfant, et annonçaient que le démon travaillait déjà
à préparer les pièges qui me mèneraient à
ma perte. Ma voix elle-même, qui avait commencé à
muer, m'écartait à présent de ma place dans le
choeur, et les changements qui s'opéraient en mon corps
faisaient l'unique objet de mes préoccupations.
Une
nuit de samedi, dame Pirjo m'examina avec attention après
m'avoir lavé dans la maison des bains, et, de retour à
la maison, s'adressa à moi avec gravité.
- Mikaël,
me dit-elle, il vaut mieux désormais que tu te laves les
cheveux et le dos, toi-même, et il n'est plus convenable que tu
partages ma couche, car cela pourrait t'induire en tentation. Tu vas
donc avoir un lit pour toi seul et en outre, il te faudra dorénavant
porter des vêtements d'homme, d'homme que tu ne tarderas pas à
devenir.
Ces
mots emplirent mon âme de tristesse, mais je savais qu'elle
avait raison, comme je savais aussi pourquoi, durant les nuits de
printemps, elle soupirait parfois si profondément en dormant.
Il
m'était déjà arrivé de réfléchir
sur les relations entre homme et femme et je ne conservais plus aucun
doute à ce sujet; à l'école, mes grossiers
compagnons n'avaient point l'habitude de mâcher leurs mots et
le rouge de la honte me montait au front à les écouter
vanter leurs exploits. Si je m'étais fait une haute idée
de l'amour, je ne ressentis plus le moindre désir de le
chercher quand je découvris à quel point de bestialité
et de bassesse son côté physique se trouve réduit.
Et
cependant mon esprit était plein de pensées
troublantes! Quand les nuits devenaient plus courtes et plus claires
et que je cherchais en vain le sommeil sur ma couche, j'allais me
promener aux alentours de la cité, respirant le parfum des
groseilliers, l'oreille attentive au hululement du hibou et aux cris
des canards dans les roseaux. Je désirais ardemment un ami
véritable mais ne trouvais personne, parmi mes condisciples, à
qui confier mes pensées intimes. C'est la raison pour laquelle
le père Pierre devint mon confident; la confession dès
lors prit une grande place dans ma vie, même si mes questions
angoissées ne recevaient pas toujours une réponse.
Certes,
le père Pierre n'était point sans défauts, mais
il les tempérait avec une humilité toute chrétienne
et possédait surtout une grande sagesse. Un jour, dame Pirjo
m'appela, après avoir tenu une longue conversation avec lui.
- Tu
m'as souvent demandé la permission de courir le pays pendant
les vacances à l'instar des autres jeunes gens, me dit-elle.
Mais en ces temps d'impiété, tu n'en retirerais que
blessures dans ton corps et dans ton esprit. Comme il est temps,
toutefois, que tu commences à participer aux frais de ton
entretien, le père Pierre et moi-même avons décidé
que tu irais, durant ces longues vacances, travailler chez un
fabricant de canons allemand qui vient d'arriver dans cette ville.
«Il
recherche un assistant sérieux et honnête qui sache
lire, pour l'aider à moudre la poudre et à bouillir le
salpêtre.
A
ce point de son discours, elle fondit en larmes.
- Ce
n'est point que je le souhaite, non, je préférerais
toujours te protéger dans ma main comme un petit oiseau, mais
le père Pierre pense qu'il n'est plus séant de
continuer à vivre seul ainsi avec une femme sans mari, loin de
la compagnie et de l'enseignement des hommes. Mais reste, je t'en
prie, à l'écart de la fabrication de la poudre et fais
bien attention! Tu viendras à la maison chaque samedi et je te
donnerai des provisions... Je t'assure que je ne t'aurais jamais
permis d'étudier un métier aussi dangereux si ce
maître, dont le nom m'écorche la langue, n'avait promis
de bien te payer. Et puis, le père Pierre pense qu'il ne faut
pas élever un garçon de ton âge dans du coton!
Maître
Schwarzschwanz avait embarqué cette année en Allemagne
dès que la navigation avait repris pour venir se mettre au
service du gouverneur du château. Il avait signé un
contrat rempli de clauses portant sur la fonte des canons, le
perfectionnement de la fabrication de la poudre et l'installation de
chaudières pour le traitement du salpêtre. Plus d'un à
Åbo crut voir dans la venue de cet homme le présage
d'une prochaine époque de troubles. Maître
Schwarzschwanz, dont les yeux noirs brillaient au milieu d'un visage
au teint basané, était un homme de petite taille avec
de larges épaules. Il aboyait littéralement ses ordres,
comme si ses coups de gueule devaient aider les garçons de la
fabrique à le comprendre plus facilement. Quand il se fut
assuré que je connaissais sa langue et savais écrire,
il renvoya l'ivrogne qu'il avait jusqu'alors, faute de mieux, employé
comme commis et m'ouvrit son coeur. Il couvrait d'injures le
gouverneur et le bourgmestre et vouait toute cette nation stupide aux
pires flammes de l'enfer pour l'avoir attiré par de fausses
promesses. Il arrachait son bonnet, le jetait par terre et le foulait
aux pieds pour donner plus de poids à ses vociférations.
Je n'avais jamais vu un homme si terrible. Bouche bée, je le
contemplais et, les yeux hors de la tête, tâchais avec
application de fixer dans ma mémoire les extraordinaires
jurements et malédictions dont le grand voyageur qu'il était
possédait un répertoire inépuisable.
J'avais
craint qu'il ne fût un maître d'une extrême dureté,
mais lorsqu'il se rendit compte que j'étais un employé
ponctuel et digne de confiance, il se montra plus bienveillant et me
traita avec amabilité, sans jamais crier après moi,
même si j'avais commis quelque erreur. Il vit que je faisais de
mon mieux pour le satisfaire et alla même jusques à
reconnaître que j'apprenais rapidement les rudiments de son
art.
La
vieille fabrique se trouvait à une certaine distance de la
cité, au bord de la rivière dont l'eau nous était
nécessaire à la fois pour humidifier la poudre et pour
éteindre le feu en cas d'explosion. Maître
Schwarzschwanz, fort d'une prudence acquise au cours de sa longue
expérience, moulait séparément le soufre, le
salpêtre et le charbon entre des disques de bois. Nous n'avions
pas à préparer nous-mêmes le charbon, que nous
pouvions acheter à d'habiles artisans; ils en fabriquaient de
si bonne qualité que mon maître affirmait n'en avoir
jamais eu de meilleur; il préférait le charbon de
bouleau qui donne une telle puissance à la poudre qu'il suffit
ensuite de mélanger une très faible quantité de
salpêtre et de soufre, matières toutes deux fort
onéreuses.
En
ce temps-là, maître Schwarzschwanz cherchait à
définir les proportions exactes des divers ingrédients
et ne s'en tenait point aux évaluations habituelles pour
utiliser le charbon. Pour mesurer, il se servait d'une baguette munie
d'un fil à plomb mobile sous lequel il faisait brûler
des mélanges de poudre de poids égal, observant la
hauteur à laquelle il était rejeté par
l'explosion. J'étais chargé de noter les différentes
proportions et leurs résultats, jusques à ce qu'il pût
déterminer les plus efficaces.
Après
plusieurs jours d'essais, un vent propice se mit à souffler
avec constance de l'ouest. Nous mélangeâmes alors les
quantités requises de soufre, salpêtre et charbon dans
un cylindre tournant que mon maître relia ensuite au moulin,
avant de recommander à l'assistant de le faire tourner
régulièrement. Se signant enfin avec dévotion,
il me dit:
- Partons,
Mikaël!
Tandis
que nous nous promenions dans les prés fleuris sans jamais
quitter des yeux la fabrique, il m'expliqua que la plupart des
experts avaient un vent de prédilection pour faire le mélange
de la poudre; les uns prétendaient que celui du nord donnait
de la force, les autres préféraient le vent du sud, et
il y en avait pour choisir celui du sud-est.
- Superstition
à peine bonne à impressionner les novices en la
matière! Jamais des compagnons chevronnés ne s'y feront
prendre! Tant que le moulin tourne avec régularité,
qu'il ne chauffe pas, que ses crapaudines sont abondamment graissées
et qu'il n'y a nul risque d'étincelles, le vent peut bien
souffler d'où il veut!
Quand
le maître jugea d'après la hauteur du soleil que le
temps nécessaire s'était écoulé, il hurla
à l'assistant de fixer les ailes qui cessèrent à
l'instant de tourner; nous allâmes alors inspecter le mélange.
Le maître en prit une poignée, la sentit, la goûta,
et se déclara satisfait. A l'aide de pelles en bois, les
ouvriers étendirent la poudre sur des planches lisses pour
l'humecter, la presser et la passer au crible. Maître
Schwarzschwanz n'utilisait que de l'eau pour humidifier la poudre,
bien que le château lui eût fait tenir à cette fin
plusieurs gallons d'une coûteuse eau-de-vie.
- L'eau-de-vie
a son utilité par temps humide, ou en hiver, ou encore quand
on doit utiliser la poudre tout de suite parce qu'elle s'évapore
nettement plus vite que l'eau, me confia-t-il. Mais ça, c'est
un secret du métier. Pour chaque cent cinquante litrons de
poudre, j'exige du château deux litrons d'eau-de-vie et le
gouverneur, que le diable l'emporte, n'a pas à savoir l'usage
que j'en fais!
Tout
en parlant, il fabriquait avec la poudre des sortes de fines galettes
et enseignait aux apprentis comment les passer au crible: il faut que
les grains aient un certain calibre, les plus petits ne pouvant
servir qu'aux armes de faible portée. Puis il ordonna de
mettre la poudre à sécher sur des planches inclinées
bien exposées au soleil et à l'abri du vent. Enfin, on
la versa dans de petits barils dont on enfonçait le couvercle
à coups de massue de bois. Il était rigoureusement
interdit aux poudriers de porter sur eux le moindre objet de métal
et ils devaient chausser des sandales de cuir souple ou d'écorce
de bouleau.
La
poudre à canon fut alors soumise aux vérifications
coutumières, et les artilleurs grisonnants du château
reconnurent sa qualité exceptionnelle: elle n'avait pas une
once de poussière, sa granulation était parfaite. On
procéda ensuite aux exercices pratiques en présence du
gouverneur, et mon bon maître démontra qu'il suffisait
de tirer trois coups d'un canon royal pour couler une chaloupe dans
la rivière. En fait, il dut se contenter de tirer une cible à
terre située à une distance équivalente, car les
boulets de canon revenaient à un tel prix que l'on devait les
récupérer pour les réutiliser après
l'exercice. Un seul incident vint troubler ces manoeuvres: au
moment où nous nous servîmes de la bombarde, un boulet
de pierre aussi gros qu'un tonneau alla frapper contre un rocher et
éclata malgré son cerclage de fer.
- Seul
un pays retardataire comme celui-ci utilise encore des boulets de
pierre, proféra mon maître d'une voix pleine de mépris.
Un boulet de canon digne de ce nom est lisse et parfaitement rond, ce
que l'on ne peut obtenir que par la fonte, la fonte qui les rend
moins onéreux et plus finis. Ce n'est qu'en les fondant qu'on
obtient des boulets tous du même calibre et du même
poids! Mais, personnellement, je ne suis point versé en cet
art qui reste l'apanage des artisans fondeurs, et il nous faudra donc
continuer à forger nos projectiles.
Le
gouverneur, qui habituellement écoutait sans broncher les
propos de l'Allemand, répliqua cette fois d'un ton indigné:
- La
pierre a été assez bonne pour nos pères et les
pères de nos pères! Nous ne sommes pas un pays riche et
sans doute Dieu a-t-il voulu remplacer le métal par la pierre
et une main-d'oeuvre bon marché!
Après
le départ du gouverneur, maître Schwarzschwanz jeta son
bonnet par terre, le foula aux pieds et blasphéma au point de
tirer quelques sourires entendus des artilleurs les plus endurcis.
- Par
la sangdieu! finit-il par dire après s'être un peu
calmé. Je ne suis pas d'accord avec le gouverneur qui veut que
je lui fasse des canons de fer! Mais pour fabriquer des canons de
bronze, il me faudrait du cuivre et de l'étain et j'ai bien
peur que ni lui ni le pays tout entier ne soient capables de m'en
fournir! Sache pourtant qu'une nation qui ne peut réunir ces
matériaux, alors que ses clochers sont pleins de cloches et
les armoires de ses bourgeois pleines de vaisselle, n'a plus qu'à
disparaître!
Redevenu
sérieux, il m'avoua, tandis que nous cheminions ensemble pour
regagner notre logis, qu'il devait réellement faire face à
une grande difficulté
canons de fer parce que, même fissuré, il continue à
servir; le bronze est en effet un alliage résistant qui ne
risque jamais de voler en mille éclats.
- Seuls
les imbéciles ou les fous se contentent de canons de fer!
renchérit-il. Les artilleurs aguerris n'en veulent à
aucun prix! Mais je me trouve personnellement devant un grave
dilemme: d'une part, je me suis engagé à fournir une
artillerie à la forteresse, d'autre part, je ne sais fondre
que le bronze, pas le fer! De toute façon je me refuse à
prendre la responsabilité des blessures et de la mort
d'innocents obligés de servir des pièces de fer!
Je
lui rappelai que l'on trouvait en Finlande de très habiles
forgerons qu'il pourrait initier à l'art de fabriquer des
canons. Il objecta, en se grattant l'oreille, que même s'il
avait assisté à ladite fabrication, il lui serait
difficile de l'expliquer à un autre. Il paraissait vraiment
plongé dans une grande perplexité, mais, quand il eut
bu une ou deux chopes de bière, il reprit courage et se mit à
penser à la possibilité de louer une forge et les
services d'un maître forgeron qui enseignerait aux autres, au
fur et à mesure qu'il apprendrait lui-même les nouvelles
méthodes.
J'ai
tenu à raconter en détail ces événements
parce qu'ils ont été plus tard à l'origine d'un
incident qui devait, dans une large mesure, influencer le cours de
mon existence.
Tandis
que maître Schwarzschwanz était tout à
l'installation de la forge, mes vacances prirent fin et je me vis
dans l'obligation de retourner à l'école. Mais j'avais
pris l'habitude de l'indépendance, et même les
subtilités de la dialectique me parurent dès lors avoir
un goût de renfermé. Le magister Martinus me jugea
suffisamment avancé pour me confier un poste d'assistant; ma
tâche consistait à inculquer les rudiments de grammaire
latine aux nouveaux élèves; ainsi le magister se
comportait-il exactement comme un maître compagnon qui délègue
à ses apprentis le travail rébarbatif et se réserve
de le peaufiner au dernier moment. Il ne venait plus que le matin, à
midi et le soir, et distribuait avec impartialité les
châtiments à tous les élèves, du plus
jeune au plus âgé. Je m'efforçais pour ma part de
les consoler, leur disais avoir subi les mêmes épreuves,
et leur expliquais que si le bain chaud de la science brûlait
leur peau au sens propre du mot, il apportait aussi en récompense
maintes connaissances et de bons emplois; j'ajoutais que la graisse
d'ours était en tout cas, de tous les onguents, le consolateur
le plus efficace.
Le
magister Martinus me dissuada d'étudier le bréviaire
puisque ma naissance ne me permettrait jamais d'entrer dans les
ordres. Je remplis désormais avec amertume mes fonctions
d'assistant bénévole, qui me rappelaient sans cesse que
jamais je ne troquerais mes braies mal ajustées pour la toge
de l'étudiant. Les fruits défendus sont toujours les
plus doux et je ne pouvais concevoir plus grande joie que celle
d'être admis dans l'ordre sacré de la prêtrise au
sein de notre mère l'Église.
Un
jour que, plongé dans une réflexion de ce genre, je
déambulais dans la rue sans souci de ce qui m'entourait, je
fus brusquement tiré de mes pensées par un terrible
mugissement et des cris aigus de détresse qui me firent
sursauter. Des gens qui fuyaient, en proie à la panique, me
bousculèrent et je tombai par terre. J'eus à peine le
temps de me relever quand je vis fondre sur moi, tel un éclair,
un taureau furieux qui me saisit entre ses cornes et, d'un mouvement
brusque de sa nuque puissante, me projeta en l'air à hauteur
des toits. Retombé au sol, j'aperçus un morceau de mes
culottes accroché au bout d'une corne de l'animal; la corde
qui l'avait attaché pendait à son cou, la bande
d'étoffe qui avait servi à l'aveugler était en
pièces, il soufflait et beuglait en soulevant la poussière
devant lui et grattait la terre en menaçant de m'encorner à
la place même où j'étais tombé. Je crus ma
dernière heure arrivée! La terreur me paralysait à
tel point que je ne sentais aucune douleur ni n'étais capable
de bégayer la plus petite prière pour sauver mon âme.
Ce fut alors qu'un robuste paysan se planta devant le taureau, le
prit calmement par les cornes et le renversa à terre. Puis,
tournant le dos à la bête qui lançait des ruades
et des beuglements encore plus rageurs, il me demanda:
- Es-tu
blessé?
Alors
seulement je pris conscience de mon mal. Tout mon corps fut saisi
d'un tremblement, et une prière d'action de grâces pour
avoir conservé la vie me monta aux lèvres. Pendant ce
temps, d'autres personnes entouraient l'animal, lui liaient les
pattes et rajustaient son bandeau sur les yeux; le valet qui le
menait chez le boucher ne cessait de répéter que son
taureau était la bête la plus tranquille et pacifique
que l'on ait jamais vue et que je devais sûrement l'avoir
excité
de violence qu'il se déboîta l'épaule, mettant
ainsi brusquement fin à sa litanie de stupidités; en
échange, il commença à se lamenter, disant que
la cité d'Åbo était possédée du
démon et que jamais, au grand jamais, il n'aurait dû
amener son brave taureau dans pareil endroit.
Je
regardai avec intérêt mon sauveteur qu'il me fallait à
présent remercier pour son intervention. Il avait une bonne
tête de plus que moi et des yeux gris quelque peu somnolents,
me sembla-t-il. Il portait des sandales et un havresac d'écorce
de bouleau et, à en juger par sa vêture en loques, ne
devait pas rouler sur l'or.
- Tu
es assez fort pour renverser un taureau à mains nues et je
dois te remercier pour m'avoir sauvé d'une mort certaine!
- Ce
n'est rien! répondit-il avec gêne.
Je
sentis le sang couler le long de ma poitrine et une douleur aiguë
me laboura les côtes. Un étourdissement m'obligea à
prendre appui contre le mur.
- Où
vas-tu? lui demandai-je.
- Où
le vent me pousse! rétorqua-t-il comme s'il trouvait ma
question indiscrète et superflue.
Sans
me décourager pour autant, je le priai de m'accompagner chez
dame Pirjo, car mes jambes pouvaient à peine me porter.
Au
moment où j'étais à terre sous le mufle du
taureau écumant, il n'y avait guère, j'aurais
allégrement fait don à l'Église de tout ce que
je possédais si quelqu'un venait à mon secours. A
présent, je me félicitais de la violence du coup qui
m'avait étourdi avant de me laisser le temps de prononcer le
moindre voeu imprudent. Et tandis que d'un pas mal assuré,
je me dirigeais vers la maison, aidé par ce jeune paysan, et
suivi d'un petit groupe effrayé et rempli de compassion, je me
proposais d'offrir à mon sauveur mon poignard au fourreau
monté en argent et les thalers que j'avais économisés
sur mes gages de l'été. Mais arrivé à la
cabane de dame Pirjo, je me gourmandais déjà moi-même
pour pareille extravagance et pensais que trois monnaies d'argent
suffiraient amplement à récompenser un garçon
qui n'avait eu que très rarement l'occasion de tenir dans sa
main une vraie pièce, si tant est même qui l'eût
jamais eue!
Dame
Pirjo versa de douloureuses larmes en voyant l'état lamentable
dans lequel je me trouvais et en apprenant ce qui était
arrivé. Elle me dévêtit comme si j'étais
redevenu un petit enfant et me frictionna avec ses onguents. Un
examen approfondi lui révéla que j'avais deux côtes
cassées; elle me banda alors la poitrine, si étroitement
que je ne respirais qu'à grand peine, et m'allongea elle-même
dans sa propre couche. Pendant ce temps, le paysan, confortablement
installé sur le seuil, mâchonnait un quignon de pain dur
et un morceau de mouton salé qu'il avait tirés de son
havresac. Les enfants, venus à notre suite, restaient serrés
en groupe, à le contempler, les doigts dans le nez et se
frottant la jambe du bout du pied. Dame Pirjo les chassa avant
d'inviter mon sauveteur à entrer.
- Quel
est ton nom? Le nom de ton père? D'où viens-tu? Que
fais-tu? Où vas-tu? Qu'est-ce qui t'a incité à
te porter au secours de Michaël? demanda-t-elle.
Le
jeune homme avait, semblait-il, un esprit plutôt lent.
- Quoi?
dit-il en se grattant l'oreille.
Puis,
ses idées devenant plus claires, il répondit qu'il
s'appelait Antti Karlsson de la paroisse de Letala. Il était
venu à la ville pour apprendre le métier de forgeron; à
vrai dire, il avait eu la malchance de casser l'enclume du maître
de son propre village et, dans sa colère, cet homme l'avait
chassé de sa forge.
- Comment
as-tu pu casser une enclume? lui demandai-je avec étonnement.
- Le
forgeron, m'expliqua-t-il, son honnête regard gris fixé
sur moi, m'a mis la masse entre les mains en m'ordonnant de frapper.
J'ai obéi. Alors il a dit «Frappe plus fort!» et
j'ai frappé plus fort. Mais quand il a répété
son: «Plus fort! Plus fort!» j'ai pris le plus grand
marteau et j'ai cassé le bec de l'enclume.
Dame
Pirjo l'observa un instant, l'air dubitatif, avant de dire:
- Ma
cabane s'est affaissée par là, tu vois, et comme le sol
est en pente, quand je lave par terre, l'eau va dans ce coin et
pourrit les madriers. J'ai toujours eu l'intention de l'arranger.
Pourrais-tu soulever la cabane de ce côté pendant que je
mettrais dessous une ou deux pierres?
- Volontiers!
dit Antti.
Ils
sortirent ensemble et j'entendis, peu après, un sinistre
craquement tandis que mon lit était secoué comme au
milieu d'une mer en furie. Dame Pirjo hurla d'une voix angoissée:
- Tu
vas démolir la maison, espèce de brute! Ça
suffit! Ça suffit!
A
leur retour, Antti avait une respiration normale. Dame Pirjo s'assit,
le menton appuyé sur sa main, et parut se plonger dans la
contemplation du garçon.
- Dis-moi,
mon pauvre ami, es-tu bien de la tête? finit-elle par demander.
Après
quelques instants de réflexion, Antti répondit:
- Je
suis peut-être un peu lent mais ne fais jamais le mal exprès.
Je ne voulais point démolir ta cabane, mais je n'arrive pas à
maîtriser ma force, voilà mon drame! C'est même la
raison pour laquelle j'ai quitté ma maison ainsi que la forge!
Je
le priai de nous parler de son foyer et de sa famille.
- Je
viens d'une région pauvre et d'une famille de pauvres. Mon
père et ma mère n'ont rien... rien si ce n'est des
enfants, un chaque année quand ce n'est pas deux à la
fois! Il y avait dix-huit bouches à nourrir chez nous, et je
ne suis pas sûr que ma mère se souvenait du nom de tous
parce qu'elle a commencé à perdre la mémoire en
même temps que ses dents. Moi, je leur étais d'une
grande utilité bien sûr, je suis capable de tirer
n'importe quelle charrette! Mais quand je m'y attelais de tout mon
coeur, mon père avait ensuite tant de travail pour
réparer les dégâts que cela le mettait dans des
rages noires... Il disait qu'un cheval lui reviendrait moins cher! Et
c'est vrai que je mangeais comme un cheval quand j'en accomplissais
les travaux et mon père ne pouvait le permettre: il n'y a même
pas un croûton de pain en trop chez des pauvres, vous savez!
Il
essuya une larme au coin de son oeil avant de poursuivre:
- Je
me demande pourquoi c'est à moi que cela arrive... pourquoi on
m'a donné plus de force qu'il n'en est besoin dans un petit
village. Mon père et ma mère sont tous les deux
maigrichons, et quand je jouais avec mes frères à la
lutte à la jarretière, moi, j'arrivais à les
soulever de terre tous les dix à la fois, à condition
que la barre ne cède point! On raconte à la maison que
mon grand-père était si fort, qu'armé de sa
seule hache il ne craignait pas de saisir un ours à
bras-le-corps; l'un d'eux d'ailleurs l'embrassa jusqu'à
l'étouffer! Mon père pensait qu'il valait mieux pour
moi me faire soldat, mais je n'en suis pas du tout sûr parce
que j'ai une peur bleue des bagarres et des grossièretés.
Quand je suis parti, ma mère m'a donné la moitié
d'une miche de pain et m'a conseillé d'apprendre le métier
de forgeron. J'essaye de faire ce qu'elle m'a dit, cependant comment
y parvenir dans cette grande cité où je ne vais
peut-être même pas gagner de quoi me nourrir?
A
ces mots, il éclata en sanglots désespérés,
bien qu'il ne fût plus un enfant, et nous raconta, en bégayant
à travers ses larmes, comment il avait quitté son
foyer.
- J'avais
tant de peine à abandonner ces lieux si familiers que je suis
resté un long moment sur le seuil, les yeux tournés
vers l'intérieur, avant de pouvoir me décider à
prendre la route. En chemin, j'ai eu la malchance de tomber nez à
nez avec un ours; l'animal s'est dressé sur ses pattes de
derrière, prêt à l'attaque. Je n'étais
guère rassuré mais je me suis souvenu de mon aïeul,
et pensant que j'étais seul au monde, j'ai jugé que
mieux valait pour moi mourir dans ces énormes bras puisque, de
toute façon, je n'apportais que désagréments à
ma propre famille. J'avais donc l'intention de lutter dans un corps à
corps loyal avec l'ours; or il m'assena un tel coup sur le visage que
je me suis retrouvé par terre, la tête bourdonnant comme
si un nid de guêpes logeait à l'intérieur. J'en
suis marqué à jamais, regardez! Alors, moi qui suis
d'un naturel tranquille, j'ai perdu mon calme, j'ai attrapé sa
patte pleine de griffes et l'ai tordue jusqu'à ce qu'il grogne
de douleur et s'enfuie sur le chemin. Je l'ai suivi, en grognant
encore plus fort que lui dans ma colère; il a grimpé
sur un arbre pour m'échapper, j'ai secoué le tronc, il
est tombé et je lui ai enfoncé le crâne à
coups de pierre. Ensuite je suis retourné au village, la peau
de l'ours sur l'épaule, et j'ai commencé à
travailler à la forge. Malheureusement, le maître n'a
point tardé à me mettre à la porte et me voilà
à présent ici!
A
la fin de son récit, une fois qu'il eut séché
ses larmes, dame Pirjo s'écria:
- Est-ce
que par hasard tu nous raconterais des histoires, Antti Karlsson?
Il
la regarda, ses yeux ronds remplis d'étonnement.
- Pourquoi
mentirais-je sur un sujet pareil? D'autant que c'était un bel
ours mâle et que j'ai gardé sa queue! On dit que les
sorciers en donnent un bon prix parce qu'elle leur sert, paraît-il,
à faire toutes sortes de tours de magie noire!
Il
sortit l'appendice de son havresac. Je n'en avais jamais vu
auparavant et me sentais intéressé, mais dame Pirjo me
devança et, le lui arrachant des doigts, lui dit:
- Je
te paierai le prix que tu voudras comme n'importe qui! C'est
excellent pour fabriquer des philtres d'amour et on ne sait jamais
quand on peut en avoir besoin!
- Je
vous en fais cadeau, noble dame! coupa Antti. En échange, vous
me donnerez des conseils, j'en ai grand besoin, croyez-moi!
- Que
la Vierge et ses saints me préservent de profiter de ta
naïveté! protesta dame Pirjo avec véhémence.
Nous sommes tes débiteurs! C'est saint Nicolas en personne qui
a dû t'envoyer au secours de Mikaël au moment où il
courait un danger, et cela signifie que vos vies doivent rester
liées. Tu dormiras ici cette nuit et je te donnerai nourriture
et vêtements jusques à ce que nous ayons examiné
la meilleure manière de vous entraider, Mikaël et toi.
- Il
n'y a rien à examiner! m'exclamai-je. Maître
Schwarzschwanz a engagé un forgeron qui cherche des aides; il
n'est point nécessaire qu'ils soient très aguerris
puisque le forgeron lui-même doit apprendre l'art de forger des
canons sous la direction de mon maître.
Et
ce fut ainsi que la destinée d'Antti Karlsson se trouva
désormais liée à la mienne.
Cet
incident eut lieu en l'an de grâce 1517 qui fut, lorsque à
présent j'y songe, la dernière année de bonheur
que connut ce monde, et la plus heureuse de ma vie. Pourtant, la
graine empoisonnée qui allait apporter la ruine à
l'humanité avait déjà été semée,
et ce fut chez dame Pirjo une conversation entre maître
Laurentius et le père Pierre qui constitua pour moi le premier
signe avant-coureur de ce qui allait se passer.
Le
père Pierre parlait ainsi:
- Les
états de Suède ont déposé notre révérend
archevêque Gustav Trolle de son siège. Jamais notre
royaume n'avait été témoin d'une chose pareille
et je tremble à l'idée de ce que le Saint-Père
de Rome en dira.
- Point
n'est besoin de se creuser la tête à ce sujet! reprit
maître Laurentius en se frottant les mains avec satisfaction.
Il jettera l'interdit sur le royaume: plus de baptêmes, plus de
sacrements, plus de mariages et les églises resteront fermées.
On l'a déjà vu pour des offenses de moindre gravité.
Je
me joignis alors à la conversation:
- Loin
de moi la pensée de défendre un acte impie, mais j'ai
entendu des personnes autorisées prétendre que Sa Grâce
l'archevêque était un partisan déclaré de
l'Union2
et, par conséquent, un ennemi de la patrie. Nous avons conclu
avec le csar une paix durable scellée d'un baiser sur la
croix. Le Danemark ne constitue-t-il point, dès lors, l'unique
danger qui nous menace? Et nous savons tous que ce danger se trouve
déjà à notre porte puisque nous fabriquons de la
poudre et forgeons des canons, ce dont je puis témoigner
personnellement, ayant travaillé d'arrache-pied, du chant du
coq à l'heure des vêpres tout au long de l'été,
pour parfaire les fortifications du pays... ce dont nul d'ailleurs ne
m'a remercié!
- Récompenses
et honneurs de ce monde ne sont que vanité, souligna le père
Pierre d'un ton rempli de piété, et le jour du Jugement
Dernier, chacun de nous se verra pesé et jugé selon ses
propres mérites. Mais l'interdit! Il causera en vérité
de lourdes pertes aux humbles serviteurs de l'Église en les
privant des légitimes droits qu'ils touchent en paiement des
services rendus à leurs ouailles. Oui! Nous risquons d'en
sortir dangereusement appauvris!
- Pleurer
et se lamenter ne servent de rien! reprit maître Laurentius qui
se frottait les mains d'un air encore plus satisfait. Quand se
prépare l'orage, le sage doit rapidement choisir une position,
décider s'il sera du côté des Jyllandais ou des
Suédois, des unionistes ou des anti-unionistes, pour ou contre
l'archevêque, et agir en conséquence. Voilà ce
que l'on appelle la politique, et c'est le plus grand de tous les
arts: tôt ou tard, adhérer à un parti ou à
un autre, conduit inévitablement à la même fin.
Que chacun choisisse donc ce que bon lui semble! Viendra
inévitablement le moment où on lui mettra une épée
sur la poitrine, une masse sur la tête ou une corde autour du
cou! Seul le bourreau ne prend pas parti, car les Jyllandais ont
besoin de lui aussi bien que les Suédois et il est aussi
nécessaire aux juges séculiers qu'aux juges de
l'Église. Non, en vérité, il n'a nulle raison de
craindre la venue des temps où ses services sont les plus
recherchés!
Dame
Pirjo repoussa la coupe d'argent et la chope en bois d'un geste
brusque.
- Gardez
vos plaisanteries pour vous, maître Laurentius! intima-t-elle.
Ne voyez-vous point que Mikaël est devenu blanc comme un linge
et que même Antti, malgré son esprit lent, a les cheveux
hérissés sur la tête? Nous avons au moins la
chance de vivre ici en paix, loin des intrigues et des querelles des
nobles. Que Stockholm fasse ou défasse rois et régents
à son gré, que nous importe? Et qu'importe au peuple de
payer ses impôts aux Jyllandais ou aux Suédois pourvu
qu'on le laisse gagner sa vie en paix! Oui, nous avons de la chance,
nous, de vivre dans un pays pauvre! Nous pouvons attendre notre tour
sans bouger, attendre qu'un parti obtienne la victoire pour savoir
alors de quel côté il faut se mettre. Je me félicite
que Mikaël ait préféré la plume d'oie à
l'épée, parce que celui qui prend l'épée
périra par l'épée, comme il est dit dans les
Écritures.
Maître
Laurentius soutint avec obstination que le monde n'était plus
le même et qu'un coup de plume désormais pouvait donner
au bourreau plus de travail que le cliquetis des épées
ou le grondement des arquebuses; mais j'étais trop jeune alors
pour comprendre ce qu'il voulait dire.
Dame
Pirjo posa sur la table un grand plat rempli d'une soupe épaisse
de flocons d'avoine où fondait un petit morceau de beurre.
Après avoir fait le signe de la croix, nous plongeâmes
avec plaisir nos cuillères dans le plat. Non, vraiment, le
monde n'allait pas si mal puisque les pauvres gens pouvaient encore
déguster du beurre dans leur soupe de flocons d'avoine!
Mais
d'étranges nouvelles nous parvinrent de Ger-manie avec les
derniers bateaux arrivés à quai avant que la mer ne fût
prise par les glaces. Une grande agitation, disait-on, régnait
parmi les moines à cause d'un certain docteur Luther qui avait
cloué à la porte d'une église de Wittenberg une
liste comportant quatre-vingt-quinze points, où il condamnait
entre autres le trafic d'indulgences, mettant ainsi en doute le
pouvoir temporel du Saint-Père en qualité d'unique
gardien des clés du paradis.
Ces
rumeurs, cependant, ne me parurent bonnes qu'à mettre une fois
de plus en évidence le caractère agité et aigri
des Allemands, caractère que j'avais déjà pu
observer chez maître Schwarzschwanz. Comment imaginer qu'un
homme de bon sens pût discuter les articles de foi révélés
par la sainte Église, ces articles qui rendaient la vie si
simple en épargnant à l'humanité tant de pensées
superflues!
LIVRE II
TENTATION
Un
tranquille après-midi de Jour de l'An, le magister Martinus
renvoya ses élèves dans leurs foyers et m'invita à
le suivre dans sa pièce de travail. Il prit place derrière
son bureau et, après avoir pressé énergiquement
son long nez toujours humide entre le pouce et l'index, dit sur le
ton de la solennité, en fixant sur moi un oeil
scrutateur:
- Au
nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, Mikaël mon fils,
que comptes-tu faire dans la vie?
A
ces mots qui me touchèrent en plein coeur, je tombai à
genoux devant lui.
- Père
Martinus, répondis-je en sanglotant, mon espoir le plus cher a
toujours été de me consacrer au service de la sainte
Église, et l'amertume de l'armoise envahit mon âme
lorsque je vois que maints de ceux qui ont reçu leurs
premières leçons avec moi ont déjà la
tonsure sacerdotale! Certes, je suis plus jeune que ces compagnons,
je le crois du moins, et suis prêt à travailler nuit et
jour pour augmenter mes connaissances! Mais l'on m'a dit qu'en vain
je travaille et j'espère; j'ai déjà cherché
à entrer au cloître pour vêtir l'habit noir après
un an de noviciat et pouvoir servir l'Église le reste de mes
jours; le père Pierre me l'a déconseillé
que je ne puis aspirer à une autre position à
l'intérieur du monastère que celle de frère lai,
si tant est que je sois admis à entrer, du fait que je ne
possède en ce monde nul bien auquel renoncer.
- Mikaël!
prononça magister Martinus d'une voix sévère.
Qui donc parle par ta bouche? Dieu notre Seigneur ou le diable?
Je
restai interdit à cette question. Il me laissa réfléchir
un moment en silence avant de reprendre:
- Tu
es un garçon doué, mais la tendance que tu as à
te plonger dans les plus profondes matières et à poser
des questions qui déconcertent même les plus compétents,
m'a souventes fois donné de l'inquiétude. Ce n'est
point l'humilité chrétienne, me semble-t-il, qui oeuvre
en toi, mais bien plutôt l'orgueil le plus condamnable qui te
pousse dans les discussions à essayer d'embarrasser ton
professeur dans ses propres arguments afin de lui faire perdre la
face, comme cela s'est produit à propos de l'histoire de Jonas
et la baleine.
- Père
Martinus, je ne suis pas aussi pervers que vous le supposez, et mon
coeur est tendre comme la cire. Donnez-moi quelque espoir, et
j'amenderai ma conduite, je marcherai pieds nus dans la neige et
jeûnerai des semaines entières dans le seul but de me
rendre digne de votre bénédiction.
Il
poussa un large soupir, pourtant lorsqu'il parla de nouveau, sa voix
avait le ton de la colère.
- Je
ne doute point que tu sois prêt à faire n'importe quoi
pour satisfaire ton ambition dépravée et surpasser tes
condisciples! Année après année, j'ai espéré
un signe d'en haut qui m'indiquât ta place dans la vie, mais
jamais aucun ne m'est apparu. Le temps passe, le péché
de ton origine s'enfonce chaque jour davantage dans les ténèbres
et bientôt nul ne se souviendra plus de ta mère. Ne
vaudrait-il pas mieux que tu acceptes le chemin que le sort t'a tracé
dans la vie et que tu apprennes à occuper honorablement une
situation dans le monde?
- Me
chassez-vous, mon père? clamai-je avec effroi.
L'école
constituait l'unique point fixe de ma vie et, malgré mon
déplaisir, je redoutais d'avoir à la quitter.
- Non!
Je ne te chasse pas, malheureux entêté! Loin de moi
cette idée! J'ai toujours éprouvé à ton
égard une sympathie que je ne m'explique guère... sans
doute ta passion pour les livres et ton ardent enthousiasme me
rappellent-ils ma propre jeunesse... Mais sais-tu que le chemin de la
connaissance est semé d'épines? Je dus vendre mon
héritage afin de pouvoir étudier à l'université
de Rostock; aucun sacrifice ne me paraissait assez grand tant ma soif
d'apprendre était immense! Tu vois que je peux te comprendre,
Mikaël! Mais regarde-moi à présent et vois où
tout cela mène: je ne suis rien, rien qu'un vieil homme
malade, qui bientôt va perdre la vue pour avoir trop étudié
durant sa jeunesse. Et quand sonnera l'heure de ma mort, seule la
plus humble des consolations, celle qui est offerte à toutes
les âmes, qu'elles appartiennent à un clerc ou à
un laïque, je veux parler de l'extrême-onction et de la
rémission des péchés, seule cette consolation
sera mon réconfort! A cet égard, je ne vaux guère
mieux que le plus misérable vacher en dépit de tout mon
savoir! Je te le dis pour ton bien, tu ne gagneras rien en cherchant
si désespérément la connaissance. Il serait plus
sage de te soumettre humblement à ton destin: consacre-toi à
quelque utile tâche d'écrivain et cesse de soupirer
après la lune!
- Eh
bien! répondis-je avec aigreur, les yeux noyés de
larmes brûlantes, eh bien, je me ferai vacher puisque c'est
tout ce que la connaissance de la vie vous a appris, père!
Alors
la douceur entra dans le coeur de mon maître. Il me tapota
la joue de sa main tremblante aux veines apparentes.
- Une
occupation dans le monde, en dehors du monastère, te laissera
la liberté de jouir des plaisirs de la vie. Tu pourras porter
une plume à ton chapeau et aller chez les filles, puis, plus
tard, t'installer dans les joies infinies que procurent une bonne
épouse et des enfants obéissants.
Je
rétorquai d'un ton maussade que ni le mariage ni une bande de
gosses criards dans la cabane d'un misérable scribouilleur
n'avaient de charme à mes yeux.
- Et
du reste, ajoutai-je, tous les prêtres, et presque tous les
évêques ont une maîtresse et des enfants et nul ne
le considère comme un péché! Ils ont tous les
avantages du mariage et n'en supportent aucun des inconvénients!
Dans les ordres, seul le mariage secret est une faute impardonnable!
De toute façon, cette question n'a rien à voir avec mon
désir d'entrer dans la prêtrise. Pour un jeune sans
fortune comme moi, l'ordination constitue l'unique porte qui permette
de poursuivre des études et peut-être d'obtenir un poste
universitaire ou quelque bénéfice ecclésiastique.
J'avais
à peine achevé de prononcer ces mots, que je fus
pénétré d'un sentiment de confusion et de honte:
je venais, en dévoilant étourdiment mes rêves les
plus secrets, de donner au magister Martinus de solides arguments
pour m'accuser d'ambition dépravée.
Mais
mon maître et guide spirituel ne m'adressa plus un seul
reproche.
- Ne
vois-tu point, Mikaël, dit-il d'une voix pleine de tristesse, ne
vois-tu point ton erreur à ne considérer l'Église
et les ordres sacrés que comme des moyens de satisfaire ton
désir de connaissance? C'est à l'Église de
choisir ses serviteurs, et tes propres paroles te condamnent comme un
misérable chasseur de fortune et un hypocrite. Tu serais
capable de te servir de l'ostensoir sacré en guise d'escabeau,
s'il pouvait te permettre de te hausser d'un pouce! Avec le temps tu
comprendras, et alors la honte s'emparera de ton âme!
- Père
Martinus, objectai-je, je ne possède rien en ce monde que ma
tête et mes mains... et la sainte Église, qui a été
mon unique et indestructible espérance. Pourquoi serais-je
écarté lorsque beaucoup d'autres, plus stupides que
moi, sont jugés dignes? Pourquoi me repousse-t-on pour la
seule raison que je n'ai ni biens, ni famille, ni protecteur à
même de payer la dispense devant la cour de Rome pour le péché
de ma mère? Pourquoi?
- Cherches-tu
à présent à mettre en doute les enseignements de
l'Église? répliqua-t-il avec sévérité.
Qui donc es-tu, toi, misérable ver de terre, qui es-tu pour te
lever ainsi et discuter ses décisions? Je t'avertis, Mikaël,
tu n'es guère loin de l'hérésie!
A
ces mots terribles, un tremblement s'empara de moi et je me sentis
mortifié, bien que mon coeur brûlât encore du
désir de provocation. Le magister Martinus n'avait en fait
aucune intention de m'expulser de l'école. Il me promit même
de me payer si je me chargeais d'enseigner la grammaire aux élèves
les plus jeunes, et me recommanda chaleureusement à un
bourgeois comme précepteur de ses deux enfants.
Avec
la fonte des glaces, ce printemps-là, arrivèrent de
sombres nouvelles. Le roi Christian II avait annoncé son
intention de prendre la mer en direction de Stockholm. Il voulait
réinstaller l'archevêque sur son siège, châtier
l'insolence des seigneurs suédois et poser sur sa propre tête
la couronne royale de Suède dont il était l'héritier
légitime. Une partie de la garnison d'Åbo prit la mer en
direction de Stockholm pour aller soutenir le régent Sten
Sture, tandis que sur place s'organisait la défense du château
- bien qu'il fût généralement admis
qu'en cas de chute de la capitale, la résistance d'Åbo
serait inutile et n'apporterait que désordres et destructions.
On parlait déjà un peu moins de la cruauté des
Jyllandais, et le peuple préférait attendre en silence
la suite des événements. Personnellement, je soupirais
après la guerre, qui convenait à mon humeur.
Qu'avais-je à y perdre d'ailleurs?
Le
jour de la fête de la Saint-Jean, au début de l'été,
je me rendis à l'église où je n'avais guère
mis les pieds depuis fort longtemps, pour implorer la mère de
Dieu de m'aider à trouver le chemin d'une vie meilleure.
J'avais déjà atteint l'hôtel de ville, lorsque
j'entendis la voix lamentable d'Antti qui sortait des caves en
dessous; il se soutenait des deux mains aux barreaux de la grille, et
je vis sa tête hirsute et sa large face si meurtrie et maculée
de sang que j'eus de la peine à le reconnaître.
- Jésus,
Marie! m'exclamai-je avec horreur. Qu'as-tu fait?
- J'aimerais
bien le savoir! pleurnicha-t-il. J'ai dû m'enivrer
copieusement! Mais qui aurait cru que l'eau-de-vie pût mettre
un garçon paisible comme moi en cet état? Si tu veux
mon avis, je ne devais pas être seul... il y avait à
coup sûr d'autres personnes qui se battaient, parce qu'un homme
seul serait incapable de s'abîmer de la sorte... même en
dégringolant toute une colline de pierres à la
renverse!
- Je
cours à l'église prier pour qu'ils ne te conduisent
point au pilori ou qu'ils ne te jettent pas en pâture aux
corbeaux pour meurtre, lui dis-je en guise de réconfort.
- Ce
qui est fait est fait et pleurer ne me servira à rien!
répondit Antti d'un ton courroucé. Montre-toi chrétien,
Mikaël, apporte-moi de l'eau et un morceau à manger! Mon
estomac crie famine et me donne bien plus de souci que ma peau!
Ne
voyant nul garde alentour, je lui apportai un seau d'eau, mais il ne
parvint point à l'attraper à travers la grille; il
souffrait cependant d'une soif si ardente qu'il banda ses muscles
jusqu'à tordre les barreaux suffisamment pour faire passer le
récipient.
- Antti!
criai-je, effrayé en voyant craquer le scellement, Antti, il
ne faut pas détériorer les propriétés
publiques, sinon on te punira encore plus sévèrement!
Si tu veux t'échapper, c'est le moment, tu dois pouvoir te
faufiler par l'ouverture que tu viens de faire.
- Je
n'ai guère l'intention de m'échapper, rétorqua
Antti d'un ton altier. Je supporterai ces insultes et ce juste
châtiment avec humilité comme il sied à un
chrétien, afin de reconquérir le respect de moi-même
à la face de Dieu et à celle des hommes!
J'avais
mis quelques pièces dans ma bourse pour brûler un cierge
à saint Jean-Baptiste, cet homme courageux qui préféra
périr décapité plutôt que succomber à
la luxurieuse Hérodiade. Je courus aux Trois Couronnes où
j'achetai une grande terrine pleine de navets et de harengs et une
miche de pain. Mais je ne pus m'attarder plus longtemps auprès
de mon ami car les bourgeois se pressaient déjà sur le
chemin de l'église pour assister à la grand-messe.
- Courage!
lui dis-je. J'essaierai de me faufiler jusqu'ici cette nuit pour
t'apporter plus de nourriture.
- Courage,
dis-tu? Ce n'est guère facile avec les grenouilles qui me
sautent par tout le corps et les rats qui me passent sous le nez
chaque fois que j'essaie de fermer l'oeil! Enfin! Peut-être
un bon repas m'aidera-t-il à voir le monde sous un jour plus
brillant!
Je
le quittai enfin et me rendis en hâte à la cathédrale.
Mais, hélas, Satan prépare ses pièges plus
sournoisement que l'on ne croit! Lorsque je sortis de la messe, le
coeur empli de contrition, je fus abordé sous le porche
par un jeune homme, dont les joues marquées de taches noires
semblaient avoir autrefois été criblées de
poudre à canon. Nonchalamment appuyé sur son épée,
il m'adressa la parole en langue germanique et me dit avoir recueilli
de bonnes informations à mon sujet; il était étranger
et logeait avec sa soeur dans une auberge jouxtant la taverne
des Trois Couronnes; il avait besoin de l'aide d'un jeune homme
intelligent et m'invitait à lui rendre visite le soir même.
Je n'aurais pas à le regretter, ajouta-t-il. Il y avait de la
fausseté dans ses manières pleines d'onction, mais son
sourire était attirant; il portait des chausses très
ajustées avec un pourpoint de velours garni de boutons
d'argent. J'eus le sentiment que je ne risquais rien en répondant
à son invitation.
Lorsque
dame Pirjo apprit dans quelle triste situation se trouvait notre ami
Antti, elle se mit en devoir de lui préparer un paquet de
viande que je lui portai à la tombée de la nuit. Dans
la cour de l'hôtel de ville, je rencontrai le gardien, un vieux
soldat à la jambe de bois, qui m'avait appris à manier
l'épée.
- Tu
peux entrer, me dit-il avec amitié, tu n'es pas le premier à
lui rendre visite.
Je
descendis dans la cellule qu'une chandelle de suif éclairait à
présent joyeusement. La tenancière des Trois Couronnes,
la tête d'Antti reposant sur son sein, le cajolait en lui
parlant tendrement.
- Mikaël,
dit-elle d'un ton sérieux lorsqu'elle me vit apparaître,
on aurait bien du mal, tu sais, à trouver un garçon
aussi juste et noble que ton ami Antti! Cette nuit, alors que j'étais
rentrée me coucher après les feux de la Saint-Jean, un
épouvantable vacarme m'a tirée de mon sommeil à
l'aube. Une bande d'apprentis pris de boisson a enfoncé ma
porte et envahi ma maison; ils ont jeté mon pauvre époux
dans une huche vide et empilé des pierres sur le couvercle;
puis ils m'ont obligée à leur servir à manger et
à boire cervoise et eau-de-vie.
«A
ce moment-là, ce brave garçon est arrivé par
hasard. A peine se fut-il rendu compte de la situation critique dans
laquelle je me débattais que, tel Samson sous les murailles de
Jéricho, il se précipita armé de ses seuls
poings contre ces garnements tombés sur lui à coups de
gourdins, piques et bûches de bois, et réussit à
les jeter dehors. Pauvre garçon qui tenait à peine sur
ses jambes après ses fatigues de la nuit de la Saint-Jean!
Lorsque enfin la garde s'est présentée, les soldats se
mirent à me reprocher avec insolence d'avoir servi en dehors
des heures réglementaires; et tu aurais vu ce jeune homme, se
méprenant sur leurs intentions, les jeter dehors à leur
tour pour qu'on reste enfin tranquilles dans la maison! Puis il
s'écroula, ivre de fatigue, à même le plancher.
Hélas! Les gardes revinrent et, ne trouvant personne d'autre à
embarquer, ils l'entraînèrent vers la prison en le
rouant de coups de pied et de poing!
«Mais
si Dieu le veut, cette mauvaise action leur sera justement retournée!
C'est du moins ce que pense mon pauvre vieux mari que j'avais oublié
dans sa huche jusques à ce matin!
Puis,
tout en caressant la joue de mon ami, elle ajouta:
- Tu
es en de bonnes mains, mon garçon! Aussi sûr que j'ai
une licence et paie les taxes pour tenir une taverne, je te sortirai
d'ici! Reprends tes forces et bois un peu de cette cervoise, c'est la
meilleure de chez moi!
Constatant
qu'Antti ne manquait de rien, qu'on le soignait bien et que donc ma
présence n'était point nécessaire, je m'en fus
boire une pinte de bière aux Trois Couronnes où le
tavernier me confirma point par point le récit de son épouse.
La
boisson me revigora et je me sentis alors le courage d'entrer dans
l'auberge afin de m'enquérir de l'étranger qui y était
descendu en compagnie de sa soeur. Il avait, à
l'évidence, une solide réputation de générosité
car l'on me conduisit sans délai dans ses appartements. Dès
l'entrée, une agréable odeur de cire à cacheter
vint frapper mes narines; une chandelle éclairait la table sur
laquelle l'étranger était en train d'écrire; les
objets de son écritoire, d'excellente qualité, tenaient
tous dans un petit étui de cuivre accroché à sa
ceinture. Il me reconnut, se leva en m'adressant quelques mots de
bienvenue et me prit la main. Cet accueil ne laissa point de me
flatter, car ce jeune homme avait cet air avisé et distingué
du vrai gentilhomme pour lequel beaux appartements, vin à sa
table chaque jour, vêtements luxueux et bon service font
l'ordinaire. Fils d'un marchand de Cologne fait chevalier par
l'empereur, il me dit s'appeler Didrik Slaghammer. Il avait voyagé,
durant sa jeunesse, et visité nombre de pays étrangers,
mais se consacrait à présent au négoce à
Danzig et à Lübeck. Ayant entendu parler des lieux saints
de Finlande, fameux tout autour de la Baltique, il avait été
attiré par Åbo. Certes, à parler franc, il avait
mené dans ses jeunes années une vie un peu débridée,
mais avec la trentaine il était devenu plus sage et trouvait
maintenant un plaisir véritable à accomplir des actes
de piété tels des pèlerinages dans des lieux
saints, à condition toutefois qu'ils ne soient point
inaccessibles. Il me donna à entendre qu'il avait besoin de
moi comme truchement et mentor pour ces pèlerinages. Je lui
parlai avec complaisance du Chemin de saint Henrick, du soleil de
Nadendal, de la Sainte-Croix d'Anianpelto, de l'église de Reso
qui fut construite par des géants, et de maints autres lieux
sacrés. L'inconnu paraissait avoir l'esprit ailleurs tandis
que je discourais, il étouffa même un bâillement,
qui laissa un instant découvertes ses dents aiguës
d'animal de proie, et se mit à jouer négligemment avec
une dague posée sur le couvercle de son coffre de voyage.
- Beaucoup
ont essayé de m'effrayer avec des contes à propos de ce
pays primitif, de ses bêtes sauvages et de ses voleurs,
observa-t-il. C'est la raison pour laquelle je me suis muni d'une
paire de ces pistolets d'arçon que l'on vient à peine
d'inventer; ils m'ont déjà tiré plusieurs fois
d'embarras!
Il
me montra alors deux armes à canon court - dans un
double étui qui peut se suspendre à la selle du cheval,
de façon à laisser reposer à portée de la
main les lourdes culasses de plomb. Cependant son intérêt
pour pareilles questions me semblait difficilement compatible avec la
piété qu'il affichait.
Sans
transition, il me demanda si j'avais entendu dire que le roi
Christian s'armât contre les Suédois et quelle était
en général l'opinion des Finlandais à ce sujet.
Je lui répondis que de telles rumeurs portaient grand tort au
commerce; les marchands d'Åbo ne se risquaient plus guère
à envoyer leurs navires en haute mer de peur des bâtiments
de guerre danois. Les bateaux de commerce devaient donc mettre le cap
sur Lübeck, le long de côtes dangereuses sur lesquelles
souvent le vent les poussait et les faisait échouer; ils
étaient alors la proie des pirates qui infestaient les eaux
depuis Osel jusqu'à la côte d'Estonie. De plus, si nos
marchands recherchaient la protection des convois de Lübeck, les
citoyens de cette ville en revanche n'étaient guère
chauds pour la leur accorder: le Conseil d'Åbo, en effet, ne
réservait plus la moitié de ses sièges aux
membres germaniques comme les années précédentes,
mais les destinaient dans leur totalité aux natifs de
Finlande. Je lui vantai également la poudre et les canons que
nous fabriquions, et ajoutai que les Jyllandais trouveraient une
chaleureuse réception s'ils s'aventuraient près de la
forteresse d'Åbo.
Messire
Didrik jouait distraitement avec son pistolet, poussant la gâchette,
faisant partir de vives étincelles de la pierre à feu.
Il déclara avec un sourire que, personnellement, la guerre ne
lui faisait pas peur mais qu'ayant une soeur dont il devait se
préoccuper, il aimerait, afin de la délivrer de toute
inquiétude, connaître le nombre des pièces
d'artillerie dont le château disposait et leur calibre, le
nombre d'hommes qui composaient la garnison, leur solde, leur
commandement et leur origine; il lui plairait de savoir également
le nom des citoyens les plus éminents et quel était
leur poids réel dans les affaires de l'État.
Il
paraissait en proie à l'anxiété et le fait même
qu'il portât une arme dans cette auberge pacifique en était
à mes yeux la meilleure preuve. Aussi, pour le rassurer, lui
contai-je tout ce que je connaissais au sujet de la garnison, en lui
rappelant cependant que j'étais un homme d'études et
non un soldat. Je lui conseillai vivement de consulter mon ami et
ancien maître, le fabricant de canons; j'étais même
prêt à aller le chercher sur-le-champ si ce généreux
étranger n'avait calmé mon impatience. Il dit qu'il ne
voulait point déranger un maître si respectable le jour
de la Saint-Jean, un maître qui, d'un autre côté,
était plutôt porté à la colère
après s'être heurté à la plus noire
ingratitude; il avait en effet entendu parler de maître
Schwarzschwanz et savait déjà que j'en avais été
le secrétaire. De toute façon, il était
entièrement satisfait de ce que moi, qu'il trouvait si
intelligent, je pouvais porter à sa connaissance.
- Combien
compte-t-on de bombardes dans le château? demanda-t-il. Combien
de canons royaux, couleuvrines, faucons et fauconneaux, combien de
pierriers et d'arquebuses?
Je
m'efforçais de me souvenir, et il notait rapidement les
chiffres que je lui donnais et griffonnait en regard de mystérieux
caractères. Mais cette attitude ne me parut guère
conforme à celle d'un marchand ou d'un pieux pèlerin,
et je commençai à hésiter dans mes réponses.
Lorsqu'il m'interrogea ensuite sur l'équipement des soldats et
sur les bateaux qui quittaient le port d'Åbo, je ne lui
répondis plus qu'avec réticence: sa curiosité
n'avait apparemment nulle limite!
Il
s'avisa soudain de ma réserve, rassembla ses papiers et les
rangea dans son coffre.
- Je
vois que mon excessive curiosité vous intrigue, Mikaël,
dit-il en souriant, mais je suis né avec une soif
inextinguible de connaissances, quelles qu'elles soient, et j'ai
ainsi pris la coutume de recueillir des informations où que
j'aille. On ne sait jamais quand le besoin s'en peut faire sentir!
Mais je ne vous ai déjà que trop importuné!
Mangeons, buvons, amusons-nous, vous êtes mon hôte ce
soir!
Il
me conduisit dans le saloon contigu où était dressée
une table chargée de mets exquis et resplendissant de la douce
lumière de chandelles de cire. Pourtant la table ne retint
guère mon attention! La femme la plus belle et la plus
richement parée qu'il m'eût été donné
de voir en ma vie, s'avançait vers moi, la tête
fièrement dressée; ses jupes bruissaient doucement au
rythme de ses pas et messire Didrik s'inclina avec courtoisie pour
lui baiser la main.
- Agnès,
chère soeur, dit-il, permets-moi de te présenter
Mikaël l'étudiant! C'est un jeune homme plein de
compétence car, outre ses connaissances en matière de
religion, il est également fort versé en l'art de
fabriquer de la poudre et fut autrefois l'assistant d'un fondeur de
canons. Il a eu l'extrême amabilité de me promettre son
aide pour parfaire notre savoir, tant en ce qui concerne les affaires
de ce monde qu'en celles qui touchent le bien de notre âme.
La
dame alors me tendit sa main en m'adressant un sourire chaleureux. Je
n'avais à ce jour jamais baisé la main d'une femme, et
la honte m'empêcha de lever les yeux vers son ravissant visage
plein de noblesse. Je m'inclinai maladroitement et posai mes lèvres
sur ses doigts: ils étaient chauds, et blancs, et délicatement
parfumés.
- Trêve
de cérémonie entre nous! dit-elle avec le même
sourire que son frère. Nous sommes jeunes tous les trois et je
suis lasse de rester confinée dans ma chambre et privée
d'une joyeuse compagnie! Je ne suis point un loup prêt à
vous dévorer, messire! Vous pouvez sans crainte lever votre
beau visage et me regarder en face!
Je
me sentis encore plus submergé de confusion lorsqu'elle
s'adressa à moi en me donnant du messire comme à un
gentilhomme et qu'elle fit une flatteuse allusion à mon
physique. Cependant je levai mon regard sur ses yeux noisette qui
pétillaient de malice, mais elle m'adressa alors un sourire si
impudique que tout mon sang me monta au visage. Dans ma naïveté,
je ne m'avisai guère sur le moment que ses lèvres
étaient peintes, ses sourcils épilés et ses
joues couvertes de poudre blanche. Elle était à mes
yeux, à la lueur douce et claire des chandelles, la plus
merveilleuse, la plus belle de toutes les femmes.
Nous
prîmes place tous les trois autour de la table. Le délicieux
repas se composait de langue de veau et d'une oie rôtie
aromatisée au safran et au poivre, et nous bûmes un vin
doux d'Espagne dans les coupes les plus élégantes que
l'aubergiste avait pu fournir. Je n'avais pas la moindre idée
de ce qu'un tel banquet pût coûter, mais très vite
tous mes scrupules s'envolèrent et je mangeai sans plus
penser; je mangeai en m'efforçant de couper correctement la
viande en petits morceaux au lieu d'attraper l'os à pleines
mains à la façon ordinaire et de le ronger, la bouche
dégouttante de graisse. Le vin corsé me monta
rapidement à la tête, j'oubliai tous mes sujets de
déplaisir et fus pénétré du sentiment de
me trouver en paradis en compagnie d'anges bienveillants. Alors que
nous mangions, le flûtiste borgne des Trois Couronnes jouait
des airs tendres dans la pièce voisine; bientôt,
cependant, messire Didrik lui envoya de la cervoise avec l'ordre de
se retirer: cette piteuse musique était sans doute
insupportable à ses oreilles. Il nous proposa en échange
de chanter, et nous entonnâmes quelques pieux refrains
d'étudiants traitant de la vanité des plaisirs de ce
monde.
Peu
après, la dame, trouvant qu'il faisait trop chaud dans la
pièce, ôta son écharpe de gaze et dénuda
ses épaules. Elle portait un corselet de velours vert, brodé
de perles, de fins fils d'or et de coeurs vermeils qui
attiraient irrésistiblement les regards vers sa poitrine. Je
n'avais jamais vu vêtement plus décolleté! A vrai
dire, le spectateur ne pouvait plus rien ignorer de la forme de la
dame lorsqu'elle faisait un geste un peu brusque même si, de
temps en temps, elle relevait le devant de son corsage.
Messire
Didrik, suivant la direction de mon regard, dit avec son sourire:
- Ma
soeur a reçu le nom d'Agnès en l'honneur de la
sainte et j'aimerais vraiment, lorsque nous nous trouvons en bonne
compagnie, qu'elle soit honorée du même miracle que sa
patronne. Vous voyez qu'elle suit les modes de la Cour avec fidélité,
mais que cela ne vous trouble point, Mikaël! En nos temps de
plaisir, nulle femme au monde ne doit cacher ses plus beaux attraits;
et l'on doit même encourager les dames les plus réservées
à révéler tout ce qui vaut la peine de l'être.
Le
visage en feu, je demandai quel miracle avait rendu célèbre
sainte Agnès; son culte en Finlande ayant été
éclipsé par celui de saint Henrick, je l'ignorais.
Messire Didrik me conta alors qu'un juge romain l'avait envoyée
toute nue dans un lupanar, parce que, étant chrétienne,
elle avait refusé la main de son fils. Mais le Tout-Puissant,
dans sa miséricorde, avait permis que la chevelure de cette
sainte femme devînt longue, longue au point de former un
manteau dans lequel elle réussit à se dissimuler,
sauvant ainsi sa chasteté des mains et des regards impudiques.
- Comme
vous pouvez le constater, ma soeur a teint ses cheveux en blond
vénitien, poursuivit-il. Ne serait-ce point une véritable
splendeur que de la voir enveloppée dans un manteau aussi
somptueux? Quoique... une question me remplisse de perplexité,
et seul un clerc savant et sage pourrait m'aider à la
résoudre. Si le miracle se répétait - ce
qui me semble improbable étant donné que ma soeur
n'est point particulièrement réservée -,
ses cheveux seraient-ils blonds sur toute leur longueur ou bien la
partie la plus proche de la tête conserverait-elle sa couleur
naturelle, de sorte que le sombre manteau n'aurait qu'une large
bordure dorée?
Je
reconnus que mon maigre savoir ne me permettait guère de
trancher sur un point aussi épineux qui, choisi comme thème
de dialectique par un étudiant plus chevronné, pourrait
lui valoir son titre de docteur dans une université de renom.
Je me risquai à affirmer, cependant, que le monde se verrait
privé d'une grande délectation si dame Agnès se
trouvait honorée de pareil miracle.
Elle
sourit en remerciement de ce compliment.
- Dans
les cours princières, dit messire Didrik, savez-vous que les
dames du plus haut rang jettent des regards d'envie aux courtisanes,
et permettent de nos jours aux peintres les plus célèbres
de les portraiturer dans le plus simple appareil? Elles veulent ainsi
montrer à la face du monde qu'elles n'ont sur le corps nulle
imperfection dont elles puissent avoir honte! Et connaissez-vous rien
en la vie de plus délicieux qu'une fontaine aux eaux
bénéfiques dans laquelle hommes et femmes, à
peine un bout d'étoffe noué autour des reins, peuvent
passer le jour ensemble à jouer au trictrac, s'ils le
désirent, ou à se régaler de mets délicats
servis sur des tables flottantes?
Je
lui fis remarquer que cette coutume de prendre des bains ensemble,
hommes et femmes, dans la rivière, existait en Finlande mais
qu'elle était réservée aux gens du commun et se
pratiquait pour l'hygiène et non pour le plaisir. Messire
Didrik me demanda alors si je prenais moi-même souvent des
bains en compagnie de jeunes filles, ce que je niai farouchement.
Il
s'aperçut de mon embarras et, après avoir échangé
un regard avec sa soeur, abandonna cette conversation. La table
avait été débarrassée et il jouait
négligemment avec sa coupe de vin.
- Mikaël,
dit-il, que pensez-vous de la déposition et de
l'emprisonnement de l'archevêque de Suède par les états?
Interdit
par la brutalité de cette question, je lui fis une réponse
prudente.
- Qui
suis-je donc pour juger de si importantes matières? On
soupçonne l'archevêque d'être impliqué dans
des intrigues contre l'État et la plupart des évêques
ont contribué à sa déposition. Aurais-je, moi,
plus de sagesse que ces révérends?
- Parce
que selon vous, reprit messire Didrik avec chaleur, selon vous,
l'État serait le jeune Sten Sture? N'est-ce point plutôt
l'arrogance de sa famille qui l'a conduit à considérer
le royaume comme son bien propre en dépit de l'Union de Kalmar
qui stipule que le roi Christian du Danemark en est le seul souverain
légitime?
Je
fis remarquer que les Jyllandais, ou Danois comme il lui plaisait de
les nommer, n'avaient rien apporté d'autre dans le royaume de
Suède que destruction et effusion de sang, qu'on ne pouvait
imaginer ennemis plus cruels et plus déloyaux.
- D'ailleurs,
ici à Åbo, il suffit pour qu'un enfant se tienne
tranquille de lui dire: «Les Jyllandais vont t'emporter!»
Surpris
par mon intervention, messire Didrik reprit sur un ton courroucé:
- Je
vous croyais un garçon raisonnable, Mikaël, mais je vois
que vous vous contentez de répéter ce que disent les
autres sans chercher à penser par vous-même!
Et
il se mit en devoir de me démontrer que le roi Christian était
un monarque résolu, compétent et plein de miséricorde.
Il me dit que Sa Majesté ne haïssait rien tant que
l'oppression exercée par les nobles et qu'il prenait toujours
le parti du peuple contre eux. Il avait l'intention de détruire
la domination de Lübeck sur la Baltique et de faire de
Copenhague un grand centre de commerce; ainsi les bateaux pourraient
naviguer sans encombre par toutes les mers au grand bénéfice
de ses sujets; et nous ne tarderions guère à voir son
royaume devenu riche et tout-puissant.
- Ce
n'est plus qu'une question de temps, insista-t-il, et l'orgueil des
seigneurs suédois devra s'incliner! La guerre est à nos
portes et quelque jour, le roi Christian lancera ses navires contre
la Suède. Un homme sage sait lire les présages et doit,
par son attitude dans le présent, assurer sa place à
venir dans la faveur du roi. Il est le monarque le plus puissant du
Nord et j'ai la conviction que plus tard l'Histoire lui décernera
le titre de Christian le Grand.
Son
discours fit une profonde impression sur moi; jamais à ce jour
on ne m'avait parlé du roi Christian en des termes si
personnels; damoiselle Agnès me donna également maints
exemples de la bonté royale à l'égard des
pauvres gens, et me conta qu'il écoutait plus volontiers les
conseils de la femme d'un vieux paysan de Hollande que ceux des
nobles de sa cour.
Je
me lançai alors dans le récit de mon expérience
personnelle au sujet de la cruauté des Jyllandais, cruauté
dont je gardais encore le souvenir marqué sur ma tête!
Et j'ajoutai que des Jyllandais peu miséricordieux avaient
assassiné mes grands-parents.
- Mais
qui a poussé les Danois à piller les côtes
finlandaises? répondit messire Didrik, retournant la question.
Qui, sinon ces Suédois pleins d'arrogance en se rebellant
contre leur légitime roi? Cette attitude de rébellion
toujours au préjudice du peuple qui suit aveuglément
ses seigneurs de génération en génération!
Puis,
levant sa coupe, il dit avec un air de défi:
- Cessons
de nous quereller, Mikaël! J'en connais plus à votre
sujet que vous ne pensez, et mon coeur souffre à l'idée
du traitement méprisant dont vous être victime.
Dites-moi, y a-t-il un seul noble finlandais ou suédois qui
vous ait octroyé sa faveur ou pris sous sa protection?
L'Église vous a rejeté et vous a refusé l'entrée
dans les ordres! Que pourrait-on attendre d'ailleurs de prélats
qui arrachent la mitre de la tête de leur propre archevêque
pour gagner les bonnes grâces de seigneurs impies? Le bon roi
Christian encourage l'étude et offre les mêmes chances à
tous les hommes doués de talents, quels que soient leur rang
ou leur origine. Il agit en fils fidèle de l'Église.
Plus grand sera son pouvoir, plus importante son influence à
la cour papale... si bien que même un homme dépourvu de
fortune pourra, sur une seule parole de lui, atteindre les situations
ecclésiastiques les plus élevées... Je crains
fort, en effet, qu'il n'y ait, avant peu, nombre de sièges
vides dans le choeur des cathédrales de Finlande, et ces
sièges devront être occupés par des hommes
fidèles au roi et à l'Église.
Il
venait de prononcer des paroles si dangereuses que je jetai un regard
derrière moi afin de m'assurer que nul autre que moi n'avait
pu les entendre.
- Messire!
Madame! m'écriai-je, la voix tremblante. Voulez-vous
m'entraîner à trahir? Je ne suis ni soldat ni
conspirateur, seulement un écolier pacifique qui ne s'y
connaît pas plus en politique qu'un cochon en étamage!
- Loin
de moi pareille pensée, protesta messire Didrik en se
redressant.
Puis
il leva de nouveau sa coupe, et reprit sur le ton de la persuasion:
- Mais
est-ce trahison de préparer en son propre pays le chemin au
souverain légitime? Peut-on appeler conspiration la défense
de l'Église contre des blasphémateurs et des imposteurs
qui, pour satisfaire leur égoïste ambition, ont oublié
le devoir de leur mission sacrée et par là même
se sont montrés indignes de compter parmi ses serviteurs? Non,
Mikaël! Tout ce que je souhaite, c'est qu'un homme sincère
et honnête comme vous lève avec moi son verre au roi
Christian et à ses projets ainsi qu'à son propre
intérêt, présent et à venir!
Que
pouvais-je faire sinon obéir? Je vidai donc ma coupe et ce vin
capiteux courait tel du feu en mes veines, tandis que damoiselle
Agnès, avec un rire troublant, nouait ses bras autour de mon
cou et me donnait un baiser sur chaque joue.
- Soyons
francs, voulez-vous? dit son frère gravement. Étant
homme d'honneur, je n'ai nulle honte à reconnaître que
j'appartiens corps et âme au parti du roi Christian et que je
suis venu en ce pays pour défendre ses intérêts.
Vous pouvez à cet aveu mesurer la confiance que j'ai placée
en vous. Entre nous, je puis vous assurer qu'ici même à
Åbo, il y a plus de partisans inavoués du roi que vous
ne sauriez imaginer. Néanmoins, si par hasard vous éprouviez
la tentation, en échange de quelque riche récompense,
de trahir ma confiance, je me permets de vous rappeler que vous nous
avez déjà communiqué nombre d'importants secrets
militaires et qu'il me sera facile de prouver que vous avez bu avec
moi à la santé du souverain.
- Je
ne vous trahirai point! dis-je, la mine renfrognée. Mais
laissez-moi me retirer, car il est déjà tard. J'ai bu
plus que de raison et ma tête est pleine à craquer de
tout ce à quoi il me faut réfléchir.
Ils
ne tentèrent guère de me retenir après que nous
fûmes convenus de notre prochaine rencontre... mais j'eus bien
du mal à quitter leur compagnie, à m'éloigner de
la claire lumière des chandelles et de l'opulence partout
étalée. J'avais l'impression que de solides liens
m'attachaient à ces deux êtres et je ne savais mie que
j'avais été pris dans les mailles du filet de Satan.
Mes hôtes avaient su gagner ma confiance et je croyais à
leur honneur.
Point
n'est besoin de conter par le menu par quelles ruses et promesses
messire Didrik et damoiselle Agnès - surtout
damoiselle Agnès! - firent de moi leur fidèle
et obéissant allié. Qu'il me suffise de dire que,
durant plusieurs mois, je les servis en qualité de secrétaire
et facilitai leurs dangereuses intrigues. Mais je dois ajouter pour
ma défense que j'étais moins préoccupé de
mon avenir, que messire Didrik me présentait toujours sous de
si brillants auspices, que de la paix et du bien de la communauté
pour lesquels j'avais l'absolue conviction d'oeuvrer. Ma
conscience éprouva également un soulagement dans le
fait que messire Didrik se trouva promptement comme chez lui à
Åbo et gagna à sa cause les bonnes grâces des
bourgeois les plus riches. On l'invitait aux noces et aux
enterrements et il fut même l'hôte de la confrérie
des Trois Frères, le plus grand honneur qui se puisse concéder
dans notre cité. Ainsi, comme mon maître puisait à
d'autres sources que moi ce qu'il désirait savoir, sincèrement
je ne pensais point mal agir.
Il
donna de généreuses aumônes à l'hôpital
de Saint-Orjan et au monastère Saint-Olav, et son amabilité
lui attira tous les suffrages. De plus, il savait se montrer
suffisamment familier pour bavarder avec des hommes d'armes, des
marins et des apprentis; il ne tarda guère à chanter
ouvertement les louanges du roi Christian et de ses multiples et
nobles vertus. Et si quelqu'un s'en jugeait offensé, il disait
en le regardant franchement dans les yeux:
- Je
respecte les opinions de tout le monde et professe que chacun a le
droit d'avoir ses propres pensées. Je réclame le même
droit pour moi, d'autant plus que je suis étranger.
J'ajouterai que ma position en marge de vos disputes nationales me
place à même d'avoir un point de vue plus large que ceux
qui y sont directement intéressés.
Et
tous de reconnaître qu'il parlait avec la prudence et la
sagesse qui convenaient à un gentilhomme si accompli, même
si les moins avertis prétendaient qu'il ne devait guère
connaître les Jyllandais qui sont tous traîtres et
perfides!
Messire
Didrik, dans le but de dissimuler ses intentions, entreprit de
visiter toutes les chapelles des environs de la cité, et
j'appréciai fort ces voyages. Un jour, nous chevauchâmes
jusqu'à Nadendal où damoiselle Agnès voulait
acheter des dentelles fabriquées dans le couvent, qui,
disait-on, rivalisaient de finesse avec celles des Flandres. Inutile
de dire à quel point j'étais aveuglé et charmé
par la grâce et la beauté de cette femme; mais
l'humilité de ma position, dont j'étais conscient, et
ma trop grande jeunesse sans aucune expérience ne me
permettaient point d'imaginer que je pusse viser si haut.
A
notre retour de Nadendal, alors que j'étais sur le point de la
quitter à la porte de l'auberge, elle plongea ses yeux au fond
des miens et dit dans un profond soupir:
- Je
suis si lasse de cette ennuyeuse cité et des rustres qui
l'habitent! Entrez, Mikaël, venez boire une coupe de vin avec
moi. Mon frère me laissera encore seule tout le jour et je ne
sais que faire pour passer le temps!
Elle
me conduisit dans sa chambre, dont l'air était si imprégné
de parfums qu'après les remugles de l'auberge, j'eus
l'impression de pénétrer dans un jardin de roses.
Après
que nous eûmes vidé nos coupes, damoiselle Agnès
se mit à parler d'une voix pleine de passion:
- Je
prie Dieu que tout cela finisse d'une manière ou d'une autre!
Cette éternelle attente m'étouffe! Cette vie inquiète
et vagabonde fait désormais partie de moi; je ne peux plus
supporter de rester longtemps à la même place!
D'ailleurs je sais que je ne suis d'aucune utilité dans ce
pays; à quoi bon mon adresse quand les hommes d'ici, même
les plus sages, se laissent prendre de leur plein gré dans les
pièges de mon frère! Mais je viens d'apprendre que la
flotte royale a quitté le port de Stockholm. Nous aurons
bientôt des nouvelles de la bataille; ce sera le signal pour
commencer l'action ici, à moins que le roi ne réussisse
à éviter l'effusion de sang par des négociations.
- Madame!
dis-je, quelle est ma part dans tout cela? Je me réveille
chaque matin avec une douleur au fond de la poitrine parce que
j'ignore si je fais le bien ou le mal. Je ne puis endurer plus
longtemps ces angoisses, ni ces regards chargés de soupçons
que je rencontre où que j'aille et qui me blessent comme de
vives accusations! Si le sang devait couler dans cette cité où
j'ai vu le jour, chaque goutte retomberait sur ma conscience et je ne
connaîtrais plus jamais un seul moment de paix!
Elle
rit d'un rire joyeux, toucha mon cou et dit:
- Tu
as un cou fin et mince comme il sied à un jeune clerc, ce
serait si facile de le trancher! Mais n'oublie pas, Mikaël, on
ne peut faire d'omelette sans casser des oeufs!
Les affaires de l'État ressemblent à la confection
d'une omelette et si l'on veut obtenir quelque chose, il faut bien
battre les oeufs!
- Idée
absurde et folle! répliquai-je. Un être humain n'est pas
un oeuf qui se puisse rompre
impunément!
- Vraiment?
susurra-t-elle de sa voix douce en prenant ma main entre les siennes.
Comme vous êtes, vous les Finlandais, une race lente et peu
entreprenante! Je me demande s'il existe quelque chose au monde
capable de vous enflammer! Toi-même, Mikaël, tu es plus
chaste que le chaste Joseph! Et j'en suis réduite à
penser que je suis devenue vieille et laide dans cette maudite cité
parce que n'importe qui d'autre, seul à seul avec moi et une
bouteille de vin à sa portée, aurait certainement
trouvé d'autres sujets de conversation que ces omelettes! Ne
comprends-tu pas que je m'ennuie à mourir?
- Voulez-vous
dire...? bégayai-je, n'en croyant mes oreilles. Voulez-vous
dire que je devrais abuser de votre innocence et trahir votre frère
qui m'a confié votre honneur? Que je devrais pécher
contre vous et vous induire à la tentation... tentation qui
pourrait être plus forte que nous deux?
Elle
éclata d'un rire si sonore que je me vis moi-même obligé
à esquisser un sourire, en dépit de mon désarroi.
- Tu
es vraiment un jeune homme plein de vertus, Mikaël! reprit-elle
en ébouriffant mes cheveux. Un phénomène quasi
incroyable dans notre monde de pécheurs! Mais je porte
peut-être une ceinture de Venise pour protéger ma
chasteté... n'as-tu pas une toute petite envie de t'en
assurer?
Tout
tremblant des pieds à la tête, je me jetai à
genoux devant elle:
dame! Vous êtes la plus belle et la plus désirable de
toutes les femmes que j'aie rencontrées, et vos merveilleuses
vertus ont dès longtemps conquis mon coeur! Mais je vous
en supplie! Eloignez-moi de votre vue sur-le-champ et ne me faites
point tomber dans la tentation... parce que jamais je ne serai digne
de vous, jamais je ne pourrai vous offrir la position à
laquelle votre naissance, votre éducation et votre beauté
vous donnent droit!
Elle
rit avec encore plus de gaieté avant d'ajouter:
- Un
petit jeu entre bons amis est un amusement innocent qui n'oblige à
rien! Crois-moi, l'art d'aimer est un art délicieux qui
demande de la sensibilité et beaucoup de pratique, à
l'instar de toutes les activités utiles et de quelque valeur.
C'est le huitième des arts libéraux et, mon cher
Mikaël, tu seras mon élève!
Sa
voix était la voix de la persuasion et elle parlait avec une
telle ingénuité que je crois que même un homme
plus avisé que moi aurait succombé, d'autant qu'elle
semblait être exceptionnellement experte en la matière.
Elle avait, en professeur, l'art de se faire comprendre et se
montrait parfaitement maîtresse de ses matériaux. Son
propre corps était le cahier d'écriture et elle
n'hésitait point à se saisir elle-même du crayon
si je manifestais quelque indécision. Mais nous avions à
peine franchi le stade élémentaire que brusquement les
cloches de l'église se mirent à sonner le tocsin et
qu'un bruit confus nous parvint en provenance du port.
Damoiselle
Agnès relâcha aussitôt son étreinte, me
repoussa loin d'elle et se mit calmement à rajuster sa
toilette tandis que, tout tremblant et déconfit, je restais
debout, au milieu de la chambre.
- Il
est arrivé quelque chose! dit-elle d'une voix froide et
tranquille.
A
ce moment-là, on cogna violemment contre la porte et comme
damoiselle Agnès tardait à tirer les verrous, messire
Didrik frappa le battant à coups redoublés de la
poignée de son épée en lançant un torrent
d'imprécations.
- Par
la sangdieu! s'écria-t-il en nous voyant après avoir
fait irruption dans la pièce. Ensemble tous les deux! Femelle
dévergondée, je devrais te traîner par les
cheveux jusques au pilori! Mais laissons cela pour le moment! Nous
devons penser et agir rapidement. Une légère
embarcation vient d'apporter les nouvelles de la défaite du
roi Christian à Brannkyrka, qui se trouve je ne sais où!
Ses troupes désertent en masse pour passer dans les rangs des
Suédois tandis qu'il essaye de rembarquer tous ceux qu'il
peut. Difficile, bien sûr, de faire la part de l'exagération
dans ce fatras, mais on chante un Te Deum dans la cathédrale
et, sur la place du marché, la populace commence à
montrer les dents. On m'a jeté du fumier quand je me frayais
un passage à travers la foule pour venir ici. Tout notre
travail est perdu! On n'entend plus à présent que des
chansons et des cris de «Victoire!», «Vive Sten
Sture!» et «A mort les Jyllandais!».
- Messire
Didrik, dis-je alors, ce qui est arrivé ne peut s'annuler et
nul doute que ce ne soit la volonté de Dieu. Mais tant au
château qu'en la cité, nombreux sont ceux qui ont bu à
vos frais à la santé du roi Christian! Rassemblons-les
et tentons un assaut pour notre bonne et juste cause!
- Dieu
n'a rien à voir là-dedans! grogna-t-il. C'est le nombre
de troupes, les armes et l'adresse des chefs qui déterminent
l'issue d'une bataille! Si nous voulons nous en sortir sains et
saufs, il ne nous reste pas d'autre solution que la fuite! A vrai
dire, Agnès et moi ne courons nul risque mortel car nous
sommes étrangers, mais pour vous, c'est différent!
Il
s'assit et vida la coupe de sa soeur puis, la bouche appuyée
au pommeau de son épée, fixa ses yeux sur moi avec un
air de profonde réflexion.
- Oui,
tout à fait différent! insista-t-il. Vous connaissez
les noms de tous ceux qui ont bu à la santé du roi. La
bonne renommée et la réputation de trop de monde se
trouvent entre vos mains, Mikaël... Je vais donc être
obligé de me séparer de vous!
- Mais...
messire Didrik! criai-je, plein d'amère indignation. Me
croyez-vous capable de trahir ces secrets pour sauver ma vie? S'il en
est ainsi, vous vous trompez complètement et commettez une
grave injustice à mon endroit!
- Un
homme n'est qu'un homme, répondit-il sentencieusement. On ne
peut en ce monde faire confiance à personne si ce n'est à
soi-même et encore... avec modération! Ma chère
soeur, poursuivit-il, s'adressant à damoiselle Agnès
pour l'heure occupée à ranger ses affaires dans son
coffre de voyage, ma chère soeur, aie la bonté de
passer dans la chambre à côté ou, pour le moins,
de détourner le regard. Je me vois dans l'obligation de tuer
ce jeune homme dans l'intérêt de notre propre sécurité.
Elle
parut surprise, mais vint à moi, me tapota les joues avec
tendresse et me donna un baiser sur le front.
Deux
grosses larmes brillaient dans ses yeux.
- J'ai
de la peine à me séparer de toi dans ces conditions,
Mikaël, dit-elle, mais tu dois bien comprendre la sagesse des
propos de mon frère.
J'étais
si ahuri de cette subite tournure des événements, que
j'en suis toujours à me demander s'ils parlaient alors
vraiment sérieusement.
- Messire!
bégayai-je. Avez-vous l'intention de m'assassiner ainsi de
sang-froid? Si vous ne craignez point le Jugement Dernier ni les feux
de l'enfer, pensez au moins aux tribunaux civils et ecclésiastiques
qui ne manqueront pas de vous condamner!
Il
réfléchit un instant mais sa charmante soeur
s'empressa de prendre la parole:
- Il
me serait facile de remettre du désordre dans mes vêtements,
ou même de les déchirer... en fait, je suis fatiguée
de cette robe! Tout le monde m'entendrait frapper à la porte
et pousser des cris et chacun comprendrait aussitôt que, pour
défendre mon honneur, tu as été obligé de
tuer ce jeune homme lorsque, sous l'empire du vin, il tentait de
m'outrager!
Cette
odieuse trahison me parut à tel point incroyable que c'est à
peine si je parvins à murmurer «Jésus, Marie!»
et que je restai là, à les regarder, comme si je les
voyais pour la première fois.
Le
visage de messire Didrik, marqué par les brûlures de la
poudre, me parut alors celui d'un homme débauché et
malfaisant; quant à Agnès, elle n'était plus
aussi jeune ni aussi séduisante que lorsque je l'avais
contemplée sous l'emprise de Satan: elle avait les cheveux
teints, le noir de ses yeux et le carmin de sa bouche faisaient comme
de grandes taches sur sa face. Leur monde m'apparut alors pour la
première fois dans toute sa nudité et je vieillis, à
ce moment, de plusieurs années.
Mais
s'ils imaginaient avoir fait avec moi un marché de dupe, je
pouvais au moins leur rendre la monnaie de leur pièce! Les
écailles qui m'aveuglaient étaient désormais
tombées de mes yeux!
Je
versai d'une main encore tremblante le reste du vin dans ma coupe,
puis dis d'une voix ferme:
- Damoiselle!
Damoiseau! Vous me permettrez de boire une dernière fois aux
méfaits, mauvaisetés et autres trahisons que vous
m'avez si bien enseignés! Pour vous prouver que j'ai été
un bon élève, je dois reconnaître que je ne me
suis point confié en vous sans quelques réserves. Pas
plus que je n'ai une opinion très élevée de la
virginité et de l'honneur de damoiselle Agnès, et c'est
seulement la vive sympathie que j'éprouve à son égard
qui m'empêche de la traiter de vulgaire catin!
Agnès
pâlit et ses yeux noisette se mirent à lancer des
étincelles.
- Assez
de tergiversations, Didrik! cria-t-elle. Fais taire cette bouche sans
vergogne! Jamais la vue du sang versé ne m'a fait peur, tu le
sais, et mon amour pour toi en sera décuplé!
Mais
messire Didrik me regardait fixement avec attention tout en passant
distraitement le doigt sur le fil de son poignard.
- Laisse
parler le garçon! interrompit-il. Je l'ai rarement entendu
tenir propos aussi sensés et, malgré sa jeunesse, il
commence à monter dans mon estime. Continuez, Mikaël!
Vous devez bien cacher quelque chose dans votre manche pour oser nous
parler sur ce ton!
- Puisque
je m'y vois forcé, messire, je vous dirai tout avec franchise.
Afin d'avoir l'esprit tranquille et parce que je soupçonnais
quelque peu vos intentions, j'ai confié à la garde du
bon père Pierre de Saint-Olav, un document écrit dans
lequel je relate d'une manière détaillée toutes
vos activités et dresse une liste de tous ceux qui ont bu à
la santé du roi Christian. Le secret de la confession empêche
le père d'ouvrir cette lettre, mais s'il m'arrivait quelque
malheur, il est autorisé à demander à l'évêque
la permission de prendre connaissance de cette déclaration
écrite de ma main. Je l'ai faite sans penser à mal,
pour sauver ma peau dans le cas où nos plans échoueraient,
mais je m'avise à présent que ce manuscrit me servira
bien plus que je n'avais pensé!
- Est-ce
vrai? demanda-t-il.
Je
plantai mon regard droit dans le sien sans sourciller. Parce qu'il
jugeait de moi d'après son propre caractère, il se
sentait plutôt porté à me croire.
Avec
un soupir, il remit alors son arme au fourreau.
- J'espère
que vous oublierez ma petite farce, dit-il d'une voix pleine
d'aigreur, et que vous voudrez bien me pardonner d'avoir mis votre
loyauté à si rude épreuve. Je comprends à
présent la raison qui vous poussait à vous montrer si
diligent à prendre des notes!... et quand bien même vous
mentiriez, je ne veux point courir le risque que vous ayez dit la
vérité!
- Ce
maudit garçon nous a trahis! s'exclama damoiselle Agnès,
des sanglots de rage dans la voix. Et dire qu'à l'instant, il
essayait de me séduire! Jamais je n'aurais imaginé
pareille duplicité de ta part, Mikaël! Je te croyais
innocent et bon, et j'aurais aimé conduire dans les jardins du
paradis un coeur si pur et si jeune! Mais je m'avise trop tard
que nous avions réchauffé un serpent dans notre sein!
- Couvre
ta poitrine et tiens ta langue, catin! rugit messire Didrik. Nous
avons une dette de reconnaissance à l'égard de Mikaël,
et le moins que nous puissions faire pour lui est de le mettre à
sauf à bord d'un navire et de le sortir de ce pays... en
attendant le beau jour de triomphe où il pourra y revenir avec
honneur! Restons amis, Mikaël, et renouons notre alliance qui,
en fin de compte, ne peut vous être que profitable! Pour
l'instant, contentez-vous de ces pièces d'or, mes fonds sont
en baisse! Je vais essayer de vous conduire en lieu sûr où
vous attendrez sur le continent le temps nécessaire avant
d'entrer dans quelque université. Je vous promets de faire
tout ce qui sera en mon pouvoir pour que le roi Christian vous
accorde une bourse d'études... car vous êtes susceptible
de le servir utilement et toujours au bénéfice de votre
propre pays.
C'était
là plus que je n'en espérais, moi qui ne demandais qu'à
sauver ma vie! Avant de répondre, je regardai en direction de
l'épée et la vis qui reposait tranquillement dans son
fourreau.
- Noble
seigneur, ma gratitude vous sera éternellement acquise si vous
m'aidez pour de vrai à réaliser mes plus ardents
désirs. Oublions ces... vétilles et secouons de nos
pieds la poussière de la cité tant qu'il en est encore
temps.
- Il
y a dans le port un bateau de Lübeck, annonça-t-il, et il
lèvera l'ancre demain si le temps le permet. J'ai déjà
pris un passage pour ma soeur et pour moi, mais quoi de plus
naturel que notre fidèle secrétaire nous accompagne?
Rendez-vous donc au port au lever du soleil et nous nous retrouverons
à bord, si Dieu le veut.
Le
ton avec lequel il dit ces derniers mots me parut si plein de piété,
que j'en conçus quelques soupçons et enchaînai
incontinent:
- Vous
m'avez, avec une grande bonté d'âme, proposé de
l'or. J'ose vous prier de me le donner sans délai car je me
trouverais fort embarrassé si par quelque difficulté
imprévue, vous ne pouviez me rejoindre.
Mais
j'avais commis une injustice à l'encontre de cet homme, car
une fois qu'il avait pris une décision il savait s'y tenir. Il
y allait en outre autant de son intérêt que du mien que
je ne fisse point piteuse mine en me présentant à bord.
Il me remit sans protester cinq ducats du pape, trois guldens du Rhin
et une poignée de thalers d'argent, si bien que je me trouvai
en un moment plus riche que je ne l'avais jamais été en
toute ma vie.
Plein
d'enthousiasme, je quittai l'auberge par la porte de derrière
et regagnai sans encombre la cabane de dame Pirjo. J'expliquai à
ma mère d'adoption que le seigneur Didrik devait quitter Åbo
sans délai pour raison d'affaires et qu'il m'avait proposé
de m'amener avec lui à bord; que cela me permettrait de suivre
des cours dans une université et que je ne savais point encore
si je choisirais celle de Rostock, de Prague ou de Paris; je
l'assurai que je tenais là la grande chance de ma vie et la
priai de préparer mes bagages pour le voyage. Elle ne souleva
aucune objection à l'annonce de mes projets et j'eus même
le sentiment qu'elle en éprouvait quelque soulagement, ce qui
ne laissa point de me surprendre car je ne pensais guère
qu'elle fût informée des intrigues de mon maître.
Comme
jamais je n'aurais pu quitter ma terre natale la conscience pleine de
noirceur, je tenais avant tout à me confesser au père
Pierre. Pour éviter la foule excitée par la victoire,
je louai une barque et descendis la rivière en ramant jusqu'au
monastère. La prière de l'office de none avait déjà
pris fin et je rencontrai le père Pierre à la porte; il
se préparait à se joindre à la liesse populaire,
mais lorsque je lui fis part de mon désir solennel, il
m'accompagna sur la colline pour m'écouter en confession.
Il
fit maints signes de croix tandis que je parlais et, quand j'eus
terminé, prononça ces mots:
- J'avais
cru que messire Didrik était un bon garçon, hélas!
c'est un véritable voyou! Grâce à la providence,
tout a tourné au mieux et l'on dirait que tes espoirs sont en
passe de se réaliser. Certes, le chemin qui s'ouvre devant toi
est rude et semé d'obstacles plus dangereux que tu n'as l'air
de le penser: nombreux sont partis au loin à la recherche de
la connaissance qui ne sont jamais revenus! En vérité,
tu as agi sans discernement. Tu devrais comprendre que c'est une
erreur et une offense envers Dieu d'essayer ainsi de changer
radicalement les choses quand c'est dans leur nature même
d'aller avec lenteur; nous ignorons tout de ces idées
nouvelles qui nous peuvent mener au mal comme au bien... Je ne vois
point cependant que tu aies péché contre l'Église
et j'ai donc pouvoir de te donner l'absolution... Toutefois, pour que
ton âme soit en paix, je te condamne à dire une prière
dans tous les lieux saints que tu rencontreras sur ton chemin.
Un
sentiment sincère d'absolue contrition envahit mon coeur
et je baisai le bord graisseux de son habit, quand tout à coup
il me revint en mémoire la leçon que m'avait donnée
damoiselle Agnès et que, dans ma hâte, j'avais oublié
de mentionner. Et c'était précisément mon péché
le plus noir!
Je
décrivis de mon mieux au père Pierre tout ce qui
s'était passé et il me posa maintes questions afin de
jeter le plus de lumière possible sur cet événement.
- Tu
as été victime de la séduction, dit-il à
la fin en soupirant, et il était difficile d'attendre d'un
jeune homme si peu averti que toi qu'il sût résister à
si puissante tentation! Peut-être ne l'aurais-je pu
moi-même!... Laissons cela néanmoins et parlons à
présent de ce que nous devons faire. Il faut que tu ailles
sans tarder voir magister Martinus et que tu lui demandes une lettre
de recommandation ainsi qu'une note sur ta scolarité. Après
vêpres, je me rendrai chez dame Pirjo pour que nous
réfléchissions et priions ensemble avant que tu ne
franchisses le pas qui décidera du chemin de ta vie tout
entière.
Son
absolution et le conseil qu'il me donna mirent la paix en mon âme,
même si je ressentais quelque appréhension à
l'idée de me présenter devant magister Martinus. Mais
il me reçut lui aussi avec le sourire, les joues un peu
rougies par les libations. Il se montra surpris et heureux à
la fois des nouvelles et les jugea suffisamment importantes pour les
communiquer à l'évêque en personne. Je pense
qu'il n'osait apposer son nom sur une lettre de recommandation sans
l'autorisation du prélat, et comme précisément
il devait se rendre à l'évêché pour
participer à un banquet en l'honneur de la victoire de Sten
Sture, il m'invita à l'accompagner pour présenter ma
pétition.
Nous
passâmes devant la cathédrale et l'hôpital
Saint-Orjan où les deux lépreux de la ville nous
demandèrent la charité. L'un n'avait plus de nez et le
visage de l'autre était recouvert d'une toison argentée.
Et je me sentis tout mélancolique à l'idée que
plus jamais je ne verrais leurs figures familières.
Les
odeurs les plus appétissantes frappèrent nos narines à
l'approche de la demeure de l'évêque. Je restai sur le
seuil, la toque à la main, tandis que magister Martinus
entrait pour s'occuper de mon affaire. Il revint quelques instants
plus tard et m'introduisit auprès de l'auguste révérend.
L'évêque Arvid Kurk était lui aussi de bonne
humeur et ne tarda guère à évoquer ses souvenirs
du temps où, jeune étudiant, il vagabondait en chantant
sur les routes d'Europe, bien qu'il appartînt à une
famille influente et jouît déjà à l'époque
des rentes d'un bénéfice. Seul le choix de mon
université parut lui donner quelque souci. Magister Martinus
proposa celle de Rostock qui, pour être la plus proche, me
permettrait de revenir plus facilement si je me heurtais à de
trop insurmontables obstacles.
Mais
le prélat lui intima l'ordre de se taire et dit:
- En
des temps troublés comme les nôtres, je ne puis
conseiller aucune des universités allemandes où les
fausses doctrines de Wittenberg gagnent chaque jour du terrain; les
jeunes esprits n'en peuvent retirer que troubles et préjudices.
Non, Mikaël! Si tu en as les moyens, tu dois aller à
l'université de Paris, mon université! Celle où
moi et tant d'autres qui, par la grâce de Dieu, ont occupé
ce siège épiscopal d'Åbo, avons acquis notre
savoir!
Nul
doute que le sévère prélat ne se fût à
nouveau lancé avec délices dans ses souvenirs, si
magister Martinus n'eût osé l'interrompre, le priant de
rédiger sans plus attendre une lettre de recommandation en ma
faveur. Mon bon père craignait, je crois bien, que ses doigts
ne fussent plus capables de tenir une plume après le
banquet... L'évêque, sans plus de commentaires, se
prononça donc pour l'université de Paris et dicta en
son propre nom la lettre qui soumettait mon cas à ses doctes
professeurs.
- Mikaël,
dit-il pour finir, lorsque tu auras trouvé un bon tuteur et
qu'il t'aura admis au nombre de ses élèves, tu jouiras
de tous les droits et privilèges de l'université. Mais
souviens-toi que moult de ceux qui ont emprunté ce chemin n'en
sont jamais revenus et que moult qui en revinrent, avaient l'âme
et le corps déchirés pour avoir consacré plus de
temps aux sept péchés capitaux qu'aux sept arts
libéraux! Mais si tu te conduis comme il se doit, si tu reçois
en temps voulu le titre de bachelier, je penserai sérieusement
à ce que je peux faire pour toi. Que ton premier examen soit
donc la pierre de touche de ta valeur!
L'angoisse
cependant étouffait mon coeur à l'idée de
ce que ce bon évêque et mon tuteur Martinus diraient
lorsqu'ils apprendraient mes activités pour la cause
jyllandaise, ce qui ne saurait tarder, je n'en pouvais douter. Ému
aux larmes par cette terrible inquiétude, je le remerciai
d'une humble voix pleine d'ardeur contenue, et mon cher maître
Martinus se mit lui aussi à pleurer.
Le
révérend Arvid, lui-même gagné par
l'émotion, dit en guise de conclusion:
- Je
t'autorise, mon pauvre garçon, à te servir de mon nom
quand des obstacles surgiront sur ta route, ou bien si la maladie
venait à te terrasser, car je puis dire, sans me vanter, que
je fus le plus valeureux des étudiants de Finlande à
l'université de Paris. Je suis bien sûr que la mention
de mon nom te vaudra toujours un repas ou une coupe de vin à
«la fête de Saint-Jean» ou à «la toge
du Maître» même s'ils ne m'ont point revu depuis
près de trente ans! Mais, pour te donner une preuve plus
tangible de mon intérêt, permets-moi d'ajouter cette
petite somme à ton pécule...
Tout
en parlant, il fouillait dans une bourse bien garnie pendue à
sa ceinture, et me tendit trois guldens de Lübeck, dont un
d'ailleurs ne faisait point le poids légal. Dans le même
élan, magister Martinus me fit cadeau de trois monnaies
d'argent. Les derniers vestiges de mon orgueil furent alors submergés
par les remords les plus amers et il ne resta plus dans mon coeur
que de bonnes résolutions.
Un
grave silence régnait dans la cabane de dame Pirjo. La table
débordait de victuailles, assez, je pense, pour régaler
la ville entière! Ma mère d'adoption avait rempli un
grand sac de toutes sortes de provisions de bouche et rangé
mes vêtements, avec une pile de linge sur laquelle trônait
mon vieux livre en loques Ars Moriendi, dans un coffre tout
cabossé dont venait de me faire présent maître
Laurentius. Ce dernier était assis, les coudes sur les genoux,
dans un coin de la pièce. Je le remerciai de son présent
tout en frémissant dans mon for intérieur à la
pensée de ce qu'il avait bien pu transporter dans ce coffre au
cours de ses pérégrinations... Dans un autre coin, je
vis Antti, le menton appuyé sur la paume de sa main; je crus
qu'il était triste à cause de mon départ mais
découvris plus tard qu'il avait d'autres sujets de
préoccupation.
Le
père Pierre arriva après vêpres. Il avait
emprunté le sceau du père prieur et écrit au nom
du monastère une recommandation à l'intention de toutes
les communautés de frères afin qu'elles m'offrent le
gîte et le couvert d'un soir durant mon voyage sur le chemin de
Paris.
- J'ai
signé de mon nom pour que l'on ne croie point que cette lettre
est un faux; j'imagine que nul ne se souviendra du nom du prieur
d'une communauté petite et reculée comme la nôtre!
Quoi qu'il en soit, ce document t'économisera bien des
dépenses et tu peux le présenter à n'importe
quelle maison de religieux sans te soucier de l'ordre auquel elle
appartient; Dieu ne regarde point si ses brebis sont noires, grises
ou brunes, ni si toi-même n'es qu'un séculier!
Je
n'ai plus grand-chose à raconter sur cette triste soirée.
Nous avons tous versé des larmes et dame Pirjo m'a doucement
caressé la tête. Elle avait mis un paquet de médicaments
dans mon coffre: une jolie boite peinte en rouge et vert, qui
contenait ses meilleurs remèdes contre fièvre,
paludisme, toux et saignements, sans oublier la graisse d'ours, de
lièvre, ni la thériaque de grand prix.
A
propos d'une petite corne remplie à ras bord d'un liquide à
l'odeur pénétrante, elle me glissa à l'oreille:
- Je
ne sais si j'ai bien ou mal agi mais les hommes sont les hommes, et
j'ai mis dans cette corne le philtre le plus puissant que je
connaisse: quelques gouttes dans du vin ou de l'hydromel suffisent à
émouvoir la femme la plus vertueuse du monde.
Après
force conseils et mises en garde elle me donna cinq grandes pièces
d'argent, qu'elle me recommanda vivement de changer pour des monnaies
d'or dans une des banques sérieuses de Lübeck en faisant
bien attention de ne point accepter de pièce rognée,
dont les changeurs ont la spécialité. Je n'éprouve
nulle honte à avouer que toute cette bonté qui
m'entourait, moi si indigne, me rendait comme une chiffe molle.
L'office nocturne nous trouva encore en prières et l'heure des
laudes surprit le père Pierre et maître Laurentius
sommeillant tous deux sur la couche de dame Pirjo. Antti, quant à
lui, avait disparu. Et lorsque parut la première lueur de
cette pâle aurore automnale, nous étions déjà
en route: le père Pierre et maître Laurentius titubaient
sous le poids du coffre qu'ils transportaient tous deux le long de la
rive, dame Pirjo s'était chargée de mon paquet et moi
du grand sac à provisions. Le ciel commençait à
se teinter de pourpre vers l'Orient quand ils m'aidèrent, avec
maintes bénédictions, à me hisser sur la
chaloupe du navire; puis, du haut du pont, je réussis encore à
distinguer leurs silhouettes qui agitaient les mains en signe
d'adieu. Et je contemplai également la haute tour de la
cathédrale toute droite dressée au milieu des maisons
basses, des potagers de choux aux reflets bleutés et des
longues files de piquets des champs de houblon dégringolant la
colline. Le grand bateau descendit en glissant le cours de la rivière
et, lorsque nous eûmes dépassé les sombres
murailles de la forteresse, je murmurai une prière et fis en
mon coeur mes adieux à ma vie écoulée.
Puis, relevant la tête, je fis face à mon nouveau
destin, face à l'inconnu.
LIVRE III
LA DOCTE UNIVERSITÉ
Mes
compagnons de voyage avaient réservé sur le pont à
la poupe du bateau une cabine, tandis que je devais me débrouiller
par mes propres moyens. Messire Didrik me conseilla de faire amitié
avec l'officier en second, un homme originaire de Lübeck, qui me
permit de m'installer dans une petite dépense derrière
la cuisine; j'évitais de la sorte de dormir sur le gaillard
d'avant en compagnie des marins, s'ils avaient pu me faire une place
parmi eux. A vrai dire, peu m'importait de dormir ici où là!
A peine étions-nous entrés dans les eaux de l'archipel
et roulions-nous sur les profondes vagues de jade, que le vent frais
de la mer emporta dans un souffle la totalité de mes
inquiétudes et je fus alors pénétré d'un
sentiment de joie et de courage qui envahit mon coeur.
Grande
fut ma surprise cependant à repérer soudain mon ami
Antti Karlsson lui-même, qui quittait furtivement un des
innombrables recoins du navire tout en jetant des regards hébétés
autour de lui et en grattant sa tignasse emmêlée.
- Jésus,
Marie! m'écriai-je. Que fais-tu ici? T'es-tu caché à
bord pour cuver ton vin? Vite! Saute et nage jusques à la côte
tant que nous n'avons pas encore quitté les îles!
- Je
suis officiellement à bord, ne t'inquiète pas, et
engagé comme assistant du contremaître pour payer mon
passage! répondit-il. Oui, j'ai remercié mon patron du
peu qu'il m'a enseigné de son honorable office et lui ai donné
ma parole de le récompenser de ses efforts. J'ai également
recommandé à la protection de Dieu mes compagnons
d'apprentissage qui en ont un sérieux besoin, et leur ai
défendu de dire du mal de moi pendant mon absence! Sans doute
aurais-je dû les inviter à boire pour fêter mon
départ, mais il était trop tard et la cervoise de dame
Pirjo m'était montée à la tête. Le temps
est venu pour moi de courir le monde et de parfaire mes connaissances
dans mon métier, le plus important de tous! C'est pourquoi je
pars avec toi, je quitte sans regrets superflus ma terre natale, qui
m'a offert plus de famine que de pain et plus d'insultes que de
places choisies au coin du feu!
- Antti,
tu es fou! Retourne sans tarder! Tu peux encore obtenir le pardon si
tu le demandes avec l'humilité nécessaire!
- Je
ne veux point recevoir une balle dans la poitrine! répliqua-t-il,
l'air résolu. Mes affaires ont mal tourné et le diable
a ensorcelé le tenancier des Trois Couronnes. Il a maintenant
soif de mon sang et reste aux aguets derrière son bar, un
pistolet chargé dans la main, tout prêt à tirer
sur moi!
- Mais
pour quelle raison? demandai-je avec étonnement. Je vous
croyais les meilleurs amis du monde! La maîtresse de maison te
caressait les joues chaque fois qu'elle te voyait et te réservait
toujours les restes de ses clients!
- Mikaël,
dit Antti, ses honnêtes yeux gris posés gravement sur
les miens, si tu tiens à la vie, ne permets jamais à
une femme de te caresser les joues car rien de bon n'en peut venir!
J'ai commencé en toute innocence à être ami avec
l'hôtesse des Trois Couronnes, ou plutôt c'est elle qui a
recherché mon amitié à partir du moment où
je l'ai sauvée des voleurs. Et je n'y ai vu aucun mal jusqu'à
ce que, telle la femme de Putiphar, elle m'invitât à
partager sa couche pendant que son époux était occupé
ailleurs.
- Antti!
L'adultère est un horrible péché! Je n'aurais
jamais imaginé pareille faiblesse de ta part!
- Comment
pouvais-je le deviner? rétorqua-t-il d'un air offensé.
Je suis un garçon obéissant qui fait ce qu'on lui
demande! Malheureusement, le patron m'a surpris quand j'étais
en train d'obéir aux ordres de sa femme et je n'ai point eu
d'autre ressource que de le fourrer dans la huche d'où je
l'avais sorti en une autre occasion, mais il menait si grand tapage
là-dedans que j'ai dû placer une barrique de viande
salée par-dessus le couvercle! Cela l'a rendu encore plus
enragé et dès qu'il a pu se dégager, il est allé
se faire prêter un fusil par le Conseil «pour empêcher
les étrangers de labourer et ensemencer sa terre», selon
sa propre expression. Si bien que j'ai été obligé
de m'enfuir! Son épouse, des larmes plein les yeux, m'a donné
une bourse bien remplie pour que je ne crève pas de faim
durant la traversée. A terre, un homme peut toujours gagner sa
vie!
Je
ne lui adressai plus aucun reproche, «ce qui est fait est
fait», et le plus sage était de penser à
l'avenir. Mais je ne laissais point de m'émerveiller en
constatant comment nos deux vies s'attachaient l'une à
l'autre. Le même jour, peut-être à la même
heure, Antti avait frôlé la mort tout comme moi lorsque
je me trouvais à la pointe de l'épée de messire
Didrik. Tout tendait à nous persuader qu'il entrait dans les
desseins du Créateur de nous faire naviguer de conserve, et
une poignée de main scella notre entente. Mais aucun de nous
deux n'eût pu dire combien de temps ni avec quelle force ce
pacte nous unirait...
Sur
ce voyage, qui dura trois semaines, je dirai seulement que nous
essuyâmes deux tempêtes, qualifiées par les marins
de «grains sans importance», et que, si nous croisâmes
d'autres navires, nous ne rencontrâmes point de pirates, si
nombreux disait-on, entre Gotland et Osel. Nous jetâmes donc
l'ancre à la date prévue dans le port de Lübeck.
Messire
Didrik, à nouveau bien disposé à mon égard,
tenta de me persuader de l'accompagner à Copenhague, réitérant
ses belles promesses d'honneurs, richesses et autres faveurs royales.
Mais j'avais déjà été échaudé
et la vie précaire d'un aventurier manquait de charme à
mes yeux, d'autant qu'à présent s'ouvraient à
ceux de mon esprit les portes de la connaissance. Je lui rendis grâce
cependant, et lui fis mes adieux. Il promit de se souvenir de moi
quand les temps seraient plus propices.
Inquiet
pour mes bagages, je demandai à un groupe de marchands la
permission de me joindre à eux, et, en échange de
quelque argent, ils acceptèrent de charger mon coffre et mon
sac à provisions sur leurs charrettes. Je m'avisai un ou deux
jours plus tard que, transportant des marchandises de valeur, ils
auraient tout aussi bien accepté de prendre mes biens
gratuitement car ils souhaitaient, par souci de sécurité,
voyager avec le plus grand nombre d'hommes possible. Mais il était
trop tard pour rattraper ma maladresse!
Nous
laissâmes bientôt Hambourg derrière nous,
poursuivant notre chemin à travers les champs dorés et
les nombreuses rivières de cette région. Chaque jour le
soleil d'automne nous souriait plus chaudement et je n'en finissais
point d'admirer la fertilité du sol, la richesse et le nombre
des cités allemandes. Il ne se passait guère d'étape
sans que nous eussions l'occasion de voir sur notre route quelque
gibet dressé sur son monticule, comme pour nous avertir de la
proximité d'une cité populeuse et respectueuse des
lois.
Le
mauvais temps nous contraignit à demeurer plusieurs jours à
Cologne, grande ville au bord du Rhin, le fleuve au cours majestueux.
Je bénis cette halte qui me permit à la fois de me
reposer et de gagner cent jours d'indulgence en priant dans la
cathédrale. J'avais déjà, en compagnie d'Antti,
visité maintes églises et cathédrales, mais la
vue de ce magnifique édifice nous coupa le souffle. On avait
vraiment le sentiment d'être un ver de terre, quand on levait
les yeux vers les vertigineuses hauteurs des flèches
couronnées de nuages au-dessus de nous. Je suis sûr
qu'Åbo dans sa totalité eût contenu sous ces
voûtes! Rarement, pour ne point dire jamais, j'avais ressenti
la majesté de Dieu d'aussi près que dans cette
grandiose cathédrale et je ne m'étonnai guère
que malades, aveugles ou infirmes aient recouvré la santé
après avoir élevé leur prière en ces
lieux. On avait du mal à croire que des hommes l'avaient pu
construire!
A
Cologne, je confiai mon coffre à un marchand qui se rendait à
Paris par une route plus longue que celle que nous allions emprunter
et, comme l'automne tirait déjà à sa fin, Antti
et moi nous nous remîmes en marche tout seuls, à la
grâce de Dieu! Nous arrivâmes en Bourgogne, puis en
France, et bientôt commencèrent les difficultés
de langage. Heureusement, partout, dans les villes et villages, nous
croisions des clercs ou des frères, pleins de la crainte de
Dieu, auxquels je m'adressais en latin, et qui nous indiquaient
volontiers notre chemin. La nécessité nous fut un bon
maître: j'ai toujours eu une certaine oreille pour les langues
et, bien qu'au début le français m'ait paru quelque peu
déroutant, je m'aperçus très vite qu'il était
issu du latin.
Nous
traversions de somptueuses forêts de hêtres et dans ces
jours délicieux d'automne le soleil brillait parfois à
travers une brume qui s'étendait tel un voile de rêve
sur tout le paysage. A la Toussaint, nous arrivâmes enfin sur
la colline de Montmartre avec à nos pieds les toits de la cité
de Paris que la Seine enserrait dans ses bras d'eau verte. Nous
tombâmes à genoux pour rendre grâce à Dieu
de nous avoir conduits sains et saufs au terme de notre si long
voyage. Puis, de toute la vitesse de nos jambes, nous dévalâmes
la colline. Je comprenais alors les sentiments que Moïse devait
éprouver quand, du sommet de la montagne, il aperçut la
Terre promise!
Mais
nous nous étions trop empressés de rendre grâce,
car notre destin fut bien près de ressembler à celui de
Moïse qui n'entra jamais dans Canaan! Une bande de mendiants et
de voleurs, embusqués derrière les marronniers du bord
du chemin, surgirent de leur cachette et se jetèrent sur nous
à coups de gourdins, de pierres et de couteaux. Nul doute
qu'ils nous eussent assassinés sans sourciller, dépouillés
de tout puis cachés dans le bois une fois dévêtus,
là où personne ne nous eût pu trouver, si Antti,
avec sa gigantesque force, ne les eût forcés à
fuir après leur avoir administré quelques coups de son
bâton. Ils disparurent prestement, en braillant et hurlant,
sans doute persuadés de s'être attaqués au diable
en personne!
Mais
moi, je restai étendu sur le chemin, sans pouvoir me relever,
blessé à la tête par une pierre. Antti, pour la
seconde fois, venait de me sauver la vie.
J'étais
assommé à tel point que, si je ne souffrais de nulle
part en particulier, je n'entendais plus que carillons de cloches et
chants angéliques, ce qui prouve sans conteste combien j'étais
près des portes du paradis. Je repris la marche en titubant,
appuyé sur mon ami qui dut même me porter dans ses bras
robustes une partie du chemin.
Les
hommes de la garde nous arrêtèrent aux portes de la
ville et refusèrent de nous laisser entrer en voyant ma
blessure et ma tête ensanglantée. Je ne pouvais être,
pour leurs esprits bornés, qu'un bandit de grand chemin. Je
leur racontai mon histoire à plusieurs reprises, essayai en
vain de les apitoyer, mais ils auraient fini par nous enfermer si un
vieux moine déchaussé n'était venu à
notre aide; en effet, quand cet homme eut pris connaissance de mes
documents, il répondit devant la garde de ma bonne foi et de
ma conduite. Puis, avec la plus grande amabilité, il nous fit
traverser l'île et gagner l'autre rive du fleuve où se
trouve le quartier des universités, et nous indiqua sur le
bord de la Seine une auberge modeste où passer la nuit.
La
souillon qui tenait l'auberge semblait avoir l'habitude des têtes
cassées. Elle apporta, avant même que nous en fissions
la demande, eau chaude et chiffons et, sur ma prière, chercha
dans les coins toiles d'araignées et moisissures pour les
appliquer sur la plaie. Je me sentis nettement mieux après
avoir bu une coupe de vin; mes idées se remirent en place,
même si le chant des anges dans mes oreilles ne cessa qu'au
bout de quelques jours.
Cette
brave femme, à force de nourrir et soigner des étudiants,
savait tout ce qu'il convenait que je fasse pour entrer à
l'université et me fut d'un grand secours. Je devais avant
toute chose choisir un «tuteur» pour, en temps utile, et
après avoir assisté aux controverses dialectiques
débattues dans son école, obtenir le premier titre
académique. Seul l'étudiant parrainé par un
tuteur jouissait des privilèges universitaires.
Tous
ceux qui étaient nés au-delà des frontières
de la France avaient pour patrie l'Allemagne ou Germanie, et je
devais donc choisir un maître anglais ou germain à
défaut d'un danois ou suédois. Les tuteurs, pour leur
part, avaient déjà obtenu le titre de magister; selon
les statuts, ils devaient durant deux années enseigner
gratuitement à la faculté des Arts tout en poursuivant
leurs propres études dans l'une ou l'autre des trois facultés
supérieures. Toutefois, jamais de sa vie, la tenancière
n'avait entendu parler de sauvages païens tels que Suédois
ou Danois!
- D'ailleurs,
ajouta-t-elle, la mine sombre, plus les étudiants sont
éloignés de chez eux, plus ils boivent et se conduisent
mal! Si tu viens vraiment d'aussi loin que tu le prétends,
cela ne m'étonne guère que l'on t'ait cassé la
tête avant d'arriver. Un pauvre mortel doit supporter les
épreuves que Dieu lui envoie... Et les étudiants, Dieu
seul le sait, n'en sont pas exempts, loin de là! Ces garçons
aux cheveux blonds qui nous arrivent de contrées lointaines
sont froids au-dehors mais chauds à l'intérieur comme
tous les habitants des pays froids, et voilà pourquoi ils ont
besoin de boire plus que ceux à la peau brune.
Exemple
de philosophie naturelle que même une créature à
l'esprit simple pouvait apprendre au quartier Latin!
- Ma
brave femme, dis-je, un peu vexé, seules de nobles ambitions,
unies à l'amour de la connaissance, m'ont incité à
venir suivre les cours de cette reine des universités! Aussi
ne boirai-je que de l'eau et ne mangerai-je que du pain dur jusqu'à
ce que j'aie atteint le seuil des plus hauts titres de mon alma
mater. Pour ne rien vous cacher, je n'ai point de fortune mais
suis courtois et de bonne compagnie, quoi que vous en pensiez!
A
ces mots, la maritorne poussa un profond soupir et se désintéressa
totalement de mon cas; certes, elle nous servit quelque chose à
manger et nous procura un peu de paille pour dormir, mais ne nous
prêta, dès lors, pas plus d'attention qu'à deux
rats dans un coin.
J'avais
dans l'idée de me mettre en quête d'un tuteur dès
le lendemain matin, car les vacances étaient terminées
et les cours commencés depuis fort longtemps, mais Antti m'en
dissuada.
- Frère
Mikaël, dit-il, le Seigneur a créé le temps et non
pas la précipitation! Enfin... si j'ai bien compris ce que
prêchaient les dominicains. Il ne serait guère
convenable d'aller te présenter devant ton docte tuteur avec
un oeil au beurre noir et la tête bandée: il
pourrait se faire une fausse idée de ton caractère!
Je
m'étais muni d'une poignée de deniers dans la maison
d'un changeur, près du pont, mais ne tardai point à me
rendre compte que la vie dans cette cité agitée
revenait bien plus cher que dans mon pauvre pays natal; si je
continuais à vivre à l'auberge, un denier par jour ne
suffirait pas à payer un seul misérable repas et un tas
de paille avec les autres locataires de la chambre. Je partis à
la recherche d'un collège suédois ou danois, mais
personne ne fut capable de m'en indiquer un. Seul un vénérable
mendiant à la barbe grise se souvint d'avoir entendu parler
d'une telle institution qui avait existé une centaine d'années
auparavant. On n'avait guère vu d'étudiants danois
depuis fort longtemps car, me dit-il, il leur était interdit
de suivre des cours hors de leurs frontières depuis la
création de l'université de Copenhague. Ce vieillard,
tout à fait respectable et avisé, fut la seule personne
à me donner des conseils sensés durant ces premiers
jours. Il parlait un latin correct et me confia qu'il exerçait
son métier depuis plus de cinquante ans près du pont de
la cathédrale.
Un
étudiant ivrogne condescendit à m'adresser la parole
quand, malgré la modestie de mes moyens, je lui offris une
coupe de vin; à vrai dire, il se borna à m'enseigner un
poème en français qui, par le jeu de rimes astucieuses,
citait un grand nombre de rues de Paris. Ma connaissance encore fort
succincte de la langue ne me permit guère de comprendre ce
poème que pourtant, pour lui plaire, j'appris par coeur.
Il m'en coûta une nuit et deux deniers et demi! Ce ne fut que
bien plus tard que je découvris avec indignation le contenu de
cette oeuvre: en quarante-huit vers, il n'y était
question que des rues mal famées! Cette sorte d'aventure
constitue, pour ainsi dire, le tribut que tout étudiant novice
se doit d'acquitter en arrivant dans le quartier!
A
force de déambuler dans les rues, j'acquis une notion
approximative du quartier Latin, de ses bâtiments
universitaires et de ses nombreuses églises et monastères.
Il y avait une population d'environ six mille étudiants, soit
le double de celle d'Åbo. Divers pays et plusieurs pieuses
fondations possédaient au moins une trentaine de collèges,
qui ne pouvaient cependant accueillir qu'une faible partie
d'étudiants. Les cours avaient commencé la veille de la
Saint-Denis, nous approchions de Noël, il était donc
inutile de chercher à me faire admettre dans aucun d'entre
eux.
Lorsque
l'excitation de mon arrivée se fut un peu calmée, je
commençai à me sentir véritablement mal à
l'aise de n'en être encore qu'aux prémices de mes
études. Par chance, ma blessure à la tête fut
guérie en peu de jours si bien que je pus ôter la bande
et soigner mon apparence. Le brave marchand de Cologne arriva sur ces
entrefaites avec mon coffre de voyage. Après m'être paré
de mes plus beaux vêtements, je sollicitai hardiment une
entrevue avec le trésorier de la nation allemande, afin
d'obtenir quelques conseils éclairés pour mener à
bien mes études. Le jeune maître commença par
m'adresser de sévères remontrances pour avoir déjà
perdu la moitié de l'année; toutefois, après
avoir lu la lettre de recommandation de l'évêque Arvid,
il reconnut que mon voyage avait été long et périlleux.
La lettre, et mon aspect soigné, avaient dû l'amener à
supposer que j'étais un jeune homme fortuné car il me
demanda incontinent si j'avais l'intention de payer mon tuteur.
Certes, me dit-il, tout l'enseignement était en principe
gratuit, mais les professeurs, qui n'étaient point rétribués
par la faculté des Arts, consacreraient à l'évidence
plus d'attention à des élèves qui leur auraient
fait quelques présents.
Comme
il venait lui-même du pays de Hollande, il pouvait sans
attendre m'indiquer un tuteur hollandais, un certain magister Pieter
Monk, qui n'avait pour l'heure qu'un nombre réduit de
disciples et pourrait par conséquent me faire progresser
exceptionnellement vite en vue des examens. Puis il me donna
l'adresse du magister, qui vivait rue de la Harpe, en même
temps que sa bénédiction.
Heureusement
que j'avais reçu des instructions précises, car à
peine l'avais-je quitté que deux hommes, arborant la toque de
magister sur la tête et suivis d'une foule d'étudiants,
se précipitèrent sur moi dans l'antichambre, et se
mirent à vanter à haute voix leurs mérites
respectifs et ceux de leurs professeurs. Lorsque je leur dis que je
cherchais Pieter Monk, ils se récrièrent contre lui
d'une seule voix, l'accusant des pires défauts (c'était
un ivrogne, un glouton et même un hérétique!), si
bien que j'en vins à être ébranlé dans mon
désir de le rencontrer. Mais en fin de compte, la parole du
trésorier allemand me parut plus digne de confiance que celle
de ces racoleurs pleins de suffisance.
La
rue de la Harpe, près du fleuve, se situait non loin de
l'auberge où je logeais encore et où je m'empressai de
me rendre pour changer de vêtements. Je remis mon modeste
costume de voyage, gardant seulement mes belles bottes, car je ne
voulais point que le professeur se fît une fausse idée
de mes ressources. Il vivait dans une maison étroite à
plusieurs étages; le propriétaire, graveur de cachets
de son état, me fit monter jusques au dernier et m'indiqua une
pièce exiguë et froide où je trouvai enfin le
docte maître en train d'écrire sur une table bancale.
C'était un homme jeune, pâle, et à l'air
famélique; il portait, plus pour se réchauffer, je
pense, que par souci de sa dignité, sa toque et la totalité
de sa garde-robe.
Il
posa sur moi ses yeux fatigués et me considéra avec
attention. Pénétré de respect, je lui exposai
avec franchise le but de ma visite, en mettant l'accent sur ma soif
de connaissances et mes faibles ressources, et lui promis, s'il
consentait à me prendre comme élève, de le
servir avec constance et obéissance.
- Nous
vivons des temps difficiles, Mikaël, répondit-il, et la
reine des Sciences s'est convertie en une marâtre perverse qui
donne souvent à ses enfants des pierres en guise de pain! J'ai
seulement vingt-cinq ans mais j'en ai déjà mâché
jusques à m'en user les dents! Pour être franc avec toi,
je dois dire que je n'ai reçu ma licence d'enseignement, ou
licencia docendi, que l'an passé. «Hier,
bachelier, aujourd'hui magister, demain docteur!» nous enseigne
le proverbe, pourtant chacun de ces jours est long comme des années
et sans cesse rempli d'angoisses, de luttes et de batailles
spirituelles. On gèle en hiver tandis qu'en été
l'on respire l'infecte puanteur qui envahit les rues. Mauvaise
nourriture et oeufs pourris sont
l'apanage de l'étude, et l'élève assidu reçoit
pour seule récompense de son assiduité des dents gâtées
et un estomac délabré pour le reste de ses jours...
Mais je vois bien à ton regard brillant que tu brûles du
désir de t'instruire et que ni peine, ni nuits sans sommeil,
ni jours d'angoisse ne te feront reculer. Je t'ai donc donné
là les seuls avertissements que je te donnerai jamais. De mon
côté, je ferai de mon mieux pour t'aider dans tes
études, dans la mesure de mes moyens.
Puis
il me soumit à un interrogatoire portant sur des questions
précises. Au bout d'une heure, j'avais le sentiment d'être
retourné comme un gant et qu'il savait de mon instruction plus
que moi-même.
- Mikaël,
mon fils, dit-il en hochant la tête, tu apprends rapidement et
tu possèdes une solide connaissance de la logique
aristotélicienne. Toutefois, ton vocabulaire est dépassé
et ton savoir plus adapté à un homme d'Église
qu'à un universitaire. On voit que tu n'as jamais eu
l'occasion de lire des oeuvres modernes ni de commentaires. Mais
si tu assistes régulièrement à mes cours du
matin et viens écouter chaque semaine les disputes
dialectiques, peut-être pourrons-nous avancer suffisamment
cette année pour que tu sois à même de choisir la
thèse que tu auras à soutenir dans les discussions avec
mes autres élèves. Je suis convaincu qu'après
une année de travail acharné tu pourras te risquer à
te présenter devant les examinateurs pour obtenir le titre de
bachelier. C'est tout ce que je peux te promettre, bien que mon
propre avancement dépende du tien puisque, tu le sais, l'on
juge un maître à ses élèves.
Il
m'invita à me présenter dès le lendemain matin
après la messe à l'église de
Saint-Julien-le-Pauvre.
- Mikaël,
ajouta-t-il d'une voix hésitante, normalement, un élève
doit faire à son maître un cadeau selon ses moyens
financiers. Loin de moi l'intention de te dépouiller mais, à
vrai dire, je ne pourrai manger aujourd'hui tant que l'imprimeur ne
m'aura point payé ces épreuves que je corrige en ce
moment, et ta visite m'a interrompu dans mon travail.
Il
me montra le manuscrit et les feuilles encore humides de l'encre
d'imprimerie. Il s'agissait d'un pamphlet écrit par un érudit
hongrois; ce dernier peignait le terrifiant tableau des dangers qui
menaçaient la Chrétienté depuis que le cruel et
sanguinaire Sélim, sultan de Turquie, avait l'an passé
conquis l'Égypte et placé sous sa coupe toutes les
routes commerciales en direction de l'Inde. Sélim, dominant
l'Orient, se trouvait à présent en mesure de rassembler
ses forces pour détruire la Chrétienté. Le
maître Monk se mit à me raconter d'un air gêné
le contenu du manuscrit, sans doute pour me laisser le temps de
réfléchir à la somme que je pensais pouvoir lui
offrir.
Je
ne prêtais guère attention à ses explications,
car rude était la bataille qui se livrait à l'intérieur
de moi-même; mais je finis par lui donner une de mes rares
pièces d'or, un gulden du Rhin de poids légal.
- Maître
Pieter, mon cher tuteur, lui dis-je avec loyauté, prenez cette
monnaie tant qu'il me reste quelque argent. C'est certainement
l'usage le plus sage que j'en puisse faire. Si Dieu le veut, elle me
rapportera un bon intérêt! A mon tour à présent
de vous adresser une prière: vous qui avez souffert de la
pauvreté, pourriez-vous m'indiquer où manger et me
loger à moindres frais et me prêter de temps en temps
l'un de vos livres? Je souffre plus en vérité de ma
soif de lecture que de la faim de mon corps! Je vous promets d'y
veiller comme à la prunelle de mes yeux!
Le
maître devint écarlate et refusa à plusieurs
reprises mon gulden avant de l'accepter. J'étais, pour ma
part, de plus en plus convaincu d'avoir trouvé en lui le
meilleur et le plus honnête de tous les tuteurs parmi les
rapaces académiques qui se jettent sur les étudiants
comme sur des proies. Il me promit de me prêter ses livres
chaque fois que je le désirerais, et me proposa même de
venir les lire dans sa chambre si je ne trouvais point d'autre
endroit tranquille. Il me sembla comprendre qu'à la différence
des professeurs plus âgés, il ne possédait point
de local spécial pour donner ses cours et que plusieurs de ses
élèves vivaient dans la même maison: le graveur
de cachets louait en effet des chambres aux étudiants et le
maître aimait à les avoir rassemblés ainsi près
de lui.
- Dans
sa jeunesse, l'homme se contente de peu et est prêt à
renoncer à tout! Mais il y a une limite à ce
renoncement, une limite qu'il ne faut pas dépasser sous peine
de nuire à sa santé. Nombreux sont les savants qui
doivent payer les privations et les difficultés du temps de
leur jeunesse par une vie de souffrances permanentes et une mort
prématurée. L'hiver approche, Mikaël, tu dois donc
manger au moins une fois par jour un plat de soupe chaude. J'espère
que deux ou trois de mes élèves accepteront de partager
leur chambre avec toi, cela diminuera le loyer d'une part et
augmentera la chaleur d'autre part! En temps d'hiver, mieux vaut
toujours, tu verras, dormir à plusieurs dans une chambre. Tu
dois également toujours surveiller ta santé, mais si tu
te trouves à toute extrémité et que ton argent
s'envole avant le temps prévu, nous dénicherons
toujours un moyen de te venir en aide. Je prends sur moi, désormais,
la responsabilité de ton bien-être.
Alors
commença l'une des périodes les plus heureuses de ma
vie. J'étais encore jeune avec un coeur encore pur et
j'avais déjà reçu un sérieux
avertissement contre la tentation du monde. Le royaume sans limites
du savoir s'ouvrait devant moi et je pouvais, en qualité
d'étudiant libre, franchir maintes portes que bien peu
auraient seulement pu entrouvrir. J'étais ivre à l'idée
que l'esprit de l'homme ne connaissait nul obstacle et que rien
n'était supérieur au savoir. Je partageais même
pauvreté, jeunesse et enthousiasme avec mes compagnons, et le
soir, au cours de nos interminables discussions, quand notre
intelligence s'ouvrait, que s'aiguisait notre raisonnement, nous
étions tous pénétrés du sentiment que
notre esprit volait bien au-delà des frontières
étroites de nos foyers respectifs pour entrer dans la grande
confrérie d'une langue et d'une culture communes et
internationales
Il
se peut que j'aie souffert du froid et de la faim au cours de cet
hiver-là, mais je n'en garde nul souvenir, seul celui du
plaisir de l'étude est resté inscrit en ma mémoire.
Peut-être m'est-il arrivé d'avaler des morceaux durs
comme pierre parmi les vérités dispensées par
l'enseignement, heureusement j'avais l'estomac solide de la jeunesse
et ignorais le sens du mot «doute».
On
eût dit une volée de moineaux désemparés
lorsque, tous assemblés sur le parvis, avec bien souvent dans
le ventre à peine une gorgée de vin et un croûton
de pain dans le meilleur des cas, nous attendions notre professeur
pour partir en quête d'une chambre disponible. Certes, les
tuteurs les plus anciens et les plus célèbres de la
faculté des Arts comptaient des centaines d'auditeurs alors
que nous n'étions qu'une vingtaine, mais c'est nous qui en fin
de compte y gagnâmes, car notre cher maître hollandais
devint peu à peu notre ami.
Nous
étions originaires des différents pays d'une Europe
turbulente et déchirée; tels des papillons par la
lumière, nous avions été attirés par
l'école la plus illustre de tous les temps. La noble
Théologie, magnifique résultat de longs siècles
d'évolution, y régnait en souveraine sur les autres
sciences: nul problème, qu'il fût divin ou humain, ne
restait hors de sa portée, et elle offrait des réponses
approfondies, fondées sur le précédent ou la
tradition, à toute question soulevée par l'esprit
humain, dans les limites de l'approbation de l'Église. Seul un
maître accompli, déjà parfait en philosophie
profane, pouvait prétendre à l'étude de la
divinité, et il nous restait encore à attendre cinq ou
six longues années. Comme je le dirai plus tard, je n'ai point
atteint ces hauteurs mais je me rends compte que, jamais auparavant,
la pensée de l'homme n'avait élaboré (et
peut-être ne saura-t-elle plus jamais le faire) une structure
intellectuelle aussi complexe et admirable que la théologie de
mon temps, à son apogée avant la grande dissolution.
La
jeunesse est avide et dévore sans discrimination toute
connaissance qui se présente à elle. Ainsi profitai-je
sans limites de la permission que le professeur Monk m'avait accordée
de consulter sa bibliothèque. Il me prêta deux ouvrages
de son compatriote Erasmus de Rotterdam, lectures stimulantes, me
dit-il, à faire en dehors de mes études; Le premier
avait pour titre Moriae Encomium ou «Éloge de la
folie», et le second Colloquies, ou «Colloques»
ce dernier ne semblait être qu'un livre inoffensif à
l'usage des latinistes. Je dévorai en quelques soirées
ces deux ouvrages écrits dans un pur style latin et sentis ma
tête près d'éclater devant le tourbillon de
pensées qu'ils suscitèrent en moi; je restai à
lire à la lueur de ma lampe à huile de colza jusques à
une heure avancée de la nuit.
Jamais
en vérité une lecture ne m'avait troublé à
ce point! L'ironie grinçante qui se dégageait de
l'exposé de l'auteur fit en mon esprit l'effet d'un poison et
éveilla des doutes en mon coeur. Parce qu'en faisant
l'éloge de la folie, le docte humaniste contestait toute
proposition établie et démontrait d'une manière
convaincante que la sagesse et le savoir des hommes ne sont rien que
fantômes, de froids et terrifiants fantômes! La folie
seule, à dose convenable, donnait substance et saveur aux
actions et aux luttes menées par l'humanité
fou pouvait, d'après lui, trouver le bonheur dans ses désirs
ou ses faits et gestes, ce qu'il établissait à
l'évidence avec une pénétrante acuité.
C'est lui qui m'apprit à discerner, dans ma propre vie ainsi
que dans les circonstances les plus solennelles, les grimaces de dame
Folie.
Mais
les «Colloques», tout frais sortis de l'imprimerie,
étaient encore bien pis! Au cours de conversations
imaginaires, l'auteur n'hésitait point à mettre en
doute l'efficacité des sacrements sous le prétexte
qu'ils ne changeaient en rien la vie ni ne lui apportaient
d'amélioration. Il allait jusques à affirmer que l'âme
trouvait une nourriture plus substantielle et plus de réconfort
dans la lecture de quelques lignes du païen Cicéron que
dans les doctrines de tous les scolastiques réunis! Parce que,
prétendait-il, une pensée claire peut s'énoncer
clairement.
A
la fin de ces lectures, j'étais plus que jamais pénétré
du sentiment de mon intelligence car elles éveillèrent
en moi des réflexions que je n'avais point eu l'audace de me
faire par moi-même. Mon esprit était rempli d'une
admiration éperdue en même temps que de doutes
déconcertants. Je rendais hommage à Erasmus en qualité
de grand professeur et pêcheur d'âmes, mais ne fus
rassuré que lorsque maître Monk me révéla
que l'écrivain était un clerc, un fils obéissant
de l'Église, et que le Saint-Père lui-même avait
lu ses oeuvres avec plaisir.
Nous
avions pris l'habitude d'aller tous les dimanches après la
messe prendre notre meilleur repas de la semaine en compagnie de
notre professeur dans une petite taverne de notre rue. Il nous
arrivait souvent également d'aborder des sujets profanes que
nous poursuivions jusqu'à une heure tardive. Il me souvient
d'un jour, au début du printemps, quand les rayons du soleil
commençaient à réchauffer l'atmosphère.
Je vois encore devant moi le visage mince, l'air absorbé sous
sa toque noire, de mon professeur; il y avait aussi un jeune Basque à
l'expression têtue, un noble du pays d'Angleterre, aux traits
pâles et veules, qui, parce qu'il payait plus que nous, était
le favori, et enfin le fils d'un tisserand de Hollande, un garçon
au visage couvert de taches de rousseur. L'Anglais avait commandé
du vin pour tout le monde et notre maître dit, en levant sa
coupe:
- Que
repose en paix l'âme du défunt empereur! Je lève
à présent ma coupe à la félicité
et à la prospérité du jeune roi Charles! Je
forme le voeu que lui, qui a posé déjà sur
son front les couronnes d'Espagne et de Bourgogne, ceigne maintenant
celle de l'Empire et devienne le souverain chrétien le plus
puissant de tous les temps, capable de conjurer le péril turc
et d'arracher l'hérésie!
- La
courtoisie m'impose le devoir de lever ma coupe avec vous! observa le
jeune Anglais. Mais je vous rappelle que le roi de mon pays, Henri
VIII, brigue lui aussi la couronne impériale! J'ajouterai que
le respect que nous devons à cette merveilleuse cité de
France et à son souverain nous invite à ne point
oublier qu'il désire pour son propre front cette même
couronne!
- Personnellement
je n'ai point à me louer du roi Charles! reprit le jeune
Basque, la mine renfrognée. Dans mon pays, la sainte
Inquisition a rendu la vie intolérable à tout étudiant
libre désireux d'apprendre les médecines arabe et
juive. Cette coupe sera ma coupe d'adieu: je n'ai plus d'argent et
m'en retourne en Espagne; j'ai l'intention de m'enrôler comme
chirurgien dans l'armée pour servir par-delà l'océan;
j'ai entendu dire qu'un homme appelé Cortés recrute des
compagnons courageux pour partir avec lui à la conquête
du Nouveau Monde; il promet à tous ses soldats autant d'or
qu'ils seront capables d'en porter!
- Mais
nul n'a encore rapporté de richesses du Nouveau Monde!
intervint à son tour le fils du bourgeois de Hollande. Et
Columbus lui-même est revenu pauvre et chargé de
chaînes! Néanmoins, puisque tu préfères
écouter des contes de bonnes femmes plutôt qu'un sage
conseil, je te souhaite tout de même un bon voyage!
- Alors,
ferons-nous ce voeu ou pas? demanda
notre amphitryon.
«J'ai
payé le vin et trouve que les discours superflus assèchent
la gorge!
Nous
levâmes donc notre coupe et fîmes tous le voeu pieux
que le nouvel empereur élu apporte le bonheur à la
Chrétienté, mais sans citer de nom. Cette discrétion
n'eut point l'heur de plaire à un étudiant vagabond
assis près de nous; cet homme à la trogne d'ivrogne
nous avait écoutés sans en avoir l'air, tout en
griffonnant un poème de ses doigts tachés d'encre.
Il
se leva et vint jusqu'à notre table.
- Ai-je
bien entendu? dit-il. Ainsi voilà des étrangers
auxquels on permet par pure bienveillance de profiter des avantages
dispensés par notre ville et notre université, qui
hésitent à lever leur coupe au noble roi François!
Et qui, plus que lui, s'est donc montré digne de porter la
couronne de l'Empire? N'a-t-il point droit à plus de respect
de la part de gens qui jouissent des privilèges qu'il s'est
gracieusement plu à leur accorder? Bien qu'à en juger
par vos propos, vos talents ne doivent guère valoir
grand-chose!
- Étant
un homme pacifique, répondit le professeur Monk, je considère
au-dessous de ma dignité de religieux et d'universitaire de
corriger un vagabond qui semble avoir noyé dans le fond de sa
coupe le peu de raison qu'il ait jamais eu en partage! Mais si l'un
d'entre vous, mes chers élèves, désire lui
donner une correction, avec bien entendu la mesure et la courtoisie
requises, je me garderai de m'y opposer et lui assurerai même
la protection de mon autorité.
Nous
échangeâmes un regard hésitant.
- Tout
est ma faute! dit enfin l'Anglais d'une voix pleine de gravité.
C'est moi qui ai insisté pour que vous prononciez un voeu.
Il n'y a aucun doute qu'à nous tous nous n'aurions point de
mal à jeter dehors ce malotru et à le châtier de
son insolence. Mais la question comporte maintes implications à
caractère politique! Ce grossier gratte-papier qui fait ici le
bravache, affecte de défendre l'honneur de son souverain, ce
qui pourrait nous entraîner dans une situation périlleuse.
Nous sommes toujours prêts à manifester la plus totale
déférence à l'égard d'un monarque sous la
protection duquel nous avons la grâce de vivre et il me semble
donc que le plus simple serait d'exprimer un nouveau souhait: je lève
ma coupe au noble et valeureux roi François! A son bonheur et
à sa prospérité! Et nous allons inviter ce
gentilhomme à lever sa coupe avec nous, si toutefois il nous
présente des excuses dans les termes appropriés pour
réparer ses insultes.
A
peine notre compagnon avait-il achevé de parler que le visage
grotesque et bouffi de l'étranger devint tout sourire. Il leva
ses mains maculées d'encre en s'écriant
- Maître
respecté! Doctes étudiants! Je vois que j'ai commis une
grave erreur et je regrette, du fond du coeur, les paroles qui
m'ont échappé sous l'empire de la colère. Seul
le respect dû à mon souverain me guidait alors et non
point le désir de chercher querelle!
Il
prit place à notre table sans même demander la
permission et en dépit des regards dégoûtés
que nous lui jetions à cause de sa mauvaise odeur. Pour
vaincre notre répugnance, il se lança dans le récit
de ses nombreux voyages en pays étrangers et se vanta des
protecteurs distingués qu'une mauvaise fortune persistante lui
avait toujours fait perdre; jamais il n'avait pu trouver la paix et
se sentait condamné à rester ici-bas une pierre qui
roule.
- Mais,
ajouta-t-il, à présent mes malheurs m'affectent moins
que jadis, car le monde à son tour va être submergé
de catastrophes! Si vous voulez le savoir, il ne nous reste plus que
cinq années à vivre. Je suis parfaitement informé
sur ce point, puisque j'arrive à l'instant de la ville de
Strasbourg!
Il
s'interrompit brusquement, regarda sa coupe vide d'un air sombre et
se mit à remuer la bouche comme s'il avait la langue
soudainement collée à son palais. Sur un geste du
maître, l'Anglais remplit la coupe de l'étranger: il
avait réussi à captiver notre curiosité.
- Je
ne vais point vous casser les oreilles avec l'histoire de mes revers.
Nul ne peut échapper au destin inscrit dans les étoiles
et il y a déjà de longues années qu'à
l'heure de la misère, je considère la potence comme ma
seule promise sur cette terre, celle qui un jour recevra mon pauvre
corps dans ses bras ouverts. Toutefois il convient que je vous dise
d'abord, afin d'obtenir votre crédit pour ce qui va suivre,
que mon nom est Julien d'Avril; je suis né au mois d'avril et
ma vie a toujours été aussi incertaine et capricieuse
que ce mois.
«J'ai
donc eu à Strasbourg l'occasion de lire certaine prophétie
imprimée, qui se fonde sur la conjonction de planètes
devant avoir lieu au mois de février de l'an de grâce
1524. Selon cette prophétie, le monde se trouve sous la menace
d'un deuxième Déluge. J'ai approfondi la question et
découvert que maints savants ont déjà suggéré
une interprétation; qu'il me suffise de citer parmi eux
l'astrologue de la Cour de Vienne, un observateur d'étoiles de
Heidelberg dont je ne me souviens plus guère du nom païen,
et Trithemus lui-même qui, dans ses écrits, fait
allusion à cette conjonction planétaire. En un mot, il
apparaît que les planètes vont se rencontrer dans le
signe du Poisson et je prépare actuellement mes propres points
de vue sur cet événement avec l'intention de les
publier.
- J'ai,
en effet, entendu parler de cette conjonction remarquable, souligna
maître Monk en hochant la tête, et il est indéniable
qu'elle annonce des cataclysmes, mais je ne puis accepter l'idée
qu'ils prendront la forme d'un déluge; ce serait en complète
contradiction avec la promesse catégorique de la Bible,
promesse que l'arc-en-ciel nous rappelle sans cesse!
Julien
d'Avril approuva avant de poursuivre:
- Certains
soutiennent qu'il est plus aisé d'interpréter cette
conjonction de planètes en faisant appel à des images;
ils disent que l'état du monde sera semblable à celui
d'eaux en ébullition; ils croient qu'alors tomberont princes
et empereurs, que les plus misérables se lèveront
contre les puissants dans tous les pays et videront les viviers des
monastères et des seigneurs. Mais si nous lisons correctement
les signes, nous pouvons découvrir une explication plus
simple, et je m'étonne que personne encore n'en ait eu l'idée.
Sans
y être invité, il tendit la main vers le pichet de vin
et d'autorité remplit sa coupe.
- Le
Grand Turc, l'inhumain et terrible Sélim, a porté la
guerre en Syrie, en Perse et en Égypte, maintenant ainsi tout
l'Orient sous sa bannière! Sa grande ambition est d'obéir
aux commandements de son prophète Mahomet et d'écraser
les chrétiens que les Turcs appellent incroyants, alors
qu'eux-mêmes sont les séides d'un faux prophète!
Les Vénitiens attirent sans relâche notre attention sur
l'incommensurable cruauté des Turcs, mais ce trait de
caractère me semble dû en grande partie au fait que leur
prophète leur interdit de boire du vin! Ainsi le peuple
d'Islam assoiffé de sang doit se contenter de boire de l'eau!
Voilà pourquoi il me semble à l'évidence que
leur signe dominant est le signe du Poisson!
- C'est
en vérité la vox sapientis, la voix de la
sagesse! approuva avec passion le magister Monk que le pamphlet du
Hongrois avait mis au fait de ces questions.
- N'est-ce
pas? ponctua Julien d'Avril, exalté à la fois par le
vin et la conscience de son propre savoir. En février de l'an
de grâce 1524, toutes les planètes réunies
porteront leur énergie sur le Poisson, ce qui signifie que le
monde tombera sous la domination turque! Idée exécrable,
certes, mais nous ne pouvons nier qu'elle soit écrite
clairement dans les étoiles! Nous agirons donc en hommes
avisés si nous prenons les mesures qui s'imposent.
Personnellement, je compte me rendre auprès des vignerons de
France pour les exhorter à emmagasiner et cacher autant de
barriques de vin qu'il leur sera possible afin d'éviter que
les chrétiens ne meurent de soif durant les premières
années du joug mahométan. Puis on devrait aussi inciter
les Turcs à consommer du vin dans des proportions
raisonnables, ce qui aurait certainement pour résultat de
diminuer leur puissance.
Le
jeune Anglais arracha le pichet des mains de l'étranger et
versa les dernières gouttes de vin dans sa propre coupe. Il
déclara alors, le visage atteint d'un léger
tremblement:
- L'Angleterre
étant une île, elle n'a par conséquent rien à
craindre de ce qui peut arriver sous le signe du Poisson! N'ayez,
messires, aucune crainte! Elle saura résister à tout
assaut mené contre ses côtes quand bien même
l'empereur et l'Europe entière devraient tomber!
- Que
Dieu me protège d'avoir offensé en quoi que ce soit
notre généreux amphitryon qui nous régale d'un
vin aux vertus si rafraîchissantes! Je reconnais volontiers que
les Turcs se perdraient dans le brouillard si jamais ils tentaient
d'envahir votre capitale!
Le
vin de notre excellent ami m'était également monté
à la tête et il me paraissait alors bien inutile, en un
monde condamné à d'aussi épouvantables épreuves,
de vouloir conquérir la connaissance ou quoi que ce fût
du domaine des hommes.
- Messire,
intervint le jeune Basque, je vous suis reconnaissant pour ces
prophéties qui ne font que me raffermir dans mon intention de
regagner mon pays dès que possible et de partir servir dans le
Nouveau Monde. J'ai le sentiment qu'ici, dans le Vieux, nous sommes
tous embarqués sur une arche pourrie et vermoulue qui va
couler d'un moment à l'autre. Que puis-je attendre d'un monde
où les princes ont perdu l'honneur et les femmes la vertu, et
où la sainte Église, tombée dans l'idolâtrie,
s'abaisse par ses arguties au rang des saltimbanques!
Maître
Monk mit sa main sur la bouche du Basque et lui intima l'ordre de se
taire sous peine de lui déplaire gravement. Quand le garçon
se fut calmé, il nous regarda dans les yeux l'un après
l'autre et dit sur un ton sévère:
- Tous
les vrais chrétiens souffrent sans doute dans le fond de leur
coeur de l'état actuel de la sainte Église, mais
nous ne devons point convertir le mal en pis par des critiques
ouvertes. Espérons humblement que la purification nécessaire
viendra d'en haut lorsque le moment arrivera! Faisons pénitence
et amendons-nous en notre propre coeur, nous en avons tous grand
besoin! Seules les actions que nous accomplissons au cours de notre
vie apporteront la joie et une paix éternelle en notre âme.
- Amen!
Ainsi soit-il! répondit Julien d'Avril d'une voix
respectueuse. Je voudrais ajouter que, lorsque le poids de nos péchés
pèse trop lourd sur nous ou que nos voisins nous veulent
imposer leur volonté, un pèlerinage en terre lointaine
demeure toujours le bienvenu. Je me permets de vous suggérer
cet efficace expédient auquel j'ai personnellement dû
recourir à maintes reprises.
Ce
fut ainsi que j'eus la chance d'entrer en relation avec Julien
d'Avril. Chance douteuse, peut-être, mais je dois reconnaître
que cet homme aux histoires intarissables fut aussi mon maître.
Le
printemps revint à Paris et les chandelles en fleur des
marronniers scintillaient toutes blanches le long des rives d'eaux
vertes de la Seine. L'université avec son enseignement
représentait toujours pour moi la plus grande des merveilles,
et la misère qui me menaçait sans relâche était
mon seul souci.
L'année
s'acheva à la fin du mois de juin, pour la fête des
saints martyrs Pierre et Paul. Notre cher professeur retourna chez
lui, en Hollande, et le vent dispersa mes compagnons. Pour moi, point
n'était question de partir, parce que d'une part pour me
rendre dans mon pays, la route était trop longue et
périlleuse, et que d'autre part je redoutais fort d'être
recherché là-bas comme partisan du roi Christian et de
l'Union. Et ma bourse déjà plate se vida tout à
fait au cours de cet été-là.
Je
n'avais guère eu l'occasion de voir Antti, qui travaillait
dans une fonderie de cloches et de canons, située en aval sur
les rives de la Seine. Il venait bien de temps en temps me rendre
visite à l'occasion des fêtes, mais j'étais si
absorbé par mes études que c'était à
peine si je prenais le temps de lui demander s'il mangeait à
sa faim. Il se présenta chez moi un dimanche, alors que
j'étais resté étendu sur ma paillasse, trop
faible pour me lever et aller assister à la messe. L'été,
par la fenêtre ouverte, m'apportait des effluves puants de
charogne et je n'aurais pas donné cher de ma vie ce jour-là!
Je n'avais pris depuis plusieurs jours pour toute nourriture qu'un
peu de pain et d'eau, et pour les obtenir j'avais dû vendre mon
meilleur pourpoint; tout plutôt que me séparer de mes
livres!
Antti
pénétra dans la pièce, renifla puis dit à
sa manière brusque:
- Que
se passe-t-il? As-tu bu plus que de raison la nuit dernière?
Pourquoi restes-tu couché, le visage verdâtre, dans
cette abominable puanteur? Regarde! Tu as devant toi un honnête
artisan, frais comme une rose et levé au chant du coq pour
venir te voir! Voilà ce que l'on gagne si l'on évite de
toucher aux boissons fortes et si l'on choisit de manger plus gros
morceau au lieu de boire une coupe de vin même léger!
- Antti,
mon frère! balbutiai-je avant d'éclater en sanglots. Tu
arrives à temps pour entendre mes dernières volontés!
Ce n'est point l'ivresse mais la faim et l'abus de l'étude qui
m'ont mis dans cet état et je vois que, pour mes péchés,
il me faudra mourir dans une ville étrangère, entouré
d'inconnus! Fais-moi enterrer comme un bon chrétien et Dieu et
ses saints te le rendront!
Il
me jeta alors un regard plein d'inquiétude et me palpa le cou
et les poignets de sa main rude.
- On
dirait un oiseau déplumé! Je me demande si tes côtes
ne t'ont pas déjà troué la peau! Sommes-nous
donc chez les sauvages et n'y a-t-il aucun chrétien dans cette
belle cité pour te prendre en pitié et te donner à
manger?
- A
quoi bon? répliquai-je d'une voix misérable. Les frères
m'ont nourri tant et tant de fois grâce à la lettre du
père Pierre que je n'ai plus le courage de frapper à
leur porte! Quant au tenancier de La Tête de l'Ange, il
m'a fait crédit si longtemps que je n'ose même plus y
remettre les pieds! Et pour mendier dans les rues, je suis encore
trop bien vêtu! Alors, pourquoi prolonger mes malheurs? Je
préfère rester ici et attendre ma dernière heure
avec humilité.
- Belle
folie que de jeter sa hache dans le lac quand elle est encore
affilée! Mais tu es plus intelligent que moi, Mikaël,
sinon j'aurais aimé t'inviter à un repas modeste à
La Tête de l'Ange justement, car je crois que ma bourse
aurait pu nous le permettre...
Je
me levai et m'habillai en un clin d'oeil.
- Antti,
mon frère, je ne vois pas pourquoi refuser ton invitation! Ne
suis-je point ton unique ami dans cette cité étrangère
et le seul à parler ta langue? Dépêchons-nous de
nous rendre à La Tête de l'Ange, j'ai vraiment grand
besoin d'un généreux bol de soupe!
Le
tavernier me salua avec cordialité malgré mes dettes;
sans doute craignait-il qu'un accueil plus froid ne lui fît
perdre définitivement son argent! Julien d'Avril était
dans la salle; il avait en effet l'habitude de fréquenter
cette taverne lorsque la garde ne le tenait point en prison pour
conduite scandaleuse ou rixe dans les rues.
Il
salua mon compagnon avec courtoisie, puis me dit:
- Ton
camarade me paraît être un garçon solide et
sympathique. Il ne me refusera pas une coupe de vin quand il saura
que je suis un savant et un astronome et que l'on a imprimé un
livre de moi! Dis-lui que je suis loin d'être un homme
ordinaire et que je me contenterai de la lie du vin, celle que le
patron recueille du fond des barils pour la vendre quelques liards.
Le
tavernier nous apporta à chacun une terrine d'une bonne soupe
épaisse avec un morceau de pain et, comme c'était
dimanche, Antti commanda du vin. J'étais si affaibli que la
soupe me tourna la tête!
- Docte
frère, dis-je à Julien d'Avril, dis-moi ce que je dois
faire? La misère est à mes basques et seule ma timidité
naturelle m'a interdit jusques ici de révéler mon
dénuement.
- Âne
stupide! répondit Julien d'Avril d'une voix indignée.
Pourquoi ne me l'as-tu point dit plus tôt? Nous aurions pu nous
rendre ensemble à Francfort et nous remplir les poches avec
l'élection impériale! Mon expérience unie à
ton air candide aurait fait merveille! Tant pis, Charles Quint a été
élu sans nous! Mais il faut que tu comprennes, Mikaël, si
nous devons travailler ensemble, que des hommes de notre classe ne
peuvent devenir riches en suivant le sentier étroit et épineux
de la vertu! Tu dois choisir une route plus large si tu veux gagner
en un été ce dont tu as besoin pour subsister durant
tout le prochain hiver dans cette misérable ville!
Antti
renchérit en disant qu'il avait lui-même remarqué
que le travail honnête ne rapportait guère, même
si l'on en retirait à l'occasion de salutaires leçons.
- S'il
était seulement question de survivre, poursuivit Julien, je
suis certain de pouvoir persuader un honorable citoyen de te nourrir
en échange de cours de lecture à ses enfants; mais ce
n'est en aucun cas une solution qui rapporte des bénéfices
durables. Il y a bien, naturellement, la dent de l'évêque,
un remède efficace contre le mal de dents que j'ai moi-même
expérimenté, et bien d'autres médicaments
païens, rapportés de ton pays natal, mais si tu deviens
guérisseur, tu auras bientôt des ennuis avec la faculté
de Médecine, fort jalouse de ses prérogatives. Voyons
encore... si je vous donnais l'adresse de maisons où l'on peut
trouver des cuillères en argent, ton compagnon musclé
se chargerait de forcer les serrures pendant que toi qui es si
maigre, tu pourrais te glisser par les ouvertures les plus
étroites... Malheureusement, je crains fort que ta piété
ne t'empêche de t'emparer du bien d'autrui! A parler franc,
j'ai moi-même au cours de l'été mis au point
plusieurs projets honnêtes que tu pourrais m'aider à
mener à bien... Je commence à être un peu trop
connu dans cette ville et il ne serait point mauvais pour ma santé
que je change de lieu de résidence... Nous approchons de
l'époque des vendanges et j'ai grande envie de voir les riants
vignobles du royaume de France! Sans compter que les vignerons, tout
comme les paysans d'ailleurs, se montrent toujours d'excellente
humeur en cette saison; la compagnie de ton robuste ami ne laisserait
point de nous être d'un grand secours pour le cas où
nous rencontrerions quelques difficultés!
Je
lui demandai aussitôt quels étaient ses projets
«honnêtes».
- Lorsque
j'écrivis mon ouvrage, expliqua-t-il, je remarquai avec quel
respect les petites gens considéraient la chose écrite
et à quel point ils y croyaient! Si bien que j'ai commencé
à redouter réellement le péril turc que j'avais
décrit dans mon oeuvre. Je pris donc la résolution
de voyager vers l'Orient et de consacrer ma vie à la
conversion des mahométans. Je me propose d'accoutumer les
Turcs à la consommation du vin, dans le but d'amollir leur
nature sauvage avant que ne sonne l'heure fatale. Mais pour réussir
dans une entreprise toute baignée de piété, j'ai
besoin que tous les chrétiens s'unissent et m'apportent leur
aide.
- Très
docte frère, interrompis-je, pareilles sornettes n'arriveront
jamais à convaincre le paysan le plus borné et encore
moins à lui faire dénouer les cordons de sa bourse!
- Tu
es jeune, Mikaël! répliqua-t-il d'un air entendu. Tu ne
peux imaginer comme les gens sont toujours prêts à
croire les plus énormes mensonges, car c'est l'impudence même
du mensonge qui les attrape!
Plus
il nous découvrait ses plans, plus je restais confondu! Il
séduisit mon frère à l'esprit lent avec des
histoires d'abondance automnale qui devait régner alors sur
les campagnes! Le jour suivant, il m'apporta un document (je n'ai
jamais su comment il se l'était procuré), pourvu d'un
nombre impressionnant de sceaux ecclésiastiques et qui, en
substance, incitait tous les chrétiens véritables à
l'aider dans sa pieuse et louable entreprise, considérée
comme le plus grand service rendu à tout le monde chrétien.
Il s'affubla ensuite d'un vêtement de pèlerin, avec une
corde en guise de ceinture, et reçut de l'imprimeur une pile
d'exemplaires de son livre, obtenus très certainement à
crédit et dont la vente m'incomberait.
Enfin
il revêtit Antti d'un costume bizarre qu'il affirma être
celui d'un guerrier turc.
Nous
quittâmes donc Paris. Après deux jours de voyage, Julien
d'Avril s'arrêta sur le parvis d'une pauvre église de
village et se mit à appeler les habitants à grands
cris. Le curé, un homme au coeur simple, vint à
lui, bénit son zèle et acheta une copie de la
prophétie; l'aubergiste en acheta également une pour en
faire lecture à haute voix à ses clients. Julien
prononça une harangue devant la petite assemblée; il
présenta Antti comme un janissaire turc qu'il avait converti
au christianisme; puis il invita notre ami à dire quelques
mots dans sa langue maternelle et déclara que c'était
du turc! Ensuite, Antti exécuta des tours de force devant les
spectateurs effrayés qui se signaient, tandis que Julien leur
demandait avec fougue ce qu'ils avaient l'intention de faire contre
un essaim de pareilles créatures quand elles s'abattraient sur
l'Europe comme un nuage de sauterelles! Si tous et chacun
contribuaient un tant soit peu à la noble cause, alors ce
péril pourrait être écarté de sur leurs
têtes!
Mais
ces villageois étaient de pauvres gens qui ne pouvaient guère
donner grand-chose, à part nourriture et boisson dont ils
furent prodigues. Le soir, le curé nous conduisit au château
et nous présenta au seigneur et à ses dames; nous
reçûmes là une monnaie d'or; le châtelain
nous raconta qu'il avait vu dans une hostellerie à Venise des
Turcs habillés exactement comme Antti et que leur façon
de parler ressemblait tout à fait à la sienne,
affirmation qui plongea Julien dans un grand étonnement.
Je
ne veux plus me souvenir de ce voyage au sud de la France, qui dura
en tout deux longs mois. L'exercice, la bonne chère et la vie
à l'air libre me rendirent bientôt la santé mais
je souffrais sans répit de la crainte d'être découvert;
Julien d'Avril, fort de ses succès continuels, devenait de
plus en plus impudent au point de croire lui-même à son
projet d'aller vers l'Orient, et il fallait le voir pleurer à
chaudes larmes lorsqu'il racontait d'une voix absolument déchirante
les souffrances qui l'attendaient s'il venait à tomber aux
mains des Turcs!
Dans
les grandes villes, il s'empressait de rendre visite aux plus hauts
dignitaires de l'Église; il lui arriva même un jour
d'offrir à un vieil évêque une bourse pleine de
terre qu'il lui assura avoir ramassée lui-même en Terre
sainte! Lorsqu'il ne recevait point d'argent, il se contentait
d'accepter des dons en nature, et c'est ainsi que nous possédions
à la fin deux chevaux pour transporter les vêtements et
les victuailles de toutes sortes que nous avions recueillis. Lui, qui
tous les soirs tombait ivre mort et était incapable de marcher
le jour suivant, se déplaçait sur un âne; comme
nous ne restions jamais plus d'un jour dans un même lieu, il
nous avait fait promettre de le mettre en selle tous les matins et
s'il ne pouvait s'y maintenir tout seul, de l'y attacher!
A
l'approche de la fête de saint Denis, nous reprîmes le
chemin de Paris et, à mon grand soulagement, nous cessâmes
de mendier les derniers jours de notre voyage. Nous marchions d'un
pas pressé, Julien d'Avril ayant fait un cauchemar dans lequel
il voyait un avertissement. Arrivés à une journée
seulement de la ville, nous fîmes halte dans une auberge comme
de bons voyageurs respectueux des lois. Pour une fois, Julien d'Avril
se montra sobre.
- Mikaël,
mon frère et toi Antti, brave garçon! dit-il sur un ton
à la fois grave et soucieux, demain nous partagerons ce que
nous avons gagné et partirons chacun de notre côté!
J'aimerais aujourd'hui vous remercier de votre amitié et de la
fidélité que vous m'avez témoignée durant
tout le voyage! A présent, nous pouvons aller dormir le coeur
en fête et nous reposer des fatigues de la journée.
Demain, nous verrons enfin les tours familières de Notre-Dame!
Antti
et moi qui avions tout le jour marché derrière nos
chevaux de charge dormîmes d'un sommeil profond. A notre
réveil, Julien d'Avril avait disparu, après avoir
toutefois payé la note et laissé une lettre à
notre intention. L'aubergiste nous la remit le matin et la voici:
Mikaël,
mon cher fils!
Les
douloureux remords qui n'ont cessé de me tourmenter cette nuit
m'obligent à reprendre la route sans tarder; je n'ai point le
courage de vous réveiller, ni toi ni ton camarade, vous qui
dormez du profond sommeil de la jeunesse sous la protection des
saints du Paradis! Je laisse un des chevaux; c'est en effet trop
difficile d'en mener deux quand on est monté sur un âne.
J'espère que tu ne me garderas point rancune d'emporter
l'argent et que tu te consoleras en pensant que tu as appris grâce
à moi une leçon inestimable: l'argent gagné
facilement se perd aussi facilement! Au cas où mon éditeur
viendrait t'importuner pour le paiement de mes livres, dis-lui pour
le calmer que je me propose de revenir le plus vite possible payer
mes dettes; s'il te croit, tant mieux pour toi! Tu seras toujours
présent dans mes prières. Continue avec la même
innocence d'esprit, c'est le voeu que forme pour toi,
Julien
d'Avril.
Le
coeur brisé, je lus tout haut cette lettre à
Antti. Après avoir réfléchi à son
contenu, nous nous assîmes face à face en nous
regardant. Antti parla le premier
- Ce
cochon d'ivrogne nous a trahis! Ne devait-on pas partager l'argent?
- Ainsi
en étions-nous convenus! Mais il ne faut point oublier que
nous le collections pour son voyage. Nous n'avons plus qu'à
espérer maintenant qu'il va réellement se consacrer à
convertir les Turcs. Il faut que je t'avoue que, de temps en temps,
il m'est arrivé de garder pour moi une petite monnaie
d'argent... ma conscience en a souffert d'ailleurs de bien inutiles
remords!
- Je
crois bien que mon patron saint André en personne m'a poussé
à glisser parfois ma main dans la bourse de Julien d'Avril
lorsque je le portais dans sa couche; il lui arrivait souvent d'être
ivre au point de ne plus savoir ce qu'il y avait dans son gousset!
Bref,
une fois rassemblées nos économies, notre fortune
commune s'élevait à dix pièces d'or et un tas de
pièces d'argent. Nous tirâmes un bon prix du cheval et
les provisions de bouche nous durèrent un mois. Puis, nous
fîmes deux parts égales de l'or et de l'argent et quand
j'eus épuisé la mienne, je demandai chaque semaine un
prêt à Antti.
De
retour à Paris, je menai une vie frugale, entièrement
consacrée à l'étude, et gagnai ainsi l'estime de
mon professeur. Il m'autorisa après Noël à me
présenter devant les six examinateurs du jury. Je répondis
correctement aux quatre questions de rigueur et le jury, satisfait,
me donna un diplôme au sceau de la faculté certifiant
que j'avais obtenu le titre de bachelier.
Ainsi
je venais de franchir le premier obstacle sur la route des études
supérieures; mais à vrai dire cela ne signifiait pas
grand-chose car mon nom n'était encore inscrit sur aucun des
ouvrages de l'université. Il me fallait étudier cinq ou
six années de plus avant d'obtenir l'autorisation d'enseigner
- ou licentia docendi - avec le titre de
magister artium; seulement alors pourrais-je commencer à
suivre des cours dans une des trois facultés supérieures.
Et dans le cas où je briguerais le doctorat en théologie,
j'avais encore au moins quinze autres années devant moi. Mais
je n'y pensais guère! Mon esprit était tout à ce
premier succès que je considérais dans ma joie comme la
juste récompense de tous mes travaux et scrupules de
conscience.
Quelques
jours plus tard, une lettre du père Pierre me porta un coup
douloureux. Écrite l'automne précédent, elle
m'avertissait que, en ces temps troublés, il serait prudent
pour moi de rester éloigné de Finlande et que le bon
évêque Arvid était fort courroucé à
mon encontre. Le roi Christian préparait une nouvelle campagne
et avait levé des troupes pour attaquer la Suède tandis
qu'à Åbo, l'on pourchassait sans répit tous ceux
qui étaient soupçonnés de sympathie pour
l'Union.
Tous
mes espoirs s'envolaient! J'avais en effet caressé l'idée
de retourner au pays après mon examen, de me jeter humblement
aux pieds de l'évêque et de lui demander pardon pour mes
folies de jeunesse auxquelles j'avais été poussé
par messire Didrik! A présent, tout était inutile! Je
n'avais plus un sou et seuls les prêts hebdomadaires que me
consentait Antti me permettaient de survivre. De plus je devais six
deniers à la maison de la nation allemande et risquais de
perdre mes privilèges d'étudiant.
Je
ne pouvais même pas dans mon désespoir aller
m'agenouiller devant l'autel de la Très Sainte Vierge de la
cathédrale de Notre-Dame pour purifier mon coeur! Le
prieur, en effet, après m'avoir remis la lettre du père
Pierre, m'avait jeté un regard soupçonneux avant de
dire:
- Mikaël
de Finlande? N'es-tu point sujet suédois?
- Oui,
en effet! répondis-je respectueusement. Puis j'ajoutai: mais
je pourrais tout aussi bien être un moineau perdu dans la neige
si l'on en juge par l'aide que je reçois de ce pays! Je n'ai
point de protecteur influent et mon seul ami est le père
Pierre qui m'écrit.
- Même
si tu ne reçois ni aide ni secours de ton pays, tu dois au
moins en partager les malheurs! On m'a dit qu'un interdit pèse
sur ces arrogants Suédois, et que le Saint-Père a
autorisé le bon roi du Danemark à le rendre effectif.
J'ai donc le devoir de t'informer qu'étant sujet suédois,
tu es inclus dans l'interdit. Tu ne peux plus pénétrer
dans une église ni recevoir les saints sacrements. Ta seule
présence ici est déjà une profanation et il
faudrait la reconsacrer à grands frais. Cependant, je pense
que tu pourrais acheter une dispense, je te conseille même de
le faire le plus tôt possible car il est terrible pour un
chrétien de ne pouvoir approcher les sacrements!
- Jésus,
Marie! m'écriai-je horrifié et atterré. Je n'ai
pas d'argent! Je suis même si dépourvu qui j'avais
l'intention de vous demander un plat de soupe, je n'ai rien mangé
de tout le jour!
Il
souffrait pour moi et, après une longue réflexion, dit:
- Mikaël
de Finlande, je n'ai point ouï dire de mal de toi, rien de plus
en tout cas que des autres étudiants, bien que j'aie entendu
répéter que tu étudies le grec, ce qui a un
parfum désagréable d'hérésie... Je ne
veux point être dur avec toi, mais il faut que tu partes
sur-le-champ, sans jamais revenir pour ne point souiller le
monastère. Je ne vois pour toi d'autre solution que de prier
humblement pour la victoire du roi du Danemark, le juste Christian,
sur les ennemis de l'Église, si toutefois Dieu prête
l'oreille aux prières de ceux qui sont frappés
d'interdit...
Nous
étions à la fin de l'hiver, et le froid implacable uni
à la faim toujours vigilante augmentait ma misère et
mon désespoir. Mais j'avais changé depuis l'hiver
passé, et ne me sentais plus enclin à me soumettre avec
humilité à ma destinée. Il m'arrivait même
parfois de regretter Julien d'Avril, malgré sa fourberie,
parce que l'humour de ce joyeux gibier de potence avait souvent agi
comme une brise fraîche quand je m'apitoyais un peu trop sur
moi-même. Des pensées de révolte et des doutes
effarants commençaient à se former en mon coeur,
pareils à ces mauvaises herbes qui ont tôt fait de tout
envahir et ne sauraient trouver terrain plus propice que la faim, le
froid et la solitude. Je négligeais mes cours et trop souvent
cherchais la consolation en compagnie de joyeux buveurs. Si j'avais
jusques alors été entièrement absorbé par
ma passion de l'étude, je regardais à présent
avec une acuité pleine de lucidité la splendeur
prodigue de la cité et sa noire misère. Le chemin de la
connaissance était long et ses obstacles en vérité
insurmontables pour un pauvre qui n'y pouvait gagner que des yeux
brûlés de larmes amères et un dos voûté
avant l'âge. Un riche, en revanche, pouvait sans peine
s'acheter un évêché avec ses bénéfices
et le pape, lui, nommer son fils préféré à
un poste de cardinal! Le printemps revint avec le dégel et ses
chemins embourbés. Un matin, au milieu de la semaine, poussé
par la faim et sans doute un reste d'ivresse, je me mis en quête
de mon ami Antti pour solliciter son aide. Son maître avait
consenti à le reprendre à la fonderie après
l'escapade de l'été, parce qu'il était habile en
son métier et qu'il avait pris soin de soudoyer ses compagnons
pour qu'ils prissent sa défense.
Je
fis péniblement le trajet jusqu'à Saint-Cloud et le
patron m'invita chez lui à déjeuner. Pendant que les
autres se reposaient après le repas, Antti me fit un bout de
conduite sur le chemin du retour; mais, sans nous en rendre compte,
nous arrivâmes à Paris et il décida de ne point
retourner à l'atelier ce jour-là. Le soleil avait à
présent percé les nuages et brillait sur les champs
verdissants et les noirs citronniers qui se couvraient d'une légère
brume blanchâtre. La glace, sans doute, n'avait point encore
fondu sur les rivages de notre lointaine Baltique mais nous
ressentions tous deux cruellement le mal du pays. Nous arrivâmes
à la ville presque à la nuit tombée et vîmes
dans une rue une voiture dont la roue s'était détachée;
le cocher, un homme à l'air stupide, s'efforçait en
vain de la remettre. Près du véhicule, une dame
élégamment vêtue, le visage dissimulé sous
un voile et un manteau de fourrure jeté sur les épaules,
semblait en proie à une vive inquiétude.
- Pour
l'amour de Dieu, dit-elle en s'adressant à nous, pour l'amour
de Dieu, mes amis, aidez-moi à trouver une autre voiture pour
poursuivre ma route!
Je
lui fis remarquer qu'elle aurait plus vite fait de partir à
pied que d'attendre une voiture à cette heure de la nuit. Mais
elle rétorqua que son cocher devait rester ici, qu'elle
n'avait point d'autre compagnon et qu'il n'était guère
prudent pour une honnête femme de se promener seule par les
rues de Paris la nuit... ni le jour, d'ailleurs. Je lui donnai raison
sur ce point et dis:
- Je
ne suis qu'un pauvre bachelier en arts et mon frère que voici
est artisan fondeur, mais si vous nous faites confiance, nous vous
ramènerons saine et sauve chez vous. Et si vous craignez de
souiller vos vêtements et vos chaussures, nous vous porterons
dans les pires endroits.
Hésitante,
elle se livra de dessous son voile à un examen minutieux de
nos personnes, puis pressée de rentrer, finit par surmonter
ses craintes.
- Mon
mari doit être mort d'inquiétude, dit-elle. Je viens de
chez ma pauvre vieille nourrice qui est malade et je pensais être
de retour à la maison à l'heure de vêpres!
Le
domestique nous donna une torche et nous nous mîmes en route,
moi portant la lumière et Antti la femme jusqu'à ce que
nous ayons atteint des rues plus praticables et mieux éclairées.
Nous venions de dépasser le monastère de Saint-Bernard
lorsque, avec un soupir de soulagement, la dame s'arrêta devant
une maison de pierre d'apparence cossue et cogna le marteau contre la
porte aux montants de fer.
Essuyant
la sueur qui coulait de son front, Antti se tourna vers moi.
- Grâce
à Dieu, nous voilà rendus! soupira-t-il. Satan n'a
cessé de me torturer tout au long du trajet! Je n'ai résisté
à la tentation qu'en récitant sans relâche des
Ave Maria.
- Est-elle
donc si belle? demandai-je alors que j'avais fort bien remarqué
la beauté et la jeunesse de notre compagne.
- Quoi?
Mais non! Il ne s'agit pas de cela! Quand je la portais, j'entendais
tinter et cliqueter à mes oreilles tous ses bijoux! Elle a sur
elle au moins cent ducats de pierres précieuses et d'or! Je ne
comprends guère d'ailleurs pour quelle raison une dame
élégante éprouve le besoin de se parer de ses
velours et bijoux pour aller rendre visite à sa vieille
nourrice! Enfin! Chaque pays a ses coutumes et ce n'est point à
moi d'en juger! La tentation, en tout cas, était bien cruelle;
Satan me montrait comment on aurait pu en un instant éteindre
la torche, lui arracher ses pierres et la jeter dans le fleuve. La
chose pouvait se faire en un clin d'oeil et nous rapporter à
toi et à moi de quoi vivre décemment durant des années!
Je
commençai à regarder la gente dame d'un autre oeil
mais, à cet instant précis, la porte s'ouvrit dans un
bruyant grincement de serrures et de verrous tirés et la dame,
fidèle en cela à l'habitude des gens de sa classe, se
mit aussitôt à lancer des reproches au portier pour
avoir tardé.
Puis,
elle nous invita à entrer.
- Mon
époux tiendra, j'en suis sûre, à vous remercier
de votre aimable assistance!
Mais
l'époux, un petit vieux irascible à la barbe négligée
et aux paupières rouges et enflées, ne nous parut guère
déborder de reconnaissance.
- Où
étais-tu? gronda-t-il en brandissant sa canne devant sa femme.
Pourquoi amènes-tu des voleurs et des bandits chez moi?
Regarde l'état dans lequel tu arrives! Oh! C'est pour le
châtiment de mes vieux jours sans doute que Dieu m'a envoyé
une croix telle que toi!
- Noble
seigneur! intervint Antti. Une croix pareille me semble légère
et bien agréable à porter! Nombreux sont ceux qui en
ont une pire comme la pauvreté, la faim et la soif par
exemple, qui nous tourmentent mon frère et moi! Pour que cette
jolie personne regagne sans encombre sa demeure, nous nous sommes en
vérité fort éloignés de notre route mais
si tel est votre désir, nous vous soulagerons avec plaisir de
votre croix et retournerons la déposer où nous l'avons
trouvée.
Le
vieillard frappa le sol de sa canne tout en jetant des regards
sournois, tantôt sur son épouse éplorée,
tantôt sur nous. Il finit par plonger la main dans sa bourse et
en sortit une monnaie d'argent qu'il donna à Antti en guise de
dédommagement. Alors la dame, redoublant de sanglots, lui
demanda si son honneur ne valait pas à ses yeux plus que cette
somme ridicule! L'incident ne prit fin que lorsque le vieux nous
invita, bien à contre-coeur, à partager son dîner
qui attendait depuis trop longtemps déjà.
Durant
le repas, la dame décrivit son aventure avec force détails
et parla longuement de sa vieille nourrice malade, nous prenant à
témoin de la véracité de ses dires. Elle
retrouva bientôt son sourire et sa gaieté, ce qui la
rendit à mes yeux plus charmante encore et je ne tardai guère
à en être tout à fait épris. Son mari
s'adoucit également, un sourire édenté apparut
derrière sa barbe, et il alla même jusques à nous
traiter de braves garçons. Il nous offrit une liqueur douce
comme en fabriquent les moines et nous interrogea sur nos vies
respectives. Il semblait particulièrement séduit par la
force physique d'Antti.
- Dans
une époque comme la nôtre qui ne respecte rien, on a du
mal à trouver des jeunes honnêtes et vertueux! J'ai
besoin d'un garçon robuste et de confiance pour d'une part
garder ma maison des voleurs qui la guettent, et d'autre part
m'accompagner dans mes grands voyages et me défendre des
bandits qui menacent de me voler mes biens dans toutes les auberges
où je dois faire halte.
Antti
répondit sur un ton modeste que le maître d'artillerie
du roi venait de lui offrir trois ducats d'or par mois pour entrer au
service de Sa Majesté. Le vieux se signa avec horreur et lui
affirma qu'il aurait ici non seulement bon gîte, bonne table,
vêtements neufs et sécurité, mais encore la paix
de l'âme puisqu'il se trouvait au milieu de bienfaisantes
reliques dont lui, Hiéronymus Arce, faisait le négoce.
- Les
saints eux-mêmes, bénis soient-ils, doivent nous avoir
envoyés au secours de votre gracieuse épouse! concéda
Antti. Mais mon camarade Mikaël et moi-même sommes
inséparables et s'il peut, lui aussi, avoir accès à
votre excellente table et profiter de vos beaux vêtements, je
serais heureux de garder votre maison quand il le faudra. Encore que
je ne puisse préciser le temps de notre présence en
votre maison, car je dois terminer mon apprentissage.
C'était
une plaisanterie, mais à ma grande stupéfaction, maître
Hiéronymus acquiesça avec enthousiasme et ils
scellèrent leur accord d'une vigoureuse poignée de
main.
- Si
ce jeune étudiant doit prendre ses repas chez nous, ajouta la
belle dame Geneviève, j'espère qu'il me rendra de
fréquentes visites et acceptera de me faire la lecture de
légendes édifiantes sur la vie des saints. Du reste,
s'il estime que ma pauvre intelligence de femme en est capable, il me
plairait également d'apprendre à lire.
Ainsi
Antti, vêtu d'un beau justaucorps bleu à boutons
d'argent, devint le portier de la maison de maître Arce tandis
que, grâce à lui, je pouvais chaque jour prendre place à
la table des domestiques. Dame Geneviève m'appelait souvent à
l'intérieur pour lui lire l'un ou l'autre des nombreux
ouvrages en français de la bibliothèque du vieil homme.
Maître Hiéronymus rôdait dans la maison en
pantoufles de feutre et veillait à ce que la porte de la
chambre de son épouse restât toujours entrebâillée
lorsque je me trouvais auprès d'elle; il collait de temps en
temps son oeil à l'interstice, mais à constater
que je ne faisais point de mal, il se rassura bientôt.
Il
entretenait une correspondance considérable avec d'autres pays
pour son trafic de reliques, et me confia la charge d'écrire
ses lettres. En récompense, il me permit une fois de
l'accompagner dans sa chambre forte située dans la cave. A
peine la porte, avec tous ses verrous et ses barres de fer, fut-elle
ouverte, qu'une pénétrante odeur d'encens me frappa les
narines. Je fus terriblement ébloui par l'énorme
quantité de trésors amassés là et dont le
plus précieux était un fragment de la vraie Croix. Dans
un coffret doré au couvercle de verre, on pouvait voir
quelques grains de poussière jaunâtre: les restes de
deux gouttes de lait de la Sainte Vierge.
Il
me montra également un objet tout à fait remarquable,
puisqu'il s'agissait du morceau d'une planche provenant du bateau sur
lequel se trouvaient les Apôtres lorsque Notre-Seigneur marcha
sur les eaux. Maître Hiéronymus était précisément
en pourparlers au sujet de cette relique avec un riche armateur qui
désirait savoir dans quelle mesure elle était
susceptible de protéger les navires dans les tempêtes.
J'ai vu également dans cette chambre un bout de la corde avec
laquelle se pendit Judas et deux jolies plumes du coq qui chanta pour
saint Pierre.
Mais
à vrai dire, si j'aidais maître Hiéronymus et
demeurais chez lui, c'était pour des raisons tout à
fait personnelles. Depuis le premier moment où mes yeux
s'étaient posés sur dame Geneviève, j'avais été
pris sous le charme, et habiter sous le même toit qu'elle me
faisait vivre dans un brasier ardent. Ses yeux sombres, sa bouche
langoureuse et la délicate rondeur de ses épaules me
tenaient ensorcelé et je ne pouvais plus penser à autre
chose. J'en vins à lui lire toutes sortes de contes frivoles
rien moins qu'édifiants, et tandis que je lisais, elle
poussait de profonds soupirs, le menton appuyé sur sa main et
le regard perdu dans le vide devant elle.
Une
semaine après notre rencontre, elle mit à profit
l'absence de son époux pour me parler ainsi
- Mikaël,
mon ami, puis-je me fier à vous?
Je
lui jurai qu'elle pouvait compter sur moi en tout et pour tout, que
je la respectais, l'admirais de tout mon coeur et qu'elle
occupait dans mes pensées la place de sainte Geneviève
elle-même.
- Nul
doute que vous changerez d'opinion lorsque vous saurez mon secret!
reprit-elle avec un soupir. Dites-moi? N'est-il point injuste à
vos yeux qu'une femme jeune et belle comme moi soit enchaînée
par le mariage à un vieil homme repoussant et disgracieux
comme maître Hiéronymus?
Je
lui concédai qu'après m'être posé cette
même question, j'en avais conclu que ses parents ou sa famille
l'avaient dû forcer à accepter cette union contre
nature.
Ma
réponse parut la froisser et elle rétorqua avec quelque
indignation:
- Nul
ne m'a forcée! C'est moi qui ai tout fait pour l'amener au
mariage! Il est immensément riche et suffisamment généreux
pour m'offrir des bijoux de valeur et de beaux vêtements! L'on
m'avait bien fait accroire que des vieillards de son âge et de
complexion maladive ne résistaient guère plus de trois
ans aux efforts d'une jeune femme ardente, attentive à
satisfaire leurs moindres désirs. Je puis vous assurer que je
n'ai point épargné ma peine et, à ma grande
consternation, je le vois chaque jour plus frais et plus dispos! Il
se porte mieux que lorsque nous nous sommes mariés et pourtant
je l'ai maintenu éveillé durant des nuits entières!
Je ne puis attribuer ce regain de vitalité qu'à quelque
relique qui doit en secret lui donner cette force. Mais à
présent, son seul contact me fait horreur! Cependant, tout
cela n'a guère d'importance car depuis quelques mois je me
trouve sous le coup d'un malheur que je n'avais pas prévu en
épousant maître Hiéronymus, un malheur qui me
tourmente nuit et jour! C'est comme si une infinité de fourmis
me couraient sans cesse sur tout le corps!
- Mon
Dieu! m'exclamai-je, en proie à la plus sincère
inquiétude. J'ai ouï dire que la vérole française,
ou espagnole comme préfèrent l'appeler les Français,
présente de semblables symptômes!
Elle
m'ordonna d'un ton sec de tenir ma langue et de cesser de dire des
sottises.
- Je
suis amoureuse, Mikaël! expliqua-t-elle, ses yeux plongés
au fond des miens. Je suis l'esclave d'une passion pour un noble
chevalier de la cour du roi. Je ne l'aurais jamais rencontré
s'il n'était point venu ici dans le but d'emprunter quelque
argent à mon époux... Il a en effet des affaires
d'argent fort embrouillées, à l'instar de tous les
galants chevaliers... Lorsque nous nous sommes rencontrés dans
la rue, je ne venais point de chez ma nourrice! Au mépris de
mon honneur, j'avais rendu visite à mon bien-aimé.
Mon
coeur se brisa dans ma poitrine et les larmes me montèrent
aux yeux à l'idée de dame Geneviève dans les
bras de ce chevalier, alors que maître Hiéronymus ne
m'avait jamais inspiré le moindre sentiment de jalousie.
- Ignorez-vous,
madame, que vous vous rendez coupable d'un grand péché?
Vous menez votre âme à sa perte en trompant votre époux!
Elle
rétorqua qu'elle-même était meilleur juge en la
matière et que son salut était une question entre elle
et son confesseur.
- Cela
n'a rien à voir avec le bonheur de mon âme! Vous ne
pouvez imaginer celui que j'aime! Il m'a transportée au
septième ciel dans ses bras et dès que je le vois, tout
mon corps fond comme cire au soleil! Hélas! il ne m'aime
point!
Elle
éclata alors en sanglots et, appuyant sa tête sur mes
genoux, mouilla mes chausses de ses larmes.
- Comment
se peut-il qu'il ne vous aime point? dis-je, ému jusques au
fond du coeur. Qui donc pourrait rester indifférent après
vous avoir contemplée une seule fois?
- Il
ne m'a séduite que pour l'argent! Il me croyait capable de
convaincre mon époux de lui en prêter davantage. Mais je
n'y ai réussi qu'une seule fois... Et à présent,
il me méprise et me refuse ses faveurs. Lors de notre dernière
entrevue, il n'a point consenti à me prendre dans ses bras, il
m'a abreuvée d'insultes et interdit de me représenter
jamais chez lui. Je ne le blâme point, un chevalier comme lui a
un très réel besoin d'argent; mais pour qui manque de
garanties, tirer de l'or d'un bloc de granit serait tâche plus
aisée qu'en tirer de mon époux! N'a-t-il point repoussé
la parole de mon bien-aimé qui lui engageait son honneur de
chevalier, en affirmant qu'il ne prêterait jamais un centime
contre si piètre garantie!
- Mais
que puis-je faire, moi? demandai-je intrigué.
Dame
Geneviève s'agrippa à mon bras tandis qu'elle
m'adressait sa prière.
- Je
voudrais que vous lui écriviez une lettre pour moi et que vous
la lui remettiez. Il faut lui dire que j'ai réussi, au prix de
mille menteries, à extorquer à mon époux
cinquante ducats d'or et que je le prie humblement de m'accorder un
autre rendez-vous... que je veux lui remettre cet argent bien que
j'aie honte qu'il ne s'agisse que d'une si maigre somme... que s'il
veut bien m'indiquer le lieu et l'heure, je me rendrai auprès
de lui, dussé-je traverser les flammes de l'enfer!
Sa
détresse me touchait: je la comprenais puisque j'étais
amoureux, moi aussi!
- Madame!
articulai-je en tremblant de tous mes membres, quelle récompense
recevrai-je si je l'oblige à vous aimer?
Elle
rit.
- Vous
parlez de l'impossible, Mikaël! Mais... en vérité,
si vous réussissiez, vous resteriez tout au long de ma vie
présent dans mes prières, soir et matin, et il n'est
rien qui dépende de moi que je ne vous octroie!
- Madame,
il s'agit de sorcellerie et peut-être vais-je tomber au pouvoir
du diable pour cette aide. Je possède un philtre que ma mère
adoptive m'a assuré être irrésistible. Versez-le
dans la coupe de votre chevalier la prochaine fois que vous le
rencontrerez.
Son
visage se couvrit d'une grande pâleur et ses yeux assombris se
mirent à étinceler. Puis elle noua ses bras autour de
mon cou et me baisa sur la bouche.
- Mikaël!
Si vous dites vrai, vous aurez tout ce que vous me demanderez!
Je
baisai tout tremblant son visage et ses bras nus.
- J'ai
honte de vous révéler ce que je désire, mais
depuis la première fois que je vous ai vue, je n'ai plus un
seul moment de repos; la nuit, je vois vos yeux en rêve telles
deux ténébreuses violettes. Je soupire pour vous du
plus profond de mon coeur bien que ce soit un grave péché,
plus grave même peut-être que susciter l'amour par l'art
de la magie.
Elle
se dégagea de mon étreinte, l'air déçu,
et s'adressa à moi sur le ton du reproche:
- Je
me suis bien trompée en ce qui vous concerne, Mikaël, et
que vous osiez parler de la sorte à une femme honnête
dépasse mon entendement! Votre conduite m'amène à
penser que vous avez conçu un désir coupable à
mon égard, ce qu'en vérité je n'aurais jamais
soupçonné!
Je
vis à quel point elle éprouvait de mépris pour
moi, mais sa résistance ne fit que m'enflammer davantage et me
la rendre plus désirable encore: elle était en vérité
si belle à me regarder ainsi, les joues brûlantes de
colère et les mains croisées dessus ses épaules
en un geste de protection!
- Dame
Geneviève, dis-je d'une voix pleine de respect, n'oubliez
point que je puis ensorceler le coeur de votre amant de telle
manière qu'il ne pourra plus vivre sans vous et qu'il obéira
à vos désirs les plus ardents. Et souvenez-vous que
votre source d'amour ne se tarira guère pour avoir permis d'y
boire à un malheureux assoiffé... nul n'a besoin de
l'apprendre!
La
tentation était grande. Elle essaya de me faire changer d'avis
en me parlant d'une voix douce tout en se tordant les mains de
désespoir. Elle me caressa les joues, plongea son regard dans
le mien, mais l'idée de mettre en péril le salut de mon
âme en utilisant la magie noire pour l'aider ne me quitta pas
un seul instant. Je restai donc ferme pour exiger ma récompense
qui, à en juger par ce que je voyais, ne lui coûtait
guère.
- Je
vous donnerai l'élixir d'amour. Ni vous ni moi ne pouvons
présager exactement son effet mais j'ai confiance en ma chère
mère d'adoption qui jamais ne m'a menti. S'il est réellement
ce qu'elle m'a dit, votre bonheur atteindra de tels sommets que vous
ne lésinerez plus à m'en octroyer une petite part...
Lorsque vous vous trouverez en présence de votre bien-aimé,
demandez-lui quelque chose à boire; puis, après avoir
versé quelques gouttes de la potion sans qu'il s'en aperçoive,
invitez-le à partager la coupe avec vous.
Elle
savait très bien ce qu'elle avait à faire, me
répondit-elle en coupant court à mes explications. Et
cette interruption, qui indiquait clairement qu'elle acceptait mes
conditions, me combla d'aise. J'écrivis alors la lettre sous
sa dictée, puis elle me donna des instructions précises
pour trouver le domicile du chevalier et après qu'elle m'eut
enseigné la manière de m'adresser à lui, je la
quittai.
A
mon arrivée chez lui, son amant était occupé
dans son jardin à dresser un jeune faucon aux paupières
cousues; l'oiseau, désemparé, reposait sur le poing
ganté du fauconnier et n'osait visiblement étendre ses
ailes pour voler. Mais j'avoue que ce spectacle m'étonna moins
que la vue du noble chevalier lui-même: plus petit que moi et
d'aspect chétif, il avait des jambes moulées dans des
bas de soie rouge, toutes maigres et arquées; des taches
noirâtres, de naissance je pense, défiguraient ses
traits arrogants et une barbe au poil rare couvrait ses joues.
Après
avoir lu la lettre, il renvoya son domestique et, avec un regard
méchant, me demanda si j'en connaissais la teneur.
Je
lui répondis que oui puisque c'était moi qui l'avais
écrite.
Rouge
de colère, il expédia rageusement au loin son gant et
le faucon en disant:
- Cinquante
ducats! Une goutte de salive sur un poêle chauffé à
blanc! Votre maîtresse a dû perdre le jugement pour me
déranger avec de pareilles broutilles! Dites-lui qu'elle
m'envoie quelque argent immédiatement et qu'elle disparaisse
ensuite dans le plus profond de l'enfer, car je ne veux plus jamais
la revoir! Après toute la confiance que j'avais placée
en elle, elle m'a tellement déçu que sa seule présence
me soulèverait le coeur!
Je
lui fis observer que ses paroles étaient par trop dures et
dépourvues de miséricorde pour les oreilles d'une
femme, et lui suggérai qu'il n'avait rien à perdre à
consacrer quelques minutes de son temps pour recevoir cinquante
ducats des mains de la dame; elle tenait à lui communiquer de
vive voix une chose importante. Quand il se rendit compte qu'il
devait en passer par sa volonté pour obtenir l'argent, il se
mit à proférer les pires jurons, blasphémant
contre la Sainte-Trinité et allant même jusqu'à
mettre en doute la virginité de Marie! Finalement, il me jeta
la lettre au visage et m'intima l'ordre de saluer ma maîtresse,
qu'il traita de catin et de Jézabel, et de lui dire de venir
avec l'argent la nuit prochaine.
- Mais
qu'elle ne se fasse pas d'illusions! Nulle gentillesse de ma part
pour cinquante ducats! Ajouta-t-il. Si c'était cinq cents, ou
mille... Essayez en tout cas de la convaincre de m'en apporter au
moins cent!
Il
fit mine de fouiller à la recherche de quelque gratification
dans la bourse pendue à sa ceinture mais, la trouvant vide, il
se contenta de m'assurer de sa protection et me congédia. Par
mesure de sécurité, je ramassai la lettre par terre
pour éviter qu'elle ne tombât dans des mains
malintentionnées et m'en retournai chez le marchand
d'antiquités. Quand je fis part de mon succès à
dame Geneviève, elle me serra dans ses bras et me donna un
baiser sur les deux joues tandis que je m'étonnais in petto
de la conduite des femmes et de leurs caprices décidément
bizarres.
Ce
soir-là, maître Hiéronymus revint d'un de ses
voyages, accompagné d'un garde du corps armé. Il était
d'une humeur particulièrement joyeuse, me gratifia d'une pièce
d'or et offrit une bourse de ducats à son épouse afin
qu'elle allât s'acheter quelque babiole chez l'orfèvre
du Pont-Neuf. Il venait de recouvrer une créance de neuf mille
ducats d'un client qui avait fait un héritage inespéré
d'un parent éloigné de Normandie! Son débiteur,
tout à la joie de cette manne subite, avait soldé la
totalité de ses dettes. Maître Arce, tout à sa
joie également, en oublia sa prudence coutumière et je
trouvais cette nuit-là un je-ne-sais-quoi de répugnant
à voir cet homme jubilant assis sur son tabouret, attentif à
peser ses monnaies d'or, à les empiler et à rogner de
leurs tranches de minuscules lamelles.
Quand,
le jour suivant, sa femme lui demanda la permission de se rendre
auprès de sa vieille nourrice, il ne fit aucune objection;
bien au contraire il l'encouragea même à y passer la
nuit pour éviter de s'exposer aux dangers d'un retour après
le coucher du soleil.
Dame
Geneviève se baigna à plusieurs reprises, frotta son
corps d'onguents parfumés, mit ses vêtements les plus
somptueux et se para de ses plus précieux bijoux.
Je
m'étonnai que pareils préparatifs n'éveillassent
point la jalousie de maître Hiéronymus! Mais ce dernier,
admirant l'allure de son épouse, fit ce commentaire dépourvu
de malice:
- Elle
est jeune encore et n'a guère l'occasion de porter ses beaux
habits! Moi, les visites ne m'intéressent point et peu de gens
me plaisent assez pour passer la soirée en leur compagnie! Un
homme de mon âge est fatigué du commerce de la société
et tous les autres se ressemblent à ses yeux! Mais rien de
plus naturel que mon épouse prenne plaisir à s'exhiber
au-dehors de temps en temps. Et tant que votre frère Antti se
trouvera près d'elle pour la protéger des importuns, je
n'éprouverai nulle crainte à son sujet!
J'eus
tout au long de l'après-midi des lettres à écrire
sous la dictée de mon maître: il était d'une part
préoccupé par la façon d'investir dans quelque
relique de valeur la fortune qu'il venait de récupérer
et, d'autre part, il avait entamé des négociations avec
un autre fervent collectionneur d'objets sacrés, le duc de
Saxonie. De sorte que je fus très occupé.
Antti
revint au moment où je prenais mon repas dans la cuisine.
- Dans
ce pays, être nourrice me paraît un métier bien
payé! remarqua-t-il. Cela me donnerait presque l'envie d'être
une femme! Tu imagines la nourrice incomparable que j'aurais été!
Celle de notre maîtresse, en tout cas, vit dans une maison
entourée de murs et elle est si grande dame que je n'ai même
pas pu l'apercevoir; je n'ai rencontré que ses domestiques:
ils arborent tous des habits aux brillantes couleurs, avec des
manches à crevés, et se pavanent à sa porte
comme de petits coqs! Ma maîtresse m'a donné une pièce
d'or pour que je ne le dise à personne et que je raconte une
autre histoire si l'on m'interroge. Mais avec toi, ce n'est pas
pareil et tout cela m'a semblé si étrange qu'il fallait
bien que je t'en parle!
Il
alla comme convenu chercher dame Geneviève le jour suivant. Je
la vis arriver, elle était pâle et paraissait à
bout de force. Ses beaux yeux avaient un regard vague et distrait
avec de grands cernes tout autour. Elle se déplaçait
comme dans un rêve. Sans mot dire, elle se dirigea directement
vers sa chambre, se jeta sur sa couche et sombra dans un profond
sommeil.
Cette
attitude inquiéta vivement notre maître qui eut peur
qu'elle ne fût tombée malade.
- Je
crois tout simplement, le rassura Antti, que la dame a besoin de
sommeil. Elle est accoutumée à un bon lit et à
ses aises. Elle me disait précisément n'avoir pu fermer
l'oeil de la nuit à cause des insectes qui n'ont cessé
de la piquer.
Ce
qui était la pure vérité car lorsque maître
Hiéronymus nous laissa pénétrer dans la chambre
pour veiller sur le sommeil de son épouse, nous pûmes
voir son cou et ses épaules couverts de taches rouges; elle,
tranquille, dormait comme un ange, un coussin pressé contre sa
poitrine.
Maître
Hiéronymus, tout attendri, la dissimula à nos regards
curieux.
- Peut-être
que cela lui servira de leçon! Elle ne couchera plus chez sa
nourrice la prochaine fois!
Tout
au long de la journée qui suivit, j'attendis avec impatience
l'occasion de lui parler, mais elle m'évitait et je dus
patienter jusques à ce que son époux se fût enfin
retiré, pour la voir seul à seul.
- Au
nom de tous les saints, je vous en supplie, madame, dites-moi ce qui
vous est arrivé! J'ai été malade d'angoisse et
n'ai point dormi de la nuit de crainte de vous avoir causé
quelque tort!
- Mon
noble bien-aimé, me répondit-elle complaisamment, m'a
reçue dans sa chambre mais, au début, ne m'a même
pas invitée à m'asseoir, et ce n'est qu'après
que je lui eus remis cent cinquante ducats qu'il s'est radouci et a
envoyé son domestique chercher la coupe de vin que j'avais
demandée. Par chance, une bagarre éclata alors dans le
jardin entre ses chiens et quand mon chevalier sortit pour leur
donner le fouet, je pus à loisir mélanger l'élixir
dans le vin ainsi que vous me l'aviez conseillé. A ma requête,
et bien que de mauvaise grâce, il but ensuite dans la coupe; à
peine avait-il avalé les dernières gouttes, qu'il
commença à se plaindre de la fatigue et d'un sommeil
envahissant; il se mit à bâiller, ouvrit la fenêtre
en quête d'un peu d'air frais et me dit qu'il sentait son corps
en feu. Je tentai de le distraire en attendant que la drogue fît
son effet et lui racontai que mon époux était revenu à
la maison avec neuf mille ducats; j'eus à peine le temps de
terminer ma phrase qu'il me prit dans ses bras et m'étreignit
avec passion, me disant que tout son corps brûlait d'une si
terrible ardeur qu'il fallait qu'il se mette nu et se jette dans le
puits pour calmer ce feu. Moi-même, je ne me sentais guère
en un meilleur état, mais la pudeur féminine m'empêche
d'en dire plus long sur ce sujet.
«Je
puis vous assurer, en tout cas, qu'il se jeta dans le puits tant de
fois que j'en perdis le compte et m'évanouis, car il ne me
laissa en paix de toute la nuit. J'imagine que jamais femme n'eut
amoureux plus enflammé! Lorsque je pris congé, il me
renouvela sa passion et me supplia de lui dire que je l'aimais... En
vérité, je dois réfléchir à tout
cela et j'ai mal à la tête! Je suis si lasse! Je vous en
prie, Mikaël, laissez-moi à présent!
Je
me risquai alors à lui rappeler sa dette envers moi.
- Oui,
oui, vous l'aurez votre récompense! Mais vous pourriez choisir
un moment plus propice pour la réclamer! Je me sens tout
endolorie et la seule idée du contact avec un homme me donne
la nausée! Laissez-moi! Vous serez récompensé,
n'en doutez point, et pour votre aide et pour avoir su attendre!
Sur
ce, elle me repoussa des deux mains et me força à la
résignation.
Le
jour suivant, maître Hiéronymus m'amena avec lui à
Chartres où il projetait de se rendre depuis longtemps déjà.
Il essaya de persuader son épouse de l'accompagner car, comme
ils n'avaient point d'enfant, il aurait voulu qu'elle allât
s'agenouiller devant l'image miraculeuse de la Vierge; mais dame
Geneviève, encore faible, le pria de lui épargner les
fatigues du voyage.
Oh!
comme les désirs de la chair peuvent aveugler les yeux d'un
homme! Il ne me reste aucun souvenir de la merveilleuse cathédrale
de Chartres, sinon de ses grandes tours entièrement
différentes l'une de l'autre et par là même
remarquables et imposantes. La fumée de chandelles
innombrables avait rendu la magnifique sculpture de la Madone aussi
noire qu'un Maure. Je fus incapable de prier devant elle avec la
ferveur convenable: mes pensées allaient toutes vers la beauté
de ma maîtresse et son absence exacerbait mon désir.
Nous
fûmes de retour à Paris au crépuscule du
troisième jour, affamés et morts de soif après
une rapide chevauchée. Devant la porte de la maison, un Antti
à l'air abattu nous attendait et vint à notre rencontre
dès qu'il nous vit.
- Ô
bon maître! s'écria-t-il. Un grand malheur est arrivé
dans votre demeure et je dois être un mauvais serviteur, moi
qui n'ai su veiller sur vos biens les plus précieux! Durant
votre absence, la robe de velours la plus coûteuse de dame
Geneviève a disparu.
Le
marchand de reliques devina à son expression que bien plus
avait dû se produire et il s'avança pour pénétrer
à l'intérieur de la maison. Mais Antti le fit reculer
et ajouta:
- Ce
n'est pas tout! Dame Geneviève a disparu avec sa robe!
Telle
fut la délicate formule que choisit mon ami pour annoncer les
toutes dernières nouvelles à son maître! Il
raconta ensuite que la dame avait emporté tous ses vêtements,
tous ses bijoux, ainsi que le service d'argent de la salle à
manger.
- Et
c'est moi qui ai transporté le coffre d'or de la cave jusqu'à
la voiture qui est venue la chercher, dit-il de son air placide. Deux
hommes n'auraient point suffi à le déplacer tellement
il était lourd, mais ma bonne maîtresse a fait confiance
en ma force et j'avais à coeur de la servir de mon mieux
ainsi que vous me l'aviez ordonné.
Maître
Hiéronymus, muet de saisissement, ne pouvait articuler un seul
mot.
- D'ailleurs,
poursuivit Antti, la porte de la cave était fermée;
vous aviez, je pense, oublié de laisser la clé à
votre épouse. Il a donc fallu que j'emprunte une masse et je
suis arrivé, en donnant de grands coups, à casser
serrures et verrous.
«Vous
m'aviez bien recommandé de toujours obéir à
votre épouse comme à vous-même, n'est-ce pas?
Ce
ne fut qu'à ce moment que je me rendis compte de l'ampleur de
la catastrophe. Les yeux pleins de larmes, je criai:
- Ô
mon cher maître! Votre femme infidèle, la traîtresse!
nous a trompés! Elle s'est montrée indigne de notre
confiance! Que Dieu, dans sa bonté, lui envoie du haut du ciel
un coup de foudre pour écraser sa tête perfide et que
les chiens dévorent son corps impudique!
Maître
Hiéronymus, qui se répandait également en larmes
amères, protesta:
- Non!
Non, pas cela! Dieu m'a envoyé un juste châtiment pour
mon aveuglement!
Alors
il arracha les poils de sa barbe, jeta son bonnet par terre, puis
leva son bâton et en frappa Antti qui supporta cette correction
bien méritée en toute humilité. Lorsque le
vieux, fatigué, laissa tomber sa canne, il dit enfin sur un
ton de profonde affliction:
- De
rien ne servent les coups et les larmes! Qu'ai-je à te
reprocher, pauvre garçon sans malice? Tout est ma faute à
moi, moi qui dans ma folie t'ai donné l'ordre d'obéir à
ma femme!
Il
entra, le pas mal assuré, et j'éprouvai quelque peine à
le voir s'éloigner ainsi, le dos voûté, mais
j'étais encore plus triste pour mon propre compte car dame
Geneviève avait failli à sa promesse et je savais que
je ne la reverrais jamais.
Comme
je déchargeais le trop-plein de ma rage sur Antti, il me dit
d'une voix calme:
- Dame
Geneviève est une femme belle et pleine de caprices! Il est
difficile de s'opposer à ses volontés pour un
domestique, et tu dois le savoir mieux que moi car c'est ce qu'elle
m'a raconté à ton sujet qui m'a ôté tous
mes scrupules! Elle m'a dit que tu l'aidais dans ses projets, poussé
par le grand amour qu'elle t'inspirait et elle a même prétendu
que c'est à toi qu'elle devait son bonheur! Elle était
prête du reste à te rembourser dès que tu en
exprimerais le désir et comme je me montrais encore un peu
hésitant, elle m'a donné un léger acompte... et
je dois reconnaître que c'est une femme très libérale
qui paie ses dettes avec intérêts!
- Antti!
hurlai-je, me refusant à en croire mes oreilles. As-tu eu
l'outrecuidance de lever les yeux sur dame Geneviève et
d'entretenir en ton coeur un désir coupable?
- Moi?
Jamais une idée pareille ne me serait venue à l'esprit!
reprit-il de sa voix sérieuse. Mais quand j'ai vu comme tu
avais bien commencé, j'ai pensé que ce n'était
que justice d'exiger au moins une partie de tes créances!
Ainsi tu n'as pas tout perdu!
La
pensée d'Antti dans ses bras me remplit d'une rage si aveugle
que je me mis à le frapper de mes deux poings tout en lui
débitant les pires insultes qui me venaient à l'esprit.
Il me laissa déverser ma fureur puis me demanda, sur un ton
enjôleur, de lui révéler le secret de la potion
magique de dame Pirjo.
Il
m'écouta en silence, et, me regardant de ses yeux pleins de
bonté, me dit:
- Mais
pourquoi ne lui as-tu point versé secrètement la drogue
à elle, si tu la désirais si éperdument? Tu
l'aurais obtenue et les neuf mille monnaies d'or par-dessus le
marché!
Enfin
je vis clair dans cette affaire sans parvenir à comprendre
pourquoi j'avais été si naïf jusqu'alors. Mais, me
refusant de l'admettre devant mon ami, je déclarai:
- J'ai
résisté à la tentation pour le salut de mon âme
immortelle! Si je m'étais livré à des actes de
sorcellerie pour la conquérir, je serais tombé dans les
rets de Satan.
- Les
raisins sont trop verts! commenta Antti. Pour ma part, il ne me
déplairait guère de rencontrer nombre de ces rets-là
sur mon chemin, bien que j'avoue qu'il doit être difficile de
s'en délivrer une fois bien attrapé!
Ni
l'un ni l'autre n'osâmes aller voir le maître. Nous
l'entendions sangloter, soupirer et prier dans sa chambre et nous le
laissâmes seul avec son désespoir.
Deux
jours plus tard, il nous manda près de lui.
- J'espère
que vous saurez garder le silence sur tous ces événements.
Je suis un homme âgé et ma grande erreur a été
d'attendre amour et compréhension d'une femme trop jeune. Je
vais essayer d'oublier le passé! Vous comprendrez que je ne
veuille plus jamais vous voir! Votre seule présence me
rappellerait à chaque instant mon épouse! N'allez point
croire que la colère me guide ou que je vous garde rancune.
Bien au contraire! Je vous pardonne de tout coeur toutes les
offenses dont vous avez pu vous rendre coupables envers moi et vous
donnerai à chacun cinq pièces d'or pour acheter votre
silence.
Des
larmes brillaient sous ses paupières rougies tandis qu'il nous
parlait; après nous avoir compté les ducats, il passa
sa main tremblante dans sa barbe et nous donna congé.
Cet
homme avait manifesté plus de sagesse et de grandeur dans sa
douleur qu'en ses jours de faux bonheur et je quittai sa maison tel
un chien, pénétré d'un profond sentiment de
culpabilité. Je trouvai cependant quelque consolation à
penser que tôt ou tard, et sans mon concours, il aurait connu
la même disgrâce qui avait eu l'effet d'un médicament
sur son âme, lui apportant humilité et sagesse.
Nous
cheminâmes sans mot dire le long des rives du fleuve et fîmes
un arrêt sur le pont pour contempler la façade
éblouissante de blancheur de Notre-Dame.
- Mikaël,
mon frère, prends cet argent! dit alors Antti. Il me brûle
horriblement les mains et je ne crois point qu'il me portera chance!
Ses
paroles me rendirent songeur, mais je m'empressai tout de même
de prendre ses pièces avant qu'il ne changeât d'avis. Je
le remerciai chaleureusement et l'invitai à un bon repas à
La Tête de l'Ange où nous avions résolu de
nous revoir pour débattre de ce que nous allions faire.
Nous
n'eûmes guère besoin de débattre! Le sort avait
déjà décidé: en arrivant dans la rue de
la Harpe, nous vîmes messire Didrik, sautant par-dessus les
monceaux d'ordures, venir à notre rencontre! Il portait un
élégant costume aux couleurs danoises, son épée
au côté et un chapeau à plumes.
Il
me salua comme si nous nous étions vus la veille.
- Dans
quel affreux trou vivez-vous? Et que faites-vous durant la journée?
Je suis venu deux fois déjà vous chercher! Mais
dites-moi vite où nous pourrions boire un pichet de vin
tranquilles. J'ai quelque chose à vous dire.
- Messire
Didrik! m'exclamai-je en faisant un signe de croix. Est-ce le diable
qui vous envoie ici?
- Le
diable ou le roi du Danemark, qu'importe? répliqua-t-il. J'ai
obtenu votre adresse par l'intermédiaire de la nation
allemande. Le vent et le mauvais temps m'ont contraint à
débarquer à Rouen avec une cargaison de Français
couverts de blessures et d'engelures. Le roi, vous le savez, a un
bataillon de mercenaires français et je dois faire une
nouvelle levée de soldats pour remplacer ceux-ci. Quant à
vous, vous avez grand intérêt à vous hâter
si vous voulez profiter de la chance! L'arrogant Sten Sture est tombé
et la Suède tout entière ne saurait tarder à
tomber elle aussi au pouvoir du roi.
Ces
nouvelles m'enchantèrent! Je l'amenai à La Tête
de l'Ange où nous célébrâmes nos
retrouvailles en compagnie d'Antti. Je me doutais, certes, qu'il ne
se fût jamais donné la peine de me rechercher s'il n'eût
espéré en tirer quelque avantage, mais nous avions des
intérêts communs et plus il me parlait, plus j'avais la
conviction que mon heure avait enfin sonné et que j'allais
recevoir la récompense de tous les services rendus au roi
Christian. Il suffisait à présent d'arriver au moment
du partage du butin!
- La
résistance de l'ennemi fond comme neige au soleil! dit-il. Les
forteresses capitulent avant de tirer un seul coup de feu! Le pape
soutient le roi qui est le beau-frère de l'empereur et Fugger,
le banquier, finance sa campagne en échange des mines de
cuivre de Suède. Grâce à lui, le roi a pu
recruter des mercenaires écossais; ils sont d'une telle
sauvagerie qu'ils ont commencé à se tirer dessus alors
qu'ils se trouvaient encore à Copenhague! L'un d'eux,
mortellement blessé d'un coup de poignard, a tenté de
s'échapper en rampant sous le cheval de Sa Majesté! Je
l'ai vu de mes propres yeux!
«Lorsque
j'ai quitté la Suède, il était déjà
question d'une trêve. Vous agiriez donc sagement en reléguant
vos livres dans un coin pour embarquer sans tarder avec moi, d'abord
pour Copenhague puis pour la Suède.
Après
un voyage mouvementé, nous arrivâmes à Copenhague
au début du printemps, juste pour apprendre que le roi
Christian venait de partir dans l'intention de prendre la tête
des opérations au siège de Stockholm et de réunir
les états prévenus de son arrivée pour le début
du mois de juin. Nous ne fîmes donc que nous ravitailler et
prendre quelque chargement supplémentaire avant de continuer
notre course vers les côtes de Suède. Durant tout le
voyage, hormis les moments où je souffrais du mal de mer,
messire Didrik ne cessa de chanter les louanges du roi et de nous
prédire un avenir doré. Si parfois j'exprimais quelques
doutes au sujet de l'Union, les nouvelles des récentes
victoires les dissipaient aussitôt et lorsque à la
mi-mai nous jetâmes l'ancre à Stockholm, j'étais
pénétré du sentiment qu'un jour nouveau se
levait pour la grandeur des peuples du Nord. Du reste, le vieux
docteur Hemming Gadh en personne, opposant depuis toujours et ennemi
juré du Danemark, avait vu les signes de ces temps futurs et
rendu hommage au souverain danois; il consacrait désormais
toute son énergie à gagner le royaume de Suède à
la cause du roi Christian et pour éviter d'inutiles massacres.
Je revis avec plaisir les tendres bourgeons des bouleaux argentés
et contemplai pour la première fois les tours de Stockholm
dressées au-dessus des eaux. Aux beaux jours nous prîmes
la mer vers le nord, et quand j'aperçus les forêts de
mâts de la flotte royale et les innombrables tentes blanches
autour du camp des assiégés, mon coeur se gonfla
d'espoir dans ma poitrine. Mais je parlerai du roi Christian et du
siège de Stockholm dans un autre livre.
|
|