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Mika Waltari

L'Escholier de Dieu

Traduit par Jean-Pierre Carasso

et Monique Baile


Le jardin des Livres

Paris


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« L'Escholier de Dieu »

Titre original : Mikaël Karvajalka publié par WSOY, Helsinki

© 2005 The Estate of Mika Waltari

© 2005 Le jardin des Livres® pour la traduction française


14 rue de Naples - Paris 75008

tel : 01 44 09 08 78 Service Presse : Marie Guillard


www.lejardindeslivres.fr



ISBN 2-914569-28-9 EAN 8782-914569-286


Toute reproduction, même partielle par quelque procédé que ce soit, est interdite sans autorisation préalable. Une copie par Xérographie, photographie, support magnétique, électronique ou autre constitue une contrefaçon passible des peines prévues par la loi du 11 mars 1957 et du 3 juillet 1995, sur la protection des droits d'auteur.

INDEX DES PERSONNAGES

HISTORIQUES


CHARLES QUINT ( 1500-1558 ) Fils de Philippe le Beau, archiduc d'Autriche, et de Jeanne la Folle, fille des rois catholiques, Ferdinand et Isabelle. Héritier en 1516 de la couronne d'Espagne, il est élu en 1519 à la tête du Saint Empire romain germanique contre François 1e1 le roi de France. La rivalité de ces deux souverains entraînera une longue série de guerres, interrompue à intervalles plus ou moins longs, par des périodes de trêves ou de paix. En Allemagne, Charles Quint eut à lutter contre la Réforme et contre les Turcs du côté de la Hongrie. Il abdiqua en 1555, laissant la couronne impériale à son frère Ferdinand, l'Espagne, les colonies américaines, les Pays-Bas et l'Italie à son fils Philippe II.


CHRISTIAN II DE SUÈDE ( 1481-1559 ) Surnommé le Mauvais, roi de Danemark, de Norvège et de Suède. En 1513, il succède à son père sur les trônes de Danemark et de Norvège. Après plusieurs années de guerre, il s'empare de Stockholm et prend la couronne de Suède, mais sa cruauté ( « Bain de sang » de Stockholm ) provoqua le soulèvement de Gustav Vasa en 1521. Abandonné par l'aristocratie danoise, il se retira en Allemagne en 1523 et fut pris par son successeur Frédéric Ier en 1531. Il mourut en captivité.


ÉRASME ( Desiderius Erasmus ). Rotterdam vers 1467 - Bâle 1536. Humaniste hollandais. Études au couvent des Augustins de Steyn où il fut ordonné prêtre, puis au collège Montaigu à Paris. Précepteur en Angleterre, il se lie d'amitié avec Thomas More. Entre 1500-1506 : Les Adages et le Manuel du chevalier chrétien. Entre 1506-1509, séjour en Italie où il apprend le grec. Éloge de la folie. Aux Pays-Bas, conseiller un temps du futur Charles Quint. Ecrit Institutio principis christiani, un Novum testamentum et les Colloques. En 1521, s'établit à Bâle. Essai sur le libre arbitre et De sarcienda Ecclesiae concordia. A cherché à concilier l'étude des Anciens et les enseigne­ments de l'Évangile.


FUGGER Famille de banquiers allemands qui débute avec le tisserand jean vers 1368. Les Fugger connaissent un essor particulier avec Jacob Ier Fugger qui étendit son empire commercial sur toute l'Europe occidentale et centrale. Financier des empereurs Maximilien et Charles Quint; ce dernier lui doit, entre autres, son élection et la victoire de Pavie.


FRANÇOIS Ier ( 1494-1547 ).


LUTHER MARTIN ( 1483-1546 ) Réformateur religieux allemand. Famille de paysans. En 1505 maître de philosophie à l'université d'Erfurt. Reçoit la prêtrise en 1507. En 1517 il afficha sur les portes du château de Wittenberg ses 95 thèses où il dénonçait, entre autres choses, la vente des indulgences. Cet acte marqua le début de la Réforme. En 1520, il fut excommunié par le pape Léon X dont il brûla la bulle Exsurge Domine. En 1521, il fut mis au ban de l'Empire et son protecteur Frédéric de Saxe le cacha dix mois au château de la Wartburg où il entreprit la traduction en allemand de la Bible. Contre les prophètes célestes marqua sa rupture avec Thomas Müntzer et lorsque éclata la révolte des paysans en 1524, il prit le parti des princes. En 1525, il épousa une ancienne nonne, Elisabeth von Bora. A partir de 1526, il se consacra à l'organisation de l'Église réformée et rédigea le Grand et le Petit Catéchisme.


MÜNTZER THOMAS ( 1490 ? - 1525 ) Réformateur religieux allemand. Successivement prédicateur à Zwi-ckau, Wittenberg et Allstedt avant d'être chassé de chacune de ces villes. En 1519, il rencontra Luther, approuva la Réforme mais trouva bientôt la doctrine de Luther insuffisante. A Mülhausen, en Thuringe, il prit le pouvoir avec ses disciples, établit un gouvernement démocratique, noua des relations avec les anabaptistes de Suisse puis parcourut l'Allemagne méridionale en prêchant la révolte. Il fut bientôt à la tête d'une armée de plus de 40.000 paysans mais ses bandes furent écrasées par l'armée des princes à Frankenhau­sen en 1525. Reconnu et arrêté, il fut torturé et décapité cette même année.


PARACELSE - Philippus Aureolus Theophrastus Bombastus von Hohenheim - ( 1493 ?-1541 ) Médecin et alchimiste suisse.


STURE Nom d'une famille suédoise qui a joué un rôle capital dans l'histoire de son pays au XVe et au XVIe siècle.


STEN STURE, dit le jeune ( 1493-1520 ) Élu régent en 1512, il déposa l'archevêque d'Uppsala, Gustav Trolle, qui appela les Danois à son secours. Il repoussa deux expéditions danoises ( victoires de Vaedla en 1517 et de Brannkyrka en 1518 ) mais blessé à Asunden en 1520, il ne put arrêter la marche victorieuse de Christian II et mourut en regagnant Stockholm.


VASA Vieille famille suédoise originaire de l'Upland où elle possédait le domaine de Vasa. Gustav Vasa roi de Suède ( 1496-1560 ). Gustav Eriksson combattit les Danois. Livré en otage à Christian II en 1518, il réussit à s'échapper et, après de nombreuses aventures, s'empara de tout le pays et fut élu roi en 1523. A imposé le luthéranisme, favorisé le développement économique de la Suède, réprimé durement les révoltes paysannes et fait de son royaume une grande puissance.


ZWINGLI ( 1484-1531 ) Réformateur suisse. Études d'humaniste à Bâle, Berne et Vienne. Prédicateur à Zurich, il attaqua le pape, les lois de l'Église catholique et sa corruption. Il adhéra à la Réforme mais ses positions diffèrent de celles de Luther. Chef religieux soutenu par ses paroissiens et le Conseil de Zurich, il entreprit deux campagnes contre les cantons catholiques. Mortellement blessé à la deuxième bataille de Cappel, il fut achevé d'un coup d'épée par un officier ennemi, et son cadavre fut écartelé et brûlé par les soldats.


LES PAPES par ordre chronologique

JULES II ( 1443-1513 ), pape de 1503 à 1513. Amoureux des arts et guerrier. Allié à Louis XII contre Venise en 1508 puis à Venise contre Louis XII dans la Sainte Ligue où il fit en outre entrer les Suisses, Ferdinand d'Aragon, Henri VIII d'Angleterre et l'empereur Maximi­lien. Réunit le concile du Latran en 1512 et jeta l'interdit sur la France gouvernée par François Ier.

LÉON X ( 1475-1521 ), pape de 1513 à 1521. Jean de Médicis, fils de Laurent le Magnifique. Éducation humaniste qui en fit un protecteur des lettres et des arts ( Raphaël, Michel-Ange... ) En politique, tente comme Jules II de libérer l'Italie et le domaine pontifical. Au point de vue religieux, met fin en 1517 aux conciles du Latran. Excommunie Luther en 1520 par la bulle Exsurge Domine que celui-ci brûle à Wittenberg.

ADRIEN VI ( 1459-1523 ), pape de 1522 à 1523. Élu pape en 1522 malgré son origine flamande et son humble extraction, grâce à l'appui de Charles Quint. Il essaya sans succès de réformer le Saint-Siège, d'arrêter en Allemagne les progrès de Luther, de réconcilier Charles Quint et François Ier et de les unir dans une expédition commune contre les Turcs. Il mourut en considérant son accession au pouvoir suprême comme le plus grand malheur de sa vie.

CLÉMENT VII ( 1478-1534 ), pape de 1523 à 1534. Jules de Médicis, fils naturel de Julien de Médicis et neveu de Laurent le Magnifique. Après le sac de Rome ( 1527 ) il dut couronner Charles Quint empereur. Sous son pontificat, le luthéranisme progres­sa considérablement et il vit naître le schisme anglican après son refus d'approuver le divorce d'Henri VIII d'Angleterre.

LES GUERRES D'ITALIE


Ensemble des expéditions et conflits dont l'Italie a été l'enjeu et le plus souvent le théâtre de 1494 à 1559, dont la France, d'une part, et l'Empire avec l'Espagne d'autre part, ont été les acteurs principaux.

1494-1521, première période qui comprend les différents essais de conquête par la France du royaume de Naples et du Milanais. Charles VIII et Louis XII se battent ou s'allient avec le pape Jules II, l'Autriche et Ferdinand d'Aragon.

Victoire française à Marignan ( 1515 ) qui donne le Milanais à François le Ier.

1521-1529, seconde période qui voit un véritable duel entre François Ier et Charles Quint.

Le Français ne peut s'assurer l'alliance d'Henri VIII à l'entrevue du camp du Drap d'Or ( 1520 ) ni retenir le connétable de Bourbon. Défaite de Pavie ( 1525 ) où François Ier est fait prisonnier.

Pillage de Rome en 1527 par le connétable de Bourbon.

En 1529, la trêve de Cambrai laisse la Bourgogne à François François Ier et l'Italie à l'empereur.

1536-1559, troisième période qui se termine par le traité de Cateau-Cambrésis : la France abandonnait l'Italie qui passait aux mains des Habsbourg. Fin de l'indépendance de l'Italie.


LA GUERRE DES PAYSANS


Révolte générale des paysans allemands ( 1524-1526 ) en Souabe, en Thuringe, en Alsace et dans les Alpes autri­chiennes. Suscitée par les conditions misérables de vie dans les campagnes, elle trouva son ciment religieux dans la doctrine révolutionnaire des anabaptistes. Luther, après avoir encouragé le mouvement, s'en détourna et demanda sa répression. Cette guerre fit plus de 100.000 victimes.


FINLANDE


Au XIIIe siècle, la Finlande devint un duché suédois dont l'indépendance et le particularisme se développèrent. A partir du XIVe siècle, l'assimilation légale à la Suède était quasi complète. Une noblesse suédoise formait les cadres du pays tandis que les villes accueillaient nombre d'Allemands. Le XVIe siècle vit l'apparition de la Réforme sous le règne de Gustav Vasa qui fonda Helsinki ( 1550 ) et confisqua les biens ecclésiastiques.


UNION DE KALMAR


Traité d'union entre le Danemark, la Suède et la Norvège signé en 1397 sous l'autorité d'Erik XIII de Poméranie. Chacun des États gardait ses lois et ses institutions propres mais était dominé par un même roi et en cas de guerre étrangère, tous devaient s'allier contre l'ennemi commun. Cette union dura 125 ans. Plusieurs fois rompue, elle fut dissoute en 1523 à la suite de la révolution qui renversa Christian II et apporta au trône de Suède Gustav Vasa.


LIVRE I


MIKAEL BAST : KARVAJALKA


J'ai vu le jour dans une belle et vaste contrée, une contrée lointaine presque ignorée du monde civilisé, à laquelle les géographes ont donné le nom de Finlande. Les gens du Sud imaginent que cette terre nordique est une terre déserte et inhospitalière, uniquement peuplée de sauvages vêtus de peaux de bêtes et encore esclaves du paganisme et de la superstition. Il ne saurait y avoir idée plus erronée! La Finlande se flatte de posséder deux grandes cités: à l'est la ville fortifiée de Viborg, et au sud Turku, ou Åbo, ma ville natale. En ce qui concerne le paganisme et la superstition, il ne faut point oublier que la Finlande a vécu durant de longs siècles dans le sein de l'Église unique et véritable, même si en ces jours maudits l'on peut avec raison accuser son peuple d'apostasie. Car le pays, converti à la doctrine de Luther sous la férule impitoyable de son roi, le cupide Gustav, est devenu la brebis égarée du troupeau de la Chrétienté il n'y a guère dès lors à s'étonner que ses fils soient retombés dans la sauvagerie, l'ignorance et le péché. Mais ne devrait-on point en rejeter la faute sur ses mauvais chefs plutôt que sur les malheureux qu'ils gouvernent?

La Finlande est loin d'être un pays pauvre. Ses forêts regorgent de gibier et la pêche au saumon, que l'on pratique tout au long de ses rivières, rapporte de bons bénéfices. La bourgeoisie d'Åbo se consacre activement au commerce maritime et, sur la côte de Bothnie, les chantiers navals sont florissants. Le bois de construction abonde et Åbo exporte, outre le poisson salé, les peaux et les bols habilement travaillés dans le bois, des lingots de fonte en provenance des mines de la région intérieure des lacs. Le négoce du poisson séché et des harengs salés en caques constitue une si riche source de revenus que le pays ne pourra longtemps se permettre de s'abuser d'une fausse doctrine qui ne tient aucun compte des jours maigres, dont l'observance rigoureuse, selon les ordonnances de la sainte Église catholique, est essentielle à la prospérité d'un grand nombre de nos pieux citoyens.

Si je me suis montré aussi bavard au sujet de mon pays natal, c'est afin que nul n'ignore que je ne suis en rien un barbare.

Lorsque j'étais âgé de six ou sept ans, vers la fin de l'été, l'amiral jyllandais Otto Ruud remonta la rivière pendant la nuit, à l'insu des sentinelles endormies de la forteresse d'Åbo, et déclencha à l'aube une attaque surprise sur la cité. Cet affreux événement eut lieu en l'an de grâce 1509, cinq ans à peine avant la béatification de saint Hemming; j'ai donc probablement vu le jour en 1502 ou 1503.

Il me souvient encore de mon réveil: j'étais couché entre des draps de fine toile de lin, sous une couverture de fourrure, et un grand chien me léchait le visage; quand j'éloignai de moi son museau, l'animal joyeux saisit délicatement ma menotte dans sa gueule comme pour m'inviter à entrer dans le jeu. Beaucoup plus tard, j'ai souvenir d'une femme mince vêtue de gris qui s'approcha de ma couche en m'observant de ses yeux gris et froids; elle vint ensuite m'apporter une soupe. Comme je croyais avoir franchi les portes de la mort, grand fut mon étonnement à constater que cette créature était dépourvue d'ailes.

- Suis-je en paradis? demandai-je avec timidité.

Elle me palpa les mains, la gorge et le front. Sa paume était rêche comme du bois.

- As-tu toujours mal à la tête? s'enquit-elle.

Je portai les mains à mon front et m'avisai qu'il était bandé négation, ce mouvement déclencha dans ma nuque une douleur aiguë.

- Comment t'appelles-tu? interrogea la femme.

- Mikaël! répondis-je sur-le-champ.

Je connaissais bien ce nom que l'on m'avait donné en baptême en l'honneur du saint archange.

- Qui est ton père?

Je ne pus répondre sur le moment, mais finis par dire:

- Mikaël, le fils du ferblantier. Suis-je au ciel pour de vrai?

- Mange ta soupe! intima-t-elle sèchement avant d'ajouter: Je vois... tu es l'enfant de Gertrude, la fille de Mikaël...

Elle s'assit au bord du lit et d'un geste plein de douceur passa sa main sur ma nuque endolorie.

- Moi, je suis Pirjo Matsdotter de la famille Karvajalka1. Tu es ici chez moi et je te soigne depuis plusieurs jours.

Je me souvins alors des Jyllandais et de tout ce qui s'était passé je perdis tout appétit pour la soupe.

- Êtes-vous sorcière? demandai-je.

Elle se leva en se signant.

- Ainsi voilà ce que l'on raconte derrière mon dos, n'est-ce pas? dit-elle sur un ton courroucé. Puis, se reprenant, elle ajouta: Mais non, je ne suis pas sorcière! Je suis une femme qui guérit les malades et si Dieu et ses saints ne m'eussent point octroyé ce don de guérir, toi et beaucoup d'autres encore eussiez péri en ces jours de malheurs!

Bien que gêné par mon ingratitude, je ne pouvais lui en demander pardon parce que je savais qu'elle était véritablement la fameuse sorcière d'Åbo, celle de la famille des Karvajalka.

- Où sont les Jyllandais?

Elle me conta alors qu'ils avaient repris la mer quelques jours auparavant, emmenant captifs les prêtres, les bourgmestres, les conseillers et tout ce que la ville comptait de riches citoyens. Åbo n'était plus que misère: les Jyllandais, qui au cours des précédents étés avaient acheté les plus beaux navires de nos bourgeois, venaient à présent de mettre à sac jusques à notre cathédrale, s'emparant de ses trésors les plus précieux. J'étais dans la cabane de Pirjo depuis une longue semaine, grièvement blessé et en proie à une forte fièvre.

- Mais comment suis-je arrivé ici? demandai-je encore.

Et, tandis que je la regardais fixement, j'eus soudain l'impression que sa tête devenait celle d'un cheval bonasse; cependant je n'en conçus nulle crainte, car je savais bien que les sorcières peuvent à leur gré changer de forme. Le chien s'approcha en remuant la queue et quand il passa un coup de langue sur ma main, Pirjo reprit son premier aspect. Je n'avais dès lors plus aucun doute au sujet de sa sorcellerie, mais mon coeur, je ne saurais dire pourquoi, était pénétré de confiance en elle.

- Vous avez une tête de cheval ! dis-je d'une petite voix.

Ces paroles la touchèrent, car elle avait cette vanité propre à toutes les femmes même lorsque le charme de leurs jeunes années s'est enfui depuis bien longtemps. Elle poursuivit néanmoins son récit. Elle me raconta comment elle-même avait échappé au massacre en donnant des soins à un capitaine de navire jyllandais qui, dans sa hâte du pillage, avait sauté le premier sur le rivage et s'était foulé la cheville. Trois jours après cet événement, l'un des envahisseurs m'avait apporté chez elle, lui payant trois monnaies d'argent pour qu'elle s'occupât de guérir mes blessures. Sans doute le désir d'expier ses fautes lui inspira-t-il cet acte charitable; nombre d'envahisseurs, en effet, éprouvaient quelques remords de conscience après le pillage de la cathédrale. A la description qu'elle me fit de cet homme, je reconnus en lui le meurtrier de mes pauvres grands-parents.

Lorsque dame Pirjo eut achevé le récit de mon arrivée dans sa demeure, elle dit en guise de conclusion

- J'ai ôté le sang de ta chemise et tes braies sont pendues dans la buanderie. A présent tu peux t'habiller et partir où bon te semble. Pour moi, j'ai tenu ma parole et les soins que je t'ai prodigués valent bien davantage que trois malheureux thalers!

Il n'y avait rien à répondre, aussi je m'habillai et sortis de la maison. Dame Pirjo ferma la porte, puis s'en fut visiter les malades et les blessés qui n'avaient pas été transportés au monastère ou à la maison du Saint-Esprit parce qu'ils préféraient, s'ils devaient mourir, rendre l'âme sous leur propre toit. Je m'assis au soleil sur une marche de l'entrée, mes jambes encore flageolantes du fait de ma maladie, et restai là à contempler l'herbe grasse et les plantes étranges que l'été avait fait croître dans le jardin. Le chien vint se coucher près de moi et, parce que je ne savais où aller, je passai mes bras autour de son cou et fondis en larmes amères.

C'est ainsi que dame Pirjo me trouva lorsqu'elle revint à la nuit tombée. Elle se contenta d'abaisser sur moi un regard irrité par-dessus son épaule, avant de pénétrer dans sa demeure. Peu après, elle m'apporta un quignon de pain.

- On a déjà jeté dans la fosse commune les parents de ta défunte mère, en compagnie de tous les malheureux occis par les Jyllandais. La ville entière est sens dessus dessous et nul ne sait par où commencer pour que la situation se rétablisse; cependant les corneilles croassent sur le toit de ta maison.

Voyant que je ne comprenais goutte à ses propos, elle m'expliqua:

- Tu n'as plus de foyer, mon pauvre petit, et tu ne peux avoir droit à l'héritage puisque ta mère n'avait point de mari. Le monastère a pris possession de la maison et des terres y attenant, d'après une promesse verbale faite par Mikaël Mikaëlsson et son épouse pour le salut de leur âme.

Il n'y avait là non plus rien à répondre. Plus tard, dame Pirjo revint encore près de moi et me mit trois pièces dans la main.

- Prends ton argent! dit-elle. Qu'il m'en soit tenu compte au jour du Jugement Dernier! C'est par pure pitié et non par souci de profit que je t'ai soigné, mon pauvre enfant... bien que peut-être eût-il mieux valu pour toi être mort! A présent, va-t'en! Pars d'ici!

Je la remerciai de ses bontés, donnai une caresse d'adieu au chien, et serrai les trois monnaies dans le pan de ma chemise. Puis, à grand-peine, je pris le chemin de ma maison. Tout en marchant le long du fleuve, je remarquai que l'on avait enfoncé les portes des riches demeures et dérobé les vitres des fenêtres de l'hôtel de ville. Personne ne prit garde à moi, les femmes des bourgeois étant bien trop affairées à récupérer leurs bêtes affolées que l'on venait de ramener de leurs cachettes au fond des bois; quant aux gens du voisinage, ils se trouvaient occupés à fureter dans les maisons désertes pour sauver tout ce qui pouvait encore servir avant que cela ne se perde ou ne tombe aux mains des voleurs.

Il n'y avait plus rien dans notre cabane lorsque enfin j'en poussai la porte: envolés rouet, seau, casseroles et cuillères en bois! Plus le moindre petit morceau de chiffon dans lequel m'envelopper! Seules, quelques flaques de sang coagulé que le sol durci n'avait pu absorber! Je m'assis sur le banc de pierre et sombrai dans un profond sommeil.

J'en fus tiré tôt le matin par l'arrivée d'un moine tout de noir vêtu qui cependant ne m'inspira nulle crainte, tant son visage rond débordait de sympathie. Il me souhaita la paix du Seigneur, puis me demanda si cette maison m'appartenait. Sur ma réponse affirmative, il dit :

- Réjouis-toi donc, parce que le monastère Saint Olaf vient d'adopter cette résidence, te libérant ainsi de tous les soucis qu'entraîne la possession de biens matériels. Grâces en soient rendues à Dieu qui t'a permis de vivre le temps nécessaire pour voir cet heureux jour! Et sache en outre que je suis envoyé ici afin de débarrasser cette demeure de tous les mauvais esprits qui hantent les lieux témoins de morts violentes.

A ces mots, il se mit en devoir d'arroser le sol, le foyer, les gonds des portes et les volets avec de l'eau bénite et du sel qu'il avait apportés dans des vases, tout en se signant et en récitant en latin de puissantes conjurations. Ensuite, il vint s'asseoir à mes côtés sur le banc où j'avais passé la nuit, et sortit de sa besace du pain, du fromage et de la viande séchée qu'il m'invita à partager avec lui, affirmant qu'une petite collation était toujours bienvenue après si redoutable oraison.

Ce frugal repas terminé, je lui fis part de mon vif désir de faire célébrer une messe à l'intention des âmes de Mikaël Mikaëlsson et de son épouse, afin de leur épargner les tourments du purgatoire qui, bien le savais-je, étaient pires que tous ceux que l'on pouvait endurer ici-bas.

- As-tu quelque argent? interrogea le bon moine.

Je dénouai le pan de ma chemise et lui montrai mes trois monnaies d'argent. Son sourire devint encore plus doux.

- Appelle-moi Pierre, dit-il en me caressant la tête. Pierre est mon nom bien que je ne sois point une pierre! N'as-tu rien de plus?

Je fis non de la tête et vis la tristesse envahir son visage car, m'expliqua-t-il, une si petite somme ne suffit point à payer une messe.

- Mais, ajouta-t-il, si nous pouvions persuader saint Henrick - qui lui-même a péri de mort violente par la main d'un meurtrier - si nous pouvions le persuader d'intercéder pour les âmes de ces bonnes gens, nul doute que le pouvoir de cette sainte intercession ne soit bien supérieur à la meilleure des messes!

Je lui demandai alors comment déposer ma requête auprès du saint, mais il hocha du chef.

- Ton humble petite prière suffirait largement pour lui mais... je crains fort qu'elle ne soit emportée comme fétu de paille dans le torrent de prières qui déferlent en ces jours autour de son trône. Néanmoins, si un homme de prières, un homme véritablement puissant, de ceux qui ont consacré leur vie entière à la pauvreté, la chasteté et l'humilité, prenait l'affaire en main, si, une semaine durant, il priait à chaque heure canonique pour tes défunts grands-parents, saint Henrick prêterait certainement l'oreille à sa requête.


- Mais où pourrais-je trouver un homme de prières aussi puissant?

- Il est ici, devant toi! répondit le père Pierre sur un ton de simple dignité.

Et, tout en disant ces mots, il s'empara des pièces que je tenais dans ma main et les fit prestement glisser dans son gousset.

- Je commencerai les prières dès aujourd'hui à la sixième et à la neuvième heure, et je continuerai aux vêpres et aux complies. Hélas! Je suis loin de jouir d'une santé assez solide pour veiller comme les autres moines, aussi notre bon prieur me dispense-t-il des offices nocturnes! Mais tes parents bien-aimés n'en souffriront point: j'augmenterai d'autant le nombre de prières au cours des autres heures.

J'étais loin de saisir tous ses arguments mais il parlait d'une manière si convaincante que, pas un instant, je ne doutai d'avoir mis mon affaire entre les meilleures mains du monde. Et c'est pourquoi je le remerciai en toute humilité. Il retint la porte lorsque nous quittâmes la maison, fit encore maints signes de croix et me donna sa bénédiction. Puis nous nous séparâmes et moi, je m'en retournai vers la cabane de dame Pirjo parce que je ne connaissais point d'autre endroit.

J'avais très peur qu'elle ne se mît en colère en me voyant, car je m'étais aperçu que c'était une femme pleine de sévérité. Je me cachai donc et entrai dans l'étable lorsque la pluie se mit à tomber; les murs étaient couverts de mousse et de touffes d'herbe, des fleurs avaient poussé sur le toit et l'unique occupant de ces lieux était un énorme cochon. Je regardai ses épaules grasses et me pris à envier cet animal qui, lui, avait un toit sur la tête et le boire et le manger assurés. Je m'endormis sur la paille et, lorsqu'en ouvrant l'oeil, je sentis le cochon à côté de moi, je ne fis pas un geste et restai ainsi, blotti contre lui, me réchauffant à sa chaleur.

Quand dame Pirjo vint porter un seau de restes à l'animal, elle se montra très courroucée de me trouver

- Ne t'avais-je point dit de t'en aller?

Le cochon me donna un petit coup de groin amical avant de se lever pour manger. Son auge était pleine de cosses de petits pois, de navets coupés en morceaux, de lait et d'avoine. Je demandai timidement la permission de partager son repas avec l'animal s'il voulait bien me le permettre. Ce ne fut point la faim qui me poussa à faire cette demande - j'étais trop triste pour souffrir de la faim! - mais la soupe du cochon me paraissait mille fois plus appétissante que tout ce que j'avais mangé chez nous depuis de longs mois.

- Misérable sans vergogne! Insinuerais-tu par hasard que j'ai des leçons de charité à recevoir de mon cochon, sous prétexte qu'il te réchauffe dans sa bauge et partage sa pâtée avec toi? Ne t'ai-je point donné trois pièces d'argent? Même un homme trouverait à se loger et se nourrir pendant un mois au moins avec une somme pareille! Tu pourrais aussi te faire héberger une année entière par un bourgeois ou un compagnon qui te prendrait comme apprenti si tu l'en priais poliment! Pourquoi n'utilises-tu pas ta fortune?

Je lui répondis qu'ainsi avais-je fait puisque je l'avais donnée au père Pierre afin qu'il priât pour délivrer les âmes de mes grands-parents des tourments du purgatoire. Dame Pirjo s'assit alors sur le seuil de la porcherie, tenant la gamelle d'une main et appuyant sur l'autre son grand menton; elle resta un long moment les yeux fixés sur moi.

- As-tu perdu la tête?

Je répondis que je ne le savais mie, personne ne me l'avait dit jusques ici, mais que depuis que j'avais reçu ma blessure, la vie en effet me semblait tout à fait bizarre et déconcertante.

Dame Pirjo hocha la tête.

- Je pourrais te conduire à la maison du Saint Esprit où l'on t'admettrait peut-être avec les autres infirmes, les aveugles ou les convulsionnaires... Je suis bien sûre qu'à t'écouter parler, ils jugeraient que tu as l'esprit dérangé... Mais si tu pouvais tenir ta langue et te montrer intelligent, peut-être alors pourrais-je toucher un mot à ton sujet aux compagnons de la guilde de Mikaël le ferblantier, et peut-être arriverais-je à les convaincre d'assurer ton entretien jusques à ce que tu sois assez grand pour subvenir toi-même à tes besoins.

Je la priai de me pardonner ma maladresse, jamais je n'avais eu l'occasion de m'exprimer avec qui que ce soit. Lorsque Mikaël le ferblantier parlait, il fallait que j'écoute en silence, et quand ma grand-mère ouvrait la bouche c'était toujours pour évoquer les terreurs de l'enfer et les tourments du purgatoire, sujets sur lesquels mes connaissances étaient si rudimentaires que j'étais bien incapable de lui donner la réplique.

- Mais je connais beaucoup de mots en langue allemande ou en suédois, et même en latin!

Et, comme je désirais du plus profond de mon coeur montrer mon savoir à dame Pirjo, qui était la première personne à s'adresser à moi avec gentillesse, je me mis à débiter tous les mots étrangers que j'avais retenus pour une raison ou pour une autre: des mots glanés dans les boutiques, à l'église, au cours de réunions de compagnons ou encore sur le port, comme par exemple: salve, pater, benedictus, male spiritus, pax vobiscum, haltsmaul, arsch, donnerwetter, sangdieu et heliga kristus. Quand, à bout de souffle, je repris haleine, dame Pirjo se bouchait les oreilles avec les mains. Mais je ne me décourageai point pour autant et poursuivis mon discours en lui affirmant que je connaissais également les lettres et pouvais écrire mon nom. Comme elle ne voulait pas me croire, je pris un bout de bois et traçai de mon mieux sur le sol MIKAËL. Alors dame Pirjo qui, elle, ne savait pas lire, me demanda qui m'avait enseigné.

- Personne! répondis-je, et j'ajoutai que j'étais sûr de pouvoir apprendre très vite pour peu que quelqu'un me montrât comment faire.

La nuit était venue tandis que nous causions et l'ombre se faisait plus épaisse. Dame Pirjo me conduisit à l'intérieur de sa demeure, alluma une chandelle, puis se pencha sur moi et pressa la blessure de ma tête entre ses doigts rêches. Elle m'expliqua qu'elle m'avait cousu le cuir chevelu avec du fil et une aiguille mais que la plaie s'était infectée. Elle allait donc la nettoyer, avant de la bander, après l'avoir recouverte de toiles d'araignées et de moisissures. Enfin elle me donna à souper et me permit de partager sa couche.

C'est ainsi que ma vie commença chez dame Pirjo. Je me rendais utile en ramassant pour elle des fientes de coqs noirs, ou des crins de queue de cheval ou encore de la laine d'encolure de bélier que je cherchais dans les troupeaux des bourgeois; je repérais les endroits où poussaient des herbes médicinales et l'aidais à les cueillir au temps de la nouvelle lune. Mais, ce qui compte pour moi par-dessus tout, c'est qu'elle demanda au père Pierre de m'apprendre à lire et à écrire, et qu'il m'enseigna également l'art de résoudre maintes questions de calcul domestique à l'aide d'un rosaire.


On eût dit que ma blessure à la tête avait complètement transformé ma vie et mon caractère. Et cette transformation subsista, même après ma guérison, quand les cheveux eurent caché la cicatrice; je ne perdis rien de ma vivacité, de ma curiosité ni de ma rapidité à apprendre, laissant dans l'oubli l'enfant timoré qui, autrefois, n'osait ouvrir la bouche en présence d'un inconnu. Il faut dire que dame Pirjo ne porta jamais la main sur moi et ne chercha à aucun moment de me faire peur; elle me traitait fort bien, au contraire, et montrait un grand respect devant mes connaissances. L'étude, qui pour nombre d'enfants n'est qu'une corvée grosse de coups de fouet et de grincements de dents, était pour moi un jeu qui ne m'apportait que de la joie. Plus j'apprenais, plus j'avais soif d'apprendre! Je ne saurais dire cependant ce qui me fut le plus profitable, des histoires édifiantes du père Pierre ou de l'enseignement de dame Pirjo, lorsque, par les claires nuits d'hiver, elle me parlait des étoiles, ou quand, serrant ma main dans la sienne, elle m'emmenait par une fraîche soirée d'été promener dans les bois ou le long des ruisseaux, et m'expliquait quelles herbes convenaient le mieux pour guérir telle ou telle maladie. Dame Pirjo était en effet une guérisseuse réputée et elle vivait en bonne intelligence avec le clergé et les frères du monastère.

Dans le commencement, le père Pierre avait pris mon éducation à la légère, mais, lorsqu'il s'avisa des grands progrès que j'avais faits au cours d'un seul hiver, bien qu'il ne vînt à la cabane de dame Pirjo qu'une ou deux fois par semaine entre ses heures de prière et qu'il y passât presque tout son temps à boire et à manger, il se mit en devoir de parler sérieusement avec ma protectrice. Car mieux valait à son avis me faire entrer au monastère ou à l'école de la cathédrale dans la classe du père Martinus, afin que je puisse étudier grammaire, rhétorique et dialectique selon les règles.

- Au nom de la Vierge et de tous ses saints! s'exclama-t-il en essuyant d'un revers de sa manche noire sa bouche dégoulinante de graisse. Si j'avais un fils comme Mikaël - ce qu'à Dieu ne plaise! - je l'enverrais sans plus tarder sur les bancs de l'école, car je suis convaincu que cet enfant fera plus tard l'orgueil de l'Église. Il peut devenir chanoine ou même évêque! Songez qu'il connaît déjà par coeur son Pater Noster et son Ave et qu'il sait compter en latin jusqu'au chiffre vingt! Je n'en sais guère moi-même davantage!

A ces mots, il avala une gorgée de vin dont il loua les qualités rafraîchissantes et revigorantes.

- Mais père Pierre, rétorqua dame Pirjo, vous oubliez que Mikaël est un pauvre orphelin de basse extraction! L'Église ne prend guère à son service des enfants de prostituées! Quelle joie pourrait donc lui apporter tout son savoir si entrer dans les ordres lui demeure interdit?

- A votre place, j'utiliserais de préférence le mot plus savant et plus convenable de «bâtard», observa le père. C'est un mot qui évoque aussitôt à l'esprit une origine élevée, et ceux qui l'entendront essaieront de rappeler à leur mémoire les noms de tous les nobles peigneurs qui ont fait un séjour à Åbo au cours de ces dernières années. Il est évident que si vous dites au père Martinus que le garçon n'est qu'un vulgaire enfant du hasard, il sera sur-le-champ convaincu que le père de Mikaël était marin ou homme d'armes ou peut-être encore conducteur de boeufs, et il vous rira au nez de votre demande!

- Voulez-vous dire qu'il faudrait que je mente au sujet de sa naissance?

- Trêve de sottises! coupa-t-il avec dédain. Pro primo, les traits finement dessinés de l'enfant, sa chevelure soyeuse, la petitesse de ses mains et de ses pieds, pour ne point mentionner son intelligence ni ses connaissances ni sa bonne conduite, sont autant de preuves de son haut lignage. Pro secundo, ce mot, à quelque classe que l'on appartienne dans la société, fait référence à la même chose: le fruit d'un acte coupable, fructus inhonestis et turpis, sans préjudice de ceux qui l'ont commis.

Je portai la main à ma tête pour toucher mes cheveux, qui étaient particulièrement raides; mes mains n'étaient point douces, pas même propres et, tout confus, je me frottai la jambe du bout de mon pied sale.

- Croyez-moi, poursuivit le père d'un ton persuasif, tout en levant sa chope, croyez-moi, noble et pieuse dame Pirjo, allez voir le magister Martinus et parlez avec lui! Si par la même occasion vous pouviez lui apporter une belle pièce d'étoffe, assez longue pour tailler une tunique par exemple, et si vous en enveloppiez un bon jambon bien gras tout en faisant discrètement tinter quelques monnaies d'argent, il prêterait, j'en suis sûr, une oreille attentive à votre requête, aussi incongrue qu'elle puisse vous paraître; il faudrait alors que vous murmuriez délicatement: «L'enfant est un bâtard...» et vous verriez aussitôt sa curiosité s'éveiller. Puis montrez-vous inébranlable, dites que vous avez fait le terrible serment de ne jamais prononcer un seul mot sur cette affaire, et magister Martinus donnera plus d'attention au cas de Mikaël qu'à celui des autres élèves - tandis que le jambon et les thalers parleront en sa faveur.

Le discours du père Pierre plongea dame Pirjo dans un abîme de réflexions, et j'avoue qu'il trouva même un écho douloureux dans mon propre esprit. Ce soir-là, mon hôtesse demeura plus longtemps qu'à l'accoutumée le menton appuyé sur sa rude paume et les yeux fixés sur moi, se parlant à elle-même. Je crois que le père Pierre avait réussi à la convaincre que j'étais un bâtard véritable.


Du fait que j'en étais le benjamin, ma vie à l'école de la cathédrale était plus dure que ce qu'elle eût pu être. Mes condisciples, en effet, pour la plupart des jeunes gens à la barbe naissante, avaient une conduite honteuse qui révélait plus grand amour des vanités et abominations de ce monde que des déclinaisons latines. Le magister Martinus et ses assistants disposaient pour tout matériel d'enseignement d'une verge de bouleau ramollie dans de la saumure, et il m'arriva maintes fois de penser qu'ils faisaient erreur quant à la partie du corps la plus apte à apprendre. Je dois reconnaître cependant que les règles de grammaire que l'on nous a imprimées sur le postérieur restent plus profondément gravées dans nos mémoires! Plus nous étudiions, plus nous éprouvions d'attachement à l'égard de cette lugubre école dont les murs épais ensevelissaient notre jeunesse. Nous nous promettions avec solennité les uns aux autres de ne rien épargner à nos successeurs quand viendrait notre tour, et lorsqu'en construisant nos propres phrases latines nous sentions les règles grammaticales, ces règles que nous avions rabâchées, se presser telles des esclaves au service de notre pensée, en vérité nos coeurs se gonflaient de bonheur.

La réunion ecclésiastique la plus importante à laquelle il me fut donné d'assister ces années-là, fut la solennelle exhumation des os de saint Hemming. J'étais alors à l'école depuis quatre ans et allais bientôt commencer les cours de dialectique en compagnie de quelques camarades, dont plusieurs auraient eu une belle barbe si les élèves n'eussent été tenus de se raser.

Je dois avouer ne m'être guère senti particulièrement solennel lorsque, après avoir soulevé les dalles de la cathédrale au moyen de barres de fer, nous nous mîmes en devoir d'extraire les os sacrés, car une horrible puanteur due à la corruption envahit l'église malgré les épais nuages d'encens et d'oliban répandus autour de nous. Je m'étais récemment distingué en célébrant en vers le séjour terrestre et les miracles de l'évêque Hemming, et c'est ce qui m'avait valu l'insigne honneur de déterrer ses restes. Nous en trouvâmes en grand nombre et, tout en les lavant et en les débarrassant de leurs impuretés, nous eûmes soudain l'impression, au milieu des cantiques que les prêtres chantaient, d'être emplis d'une force merveilleuse et réconfortante, un peu comme si nous eussions bu du vin ou reçu le Saint-Esprit. Nous avions les joues incendiées, les yeux brillants et, tout à coup, parvint jusques à nous la fragrance d'un céleste baume; cette impression se fit particulièrement intense lorsque nous prîmes entre nos mains le crâne brun où quelques dents cassées tenaient encore accrochées à la mâchoire. Nous passions les os un à un à l'évêque Arvid et aux dignitaires de sa suite qui, après les avoir oints d'huile sainte, les déposaient dans un sarcophage neuf. D'un geste brusque et sans réplique, le révérend nous fit comprendre qu'il y avait suffisamment d'ossements, et j'espère que l'on ne considérera point comme un péché le fait que je me sois alors emparé d'une vertèbre et d'une dent en supplément que je glissai dans ma poche.

Peu avant le jour de la cérémonie, nous avions été chargés en vue de la fête d'attraper des colombes et des pinsons vivants. Si nous avions été prévenus l'hiver précédent, nous aurions pu préparer des pièges pour des jaseurs ou des bouvreuils qui auraient été, à mon avis, plus décoratifs. Hélas! ces oiseaux ne se chassent point en été.

Dans la cathédrale, on avait disposé des guirlandes, des couronnes, des écus, et des scènes de la vie du saint homme dessinées sur des banderoles éclairées par-derrière. L'intérieur de la nef était illuminé par des milliers de cierges et par plus d'une centaine de lampes. Tout d'abord on souleva les dalles, puis on déposa dans un reliquaire doré les os sacrés enveloppés dans des étoffes précieuses. Tandis qu'une procession solennelle transportait les reliques tout autour de la nef, devant les fidèles à genoux, les enfants dont je faisais partie jetaient des poignées d'étoupe enflammée remplies de poudre à travers un trou de la voûte. Les fidèles, croyant à un incendie, poussèrent à ce moment sacré des cris de terreur; je me suis d'ailleurs souvent demandé, depuis, comment le feu n'avait point pris à l'édifice tout entier quand ses combles en étaient si sales et ses poutres si sèches et que les corneilles ne cessaient de voleter en croassant au-dessus de nos têtes.

Ensuite, nous lâchâmes un à un les pinsons et les colombes, qui tournoyèrent en volant sous le toit, tandis que nous jetions des fleurs et du pain consacré sur les ouailles afin de les inciter à se montrer généreuses. Du reste, les offrandes recueillies remboursèrent largement la cathédrale des frais engagés à l'occasion de cette fête, si bien que l'on put dire que saint Hemming avait payé son passage avec libéralité. A vrai dire, tout le monde se retira satisfait et dame Pirjo elle-même reconnut de bonne grâce avoir reçu, en échange de son argent, son content de beauté et d'édification spirituelle. On vit un vieil infirme jeter ses béquilles après avoir baisé le reliquaire et, les jambes guéries, partir en courant; une pensionnaire de la maison du Saint-Esprit, muette depuis de longues années, recouvra la parole; toutefois, comme elle se révéla par la suite singulièrement bavarde, certains considérèrent cet événement plutôt comme une disgrâce que comme une bénédiction.

J'ai fait ce récit afin que l'on sache que mes années d'école ne furent point seulement lourdes d'angoisse et de terreurs, mais qu'elles me donnèrent également l'occasion de vivre certaines expériences spirituelles de la plus haute élévation.


Du fait de mon jeune âge et grâce à la bonté de dame Pirjo, je n'avais point à gaspiller mes jours de vacances comme les autres écoliers, obligés de vagabonder de paroisse en paroisse afin de mendier leur pain et l'argent nécessaire à leurs études. Ma protectrice m'assurait le gîte et le couvert, le feu et la lumière, et alla même jusqu'à m'acheter un livre, si bien que je fus le premier étudiant de dialectique à en posséder. Elle me donna la permission d'écrire sur la page de garde: MIKAËL BAST: KARVAJALKA, et la date A. D. MDXV. J'ajoutai en dessous une énergique malédiction en latin à l'intention de celui qui volerait mon livre ou le vendrait à mon insu. Dame Pirjo l'avait obtenu bon marché, et les noms inscrits sur la couverture ainsi que l'usure des pages prouvaient nettement qu'il était passé en de nombreuses mains; cependant, ce volume constitua durant des années mon trésor le plus précieux! Il avait pour titre Ars Moriendi, ce qui signifie l' «Art de Mourir» monde, dès lors, comprendra la nature de cet ouvrage encore lu de nos jours et qui sans doute ne cessera de l'être, car il constitue un guide précieux pour franchir les portes de la mort et pour la vie future.

Je n'arrivai pas à saisir la raison qui poussait dame Pirjo à me témoigner une si grande bienveillance et à se lancer dans des frais pareils en mon honneur - bien qu'à vrai dire cette question ne vînt jamais troubler mon esprit et que j'acceptasse tout, aussi naturellement qu'elle-même me le donnait. Peut-être se comportait-elle ainsi à mon égard parce que, vivant en marge de la société en raison de sa famille et de son activité secrète, elle avait fini par se lasser de la seule compagnie de son chien et de son porc.

Tout au long des vacances, elle m'emmenait avec elle et m'enseignait maintes choses utiles; de mon côté, il m'arrivait de lui lire certains passages de mon livre en les lui expliquant: elle disait alors que les idées contenues dans cet ouvrage, bien que parfaitement évidentes à toute personne douée de bon sens, paraissaient bien plus saisissantes exprimées en latin.

Au printemps, à l'époque où l'on mène les troupeaux au pâturage, les personnes prudentes accouraient toutes chez dame Pirjo, après que le père Pierre, pour sa part, avait fait ce qui était en son pouvoir pour assurer aux bêtes une bonne santé. Nul n'ignorait, en effet, que si ma mère adoptive manquait à jeter son bon oeil sur les animaux, les vaches maigriraient, les veaux viendraient mort-nés, les agneaux se rompraient les pattes et les chevaux iraient s'égarer dans les marais: bien assez de témoins dignes de foi pouvaient le confirmer! Et donc dame Pirjo recevait une sorte de taxe pour le bien-être des troupeaux appartenant aux familles aisées.

Parmi les visiteurs qui avaient accoutumé de venir à la maison, mon attention fut très vite attirée par maître Laurentius auquel, par les glaciales soirées d'hiver, elle offrait du vin chaud épicé. Il portait parfois des provisions dans un sac de cuir tout taché, mais je ne parvins jamais à voir ce qu'il y avait d'autre à l'intérieur. Sa veste de cuir était pleine d'éclaboussures et il arborait un air mélancolique qui ne le quittait jamais. Dame Pirjo l'appelait «maître» et je ne me préoccupais guère de savoir en quel art, jusques au jour où je le vis à l'oeuvre pour la première fois. Il ne se présentait jamais avant le crépuscule, se retirait à la nuit déjà noire et je ne le rencontrai pas une seule fois en ville bien qu'il fût sans doute, à en juger par la cordiale estime que dame Pirjo lui manifestait, un des citoyens les plus distingués d'Åbo.

Leur amitié était si vive que j'en vins à considérer maître Laurentius comme un soupirant fidèle n'ayant point encore perdu espoir, malgré les déclarations maintes fois réitérées par dame Pirjo de rester célibataire jusques à la fin de ses jours, et je voyais dans le fait qu'elle lui servît le vin en une coupe d'argent, un signe des plus sûrs. Personnellement, je n'avais rien contre lui car il se montrait toujours fort amical et je le jugeais un homme solide, plein de sérieux, aimant à deviser au sujet de la mort et à écouter les conseils que mon livre donnait pour se préparer à abandonner le monde d'ici-bas.

Un matin de printemps, au temps où les bouleaux bourgeonnent et la campagne reverdit, le magister Martinus nous donna congé afin de nous permettre d'assister à la pendaison de deux pirates récemment capturés; sans doute jugeait-il ce spectacle édifiant hautement profitable pour de jeunes cervelles. La nuit, maître Laurentius vint chez nous et, comme de coutume, dame Pirjo lui offrit le vin dans sa coupe d'argent. J'avais déjà eu l'occasion de le saluer après l'exécution - sous les yeux ahuris de mes compagnons - et en me revoyant à présent, il se frottait les mains d'un air embarrassé tout en évitant mon regard.

Timidement, je lui dis que jamais je n'aurais imaginé que la vie puisse quitter le corps d'un homme avec autant de rapidité et de facilité. Il crut que je lui faisais compliment de sa compétence, et me répondit:

- Tu es un brave garçon, Mikaël! Tu ne ressembles guère aux jeunes de ton âge qui, dès qu'ils me voient, s'enfuient à toutes jambes pour se cacher et me jeter des pierres! D'ailleurs, à cet égard, leurs parents ne valent guère mieux! Quand je rentre dans la taverne, l'atmosphère change aussitôt et je dois m'asseoir tout seul à une table. La vie d'un bourreau est une vie solitaire et, de coutume, cet office se transmet de père en fils comme dans ma famille. Dis-moi franchement, Mikaël, as-tu peur de me toucher?

Et il me tendit la main. Je la pris sans crainte et la gardai serrée quelques instants en le regardant dans les yeux.

- Tu es un brave garçon, Mikaël! répéta-t-il avec un profond soupir. Si tu ne réussissais aussi brillamment à l'école, je te prendrais bien comme apprenti car je n'ai pas de fils. Le bourreau exerce le métier le plus important du monde. Devant lui, princes et rois doivent plier le genou. Sans lui, les juges sont impuissants et leurs sentences demeurent lettre morte. Aussi gagne-t-il bien sa vie, et comme l'humaine nature est incorrigible et le crime éternel, un exécuteur de justice, même en temps de paix, a l'assurance de vivre correctement. Et au cours d'époques troublées, on a vu nombre de bourreaux faire fortune: l'art de la politique est pour nous une véritable bénédiction!

Il but une gorgée de vin puis garda le silence, comme honteux d'avoir été si bavard, mais je le priai de me parler encore et, après avoir demandé la permission à dame Pirjo, il reprit:

- Un bourreau chevronné doit savoir, avant tout, gagner la confiance de ses clients. Son travail, dès qu'il s'agit de ces derniers, est tout à fait comparable à celui du prêtre ou du médecin. Tu as pu voir aujourd'hui avec quelle fermeté mes deux amis ont de leur plein gré monté les marches. Quand on doit traîner un client par force, ou qu'il crie et hurle devant la foule pour obtenir miséricorde ou clamer son innocence, la faute en incombe à l'exécuteur. Le grand art consiste à amener son client à affronter la mort en sage, rempli d'humilité chrétienne et convaincu que la vie n'est que vanité et qu'une mort rapide et indolore est le plus beau cadeau que le monde puisse lui offrir.

Un silence s'installa entre nous avant que je ne me risque à exprimer les sombres pensées qui s'étaient agitées dans ma tête tandis que je contemplais les pieds des deux malheureux suppliciés dansant leur ultime danse sur la potence.

- Maître Laurentius, j'ai vu un homme mourir de vos mains expertes d'une manière si rapide et si calme que je commence à me demander si, en fin de compte, il existe quelque chose au-delà de la mort.

Il se signa avec dévotion avant de me répondre:

- Ce sont là paroles impies que je ne veux point entendre! Qui suis-je donc, pauvre de moi, pour chercher des preuves de ce qui ne peut être prouvé?

Mais sa voix manquait de conviction et quand je l'eus à nouveau supplié de me donner une réponse, il dit:

- Tu as deviné juste, Mikaël! Moi qui suis un serviteur de la mort, j'ai agité bien souvent ces questions dans ma tête et j'en suis arrivé à tel point que je ne parle plus à mes clients ni de félicité ni de vie éternelle! Je laisse tout ce fatras aux prêtres! Lorsqu'un homme terrorisé à l'idée de la damnation me supplie, l'âme en peine, de lui dire ce que je sais de la mort, je l'invite à s'imaginer qu'après une nuit glacée d'hiver, une nuit où il aurait marché et marché dans les ténèbres, il arrive dans une maison chauffée et va enfin pouvoir se reposer sur une couche moelleuse; il va pouvoir dormir d'un profond sommeil sans craindre qu'un coup frappé à la porte ne vienne le réveiller, ni que nul ne le mande à nouveau dans les froides ténèbres de la nuit. Telle est ma réponse! Et si c'est là un grand péché, qu'il me soit pardonné en récompense de la paix qu'il a apportée à tant d'hommes dont la foi était vacillante!

Je savais maître Laurentius dans l'erreur et n'ignorais point qu'il exprimait là, quoique de manière ingénue, une véritable hérésie, mais en dépit de tout, sa chimère m'apporta une particulière consolation; souvent ma mère se présentait à moi, et en mon coeur je souffrais pour elle... Alors mon âme puisa un grand réconfort à l'idée qu'en se jetant à l'eau, en se tuant, elle s'était libérée à jamais de la honte de sa vie humiliée, pour tomber dans un sommeil sans fin d'où nul ne pourrait la réveiller.


De pareilles. réflexions marquaient bien la fin de mon innocence d'enfant, et annonçaient que le démon travaillait déjà à préparer les pièges qui me mèneraient à ma perte. Ma voix elle-même, qui avait commencé à muer, m'écartait à présent de ma place dans le choeur, et les changements qui s'opéraient en mon corps faisaient l'unique objet de mes préoccupations.

Une nuit de samedi, dame Pirjo m'examina avec attention après m'avoir lavé dans la maison des bains, et, de retour à la maison, s'adressa à moi avec gravité.

- Mikaël, me dit-elle, il vaut mieux désormais que tu te laves les cheveux et le dos, toi-même, et il n'est plus convenable que tu partages ma couche, car cela pourrait t'induire en tentation. Tu vas donc avoir un lit pour toi seul et en outre, il te faudra dorénavant porter des vêtements d'homme, d'homme que tu ne tarderas pas à devenir.

Ces mots emplirent mon âme de tristesse, mais je savais qu'elle avait raison, comme je savais aussi pourquoi, durant les nuits de printemps, elle soupirait parfois si profondément en dormant.

Il m'était déjà arrivé de réfléchir sur les relations entre homme et femme et je ne conservais plus aucun doute à ce sujet; à l'école, mes grossiers compagnons n'avaient point l'habitude de mâcher leurs mots et le rouge de la honte me montait au front à les écouter vanter leurs exploits. Si je m'étais fait une haute idée de l'amour, je ne ressentis plus le moindre désir de le chercher quand je découvris à quel point de bestialité et de bassesse son côté physique se trouve réduit.

Et cependant mon esprit était plein de pensées troublantes! Quand les nuits devenaient plus courtes et plus claires et que je cherchais en vain le sommeil sur ma couche, j'allais me promener aux alentours de la cité, respirant le parfum des groseilliers, l'oreille attentive au hululement du hibou et aux cris des canards dans les roseaux. Je désirais ardemment un ami véritable mais ne trouvais personne, parmi mes condisciples, à qui confier mes pensées intimes. C'est la raison pour laquelle le père Pierre devint mon confident; la confession dès lors prit une grande place dans ma vie, même si mes questions angoissées ne recevaient pas toujours une réponse.

Certes, le père Pierre n'était point sans défauts, mais il les tempérait avec une humilité toute chrétienne et possédait surtout une grande sagesse. Un jour, dame Pirjo m'appela, après avoir tenu une longue conversation avec lui.

- Tu m'as souvent demandé la permission de courir le pays pendant les vacances à l'instar des autres jeunes gens, me dit-elle. Mais en ces temps d'impiété, tu n'en retirerais que blessures dans ton corps et dans ton esprit. Comme il est temps, toutefois, que tu commences à participer aux frais de ton entretien, le père Pierre et moi-même avons décidé que tu irais, durant ces longues vacances, travailler chez un fabricant de canons allemand qui vient d'arriver dans cette ville.

«Il recherche un assistant sérieux et honnête qui sache lire, pour l'aider à moudre la poudre et à bouillir le salpêtre.

A ce point de son discours, elle fondit en larmes.

- Ce n'est point que je le souhaite, non, je préférerais toujours te protéger dans ma main comme un petit oiseau, mais le père Pierre pense qu'il n'est plus séant de continuer à vivre seul ainsi avec une femme sans mari, loin de la compagnie et de l'enseignement des hommes. Mais reste, je t'en prie, à l'écart de la fabrication de la poudre et fais bien attention! Tu viendras à la maison chaque samedi et je te donnerai des provisions... Je t'assure que je ne t'aurais jamais permis d'étudier un métier aussi dangereux si ce maître, dont le nom m'écorche la langue, n'avait promis de bien te payer. Et puis, le père Pierre pense qu'il ne faut pas élever un garçon de ton âge dans du coton!

Maître Schwarzschwanz avait embarqué cette année en Allemagne dès que la navigation avait repris pour venir se mettre au service du gouverneur du château. Il avait signé un contrat rempli de clauses portant sur la fonte des canons, le perfectionnement de la fabrication de la poudre et l'installation de chaudières pour le traitement du salpêtre. Plus d'un à Åbo crut voir dans la venue de cet homme le présage d'une prochaine époque de troubles. Maître Schwarzschwanz, dont les yeux noirs brillaient au milieu d'un visage au teint basané, était un homme de petite taille avec de larges épaules. Il aboyait littéralement ses ordres, comme si ses coups de gueule devaient aider les garçons de la fabrique à le comprendre plus facilement. Quand il se fut assuré que je connaissais sa langue et savais écrire, il renvoya l'ivrogne qu'il avait jusqu'alors, faute de mieux, employé comme commis et m'ouvrit son coeur. Il couvrait d'injures le gouverneur et le bourgmestre et vouait toute cette nation stupide aux pires flammes de l'enfer pour l'avoir attiré par de fausses promesses. Il arrachait son bonnet, le jetait par terre et le foulait aux pieds pour donner plus de poids à ses vociférations. Je n'avais jamais vu un homme si terrible. Bouche bée, je le contemplais et, les yeux hors de la tête, tâchais avec application de fixer dans ma mémoire les extraordinaires jurements et malédictions dont le grand voyageur qu'il était possédait un répertoire inépuisable.

J'avais craint qu'il ne fût un maître d'une extrême dureté, mais lorsqu'il se rendit compte que j'étais un employé ponctuel et digne de confiance, il se montra plus bienveillant et me traita avec amabilité, sans jamais crier après moi, même si j'avais commis quelque erreur. Il vit que je faisais de mon mieux pour le satisfaire et alla même jusques à reconnaître que j'apprenais rapidement les rudiments de son art.

La vieille fabrique se trouvait à une certaine distance de la cité, au bord de la rivière dont l'eau nous était nécessaire à la fois pour humidifier la poudre et pour éteindre le feu en cas d'explosion. Maître Schwarzschwanz, fort d'une prudence acquise au cours de sa longue expérience, moulait séparément le soufre, le salpêtre et le charbon entre des disques de bois. Nous n'avions pas à préparer nous-mêmes le charbon, que nous pouvions acheter à d'habiles artisans; ils en fabriquaient de si bonne qualité que mon maître affirmait n'en avoir jamais eu de meilleur; il préférait le charbon de bouleau qui donne une telle puissance à la poudre qu'il suffit ensuite de mélanger une très faible quantité de salpêtre et de soufre, matières toutes deux fort onéreuses.

En ce temps-là, maître Schwarzschwanz cherchait à définir les proportions exactes des divers ingrédients et ne s'en tenait point aux évaluations habituelles pour utiliser le charbon. Pour mesurer, il se servait d'une baguette munie d'un fil à plomb mobile sous lequel il faisait brûler des mélanges de poudre de poids égal, observant la hauteur à laquelle il était rejeté par l'explosion. J'étais chargé de noter les différentes proportions et leurs résultats, jusques à ce qu'il pût déterminer les plus efficaces.

Après plusieurs jours d'essais, un vent propice se mit à souffler avec constance de l'ouest. Nous mélangeâmes alors les quantités requises de soufre, salpêtre et charbon dans un cylindre tournant que mon maître relia ensuite au moulin, avant de recommander à l'assistant de le faire tourner régulièrement. Se signant enfin avec dévotion, il me dit:

- Partons, Mikaël!

Tandis que nous nous promenions dans les prés fleuris sans jamais quitter des yeux la fabrique, il m'expliqua que la plupart des experts avaient un vent de prédilection pour faire le mélange de la poudre; les uns prétendaient que celui du nord donnait de la force, les autres préféraient le vent du sud, et il y en avait pour choisir celui du sud-est.

- Superstition à peine bonne à impressionner les novices en la matière! Jamais des compagnons chevronnés ne s'y feront prendre! Tant que le moulin tourne avec régularité, qu'il ne chauffe pas, que ses crapaudines sont abondamment graissées et qu'il n'y a nul risque d'étincelles, le vent peut bien souffler d'où il veut!

Quand le maître jugea d'après la hauteur du soleil que le temps nécessaire s'était écoulé, il hurla à l'assistant de fixer les ailes qui cessèrent à l'instant de tourner; nous allâmes alors inspecter le mélange. Le maître en prit une poignée, la sentit, la goûta, et se déclara satisfait. A l'aide de pelles en bois, les ouvriers étendirent la poudre sur des planches lisses pour l'humecter, la presser et la passer au crible. Maître Schwarzschwanz n'utilisait que de l'eau pour humidifier la poudre, bien que le château lui eût fait tenir à cette fin plusieurs gallons d'une coûteuse eau-de-vie.

- L'eau-de-vie a son utilité par temps humide, ou en hiver, ou encore quand on doit utiliser la poudre tout de suite parce qu'elle s'évapore nettement plus vite que l'eau, me confia-t-il. Mais ça, c'est un secret du métier. Pour chaque cent cinquante litrons de poudre, j'exige du château deux litrons d'eau-de-vie et le gouverneur, que le diable l'emporte, n'a pas à savoir l'usage que j'en fais!

Tout en parlant, il fabriquait avec la poudre des sortes de fines galettes et enseignait aux apprentis comment les passer au crible: il faut que les grains aient un certain calibre, les plus petits ne pouvant servir qu'aux armes de faible portée. Puis il ordonna de mettre la poudre à sécher sur des planches inclinées bien exposées au soleil et à l'abri du vent. Enfin, on la versa dans de petits barils dont on enfonçait le couvercle à coups de massue de bois. Il était rigoureusement interdit aux poudriers de porter sur eux le moindre objet de métal et ils devaient chausser des sandales de cuir souple ou d'écorce de bouleau.

La poudre à canon fut alors soumise aux vérifications coutumières, et les artilleurs grisonnants du château reconnurent sa qualité exceptionnelle: elle n'avait pas une once de poussière, sa granulation était parfaite. On procéda ensuite aux exercices pratiques en présence du gouverneur, et mon bon maître démontra qu'il suffisait de tirer trois coups d'un canon royal pour couler une chaloupe dans la rivière. En fait, il dut se contenter de tirer une cible à terre située à une distance équivalente, car les boulets de canon revenaient à un tel prix que l'on devait les récupérer pour les réutiliser après l'exercice. Un seul incident vint troubler ces manoeuvres: au moment où nous nous servîmes de la bombarde, un boulet de pierre aussi gros qu'un tonneau alla frapper contre un rocher et éclata malgré son cerclage de fer.

- Seul un pays retardataire comme celui-ci utilise encore des boulets de pierre, proféra mon maître d'une voix pleine de mépris. Un boulet de canon digne de ce nom est lisse et parfaitement rond, ce que l'on ne peut obtenir que par la fonte, la fonte qui les rend moins onéreux et plus finis. Ce n'est qu'en les fondant qu'on obtient des boulets tous du même calibre et du même poids! Mais, personnellement, je ne suis point versé en cet art qui reste l'apanage des artisans fondeurs, et il nous faudra donc continuer à forger nos projectiles.

Le gouverneur, qui habituellement écoutait sans broncher les propos de l'Allemand, répliqua cette fois d'un ton indigné:

- La pierre a été assez bonne pour nos pères et les pères de nos pères! Nous ne sommes pas un pays riche et sans doute Dieu a-t-il voulu remplacer le métal par la pierre et une main-d'oeuvre bon marché!

Après le départ du gouverneur, maître Schwarzschwanz jeta son bonnet par terre, le foula aux pieds et blasphéma au point de tirer quelques sourires entendus des artilleurs les plus endurcis.

- Par la sangdieu! finit-il par dire après s'être un peu calmé. Je ne suis pas d'accord avec le gouverneur qui veut que je lui fasse des canons de fer! Mais pour fabriquer des canons de bronze, il me faudrait du cuivre et de l'étain et j'ai bien peur que ni lui ni le pays tout entier ne soient capables de m'en fournir! Sache pourtant qu'une nation qui ne peut réunir ces matériaux, alors que ses clochers sont pleins de cloches et les armoires de ses bourgeois pleines de vaisselle, n'a plus qu'à disparaître!

Redevenu sérieux, il m'avoua, tandis que nous cheminions ensemble pour regagner notre logis, qu'il devait réellement faire face à une grande difficulté canons de fer parce que, même fissuré, il continue à servir; le bronze est en effet un alliage résistant qui ne risque jamais de voler en mille éclats.

- Seuls les imbéciles ou les fous se contentent de canons de fer! renchérit-il. Les artilleurs aguerris n'en veulent à aucun prix! Mais je me trouve personnellement devant un grave dilemme: d'une part, je me suis engagé à fournir une artillerie à la forteresse, d'autre part, je ne sais fondre que le bronze, pas le fer! De toute façon je me refuse à prendre la responsabilité des blessures et de la mort d'innocents obligés de servir des pièces de fer!

Je lui rappelai que l'on trouvait en Finlande de très habiles forgerons qu'il pourrait initier à l'art de fabriquer des canons. Il objecta, en se grattant l'oreille, que même s'il avait assisté à ladite fabrication, il lui serait difficile de l'expliquer à un autre. Il paraissait vraiment plongé dans une grande perplexité, mais, quand il eut bu une ou deux chopes de bière, il reprit courage et se mit à penser à la possibilité de louer une forge et les services d'un maître forgeron qui enseignerait aux autres, au fur et à mesure qu'il apprendrait lui-même les nouvelles méthodes.


J'ai tenu à raconter en détail ces événements parce qu'ils ont été plus tard à l'origine d'un incident qui devait, dans une large mesure, influencer le cours de mon existence.

Tandis que maître Schwarzschwanz était tout à l'installation de la forge, mes vacances prirent fin et je me vis dans l'obligation de retourner à l'école. Mais j'avais pris l'habitude de l'indépendance, et même les subtilités de la dialectique me parurent dès lors avoir un goût de renfermé. Le magister Martinus me jugea suffisamment avancé pour me confier un poste d'assistant; ma tâche consistait à inculquer les rudiments de grammaire latine aux nouveaux élèves; ainsi le magister se comportait-il exactement comme un maître compagnon qui délègue à ses apprentis le travail rébarbatif et se réserve de le peaufiner au dernier moment. Il ne venait plus que le matin, à midi et le soir, et distribuait avec impartialité les châtiments à tous les élèves, du plus jeune au plus âgé. Je m'efforçais pour ma part de les consoler, leur disais avoir subi les mêmes épreuves, et leur expliquais que si le bain chaud de la science brûlait leur peau au sens propre du mot, il apportait aussi en récompense maintes connaissances et de bons emplois; j'ajoutais que la graisse d'ours était en tout cas, de tous les onguents, le consolateur le plus efficace.

Le magister Martinus me dissuada d'étudier le bréviaire puisque ma naissance ne me permettrait jamais d'entrer dans les ordres. Je remplis désormais avec amertume mes fonctions d'assistant bénévole, qui me rappelaient sans cesse que jamais je ne troquerais mes braies mal ajustées pour la toge de l'étudiant. Les fruits défendus sont toujours les plus doux et je ne pouvais concevoir plus grande joie que celle d'être admis dans l'ordre sacré de la prêtrise au sein de notre mère l'Église.

Un jour que, plongé dans une réflexion de ce genre, je déambulais dans la rue sans souci de ce qui m'entourait, je fus brusquement tiré de mes pensées par un terrible mugissement et des cris aigus de détresse qui me firent sursauter. Des gens qui fuyaient, en proie à la panique, me bousculèrent et je tombai par terre. J'eus à peine le temps de me relever quand je vis fondre sur moi, tel un éclair, un taureau furieux qui me saisit entre ses cornes et, d'un mouvement brusque de sa nuque puissante, me projeta en l'air à hauteur des toits. Retombé au sol, j'aperçus un morceau de mes culottes accroché au bout d'une corne de l'animal; la corde qui l'avait attaché pendait à son cou, la bande d'étoffe qui avait servi à l'aveugler était en pièces, il soufflait et beuglait en soulevant la poussière devant lui et grattait la terre en menaçant de m'encorner à la place même où j'étais tombé. Je crus ma dernière heure arrivée! La terreur me paralysait à tel point que je ne sentais aucune douleur ni n'étais capable de bégayer la plus petite prière pour sauver mon âme. Ce fut alors qu'un robuste paysan se planta devant le taureau, le prit calmement par les cornes et le renversa à terre. Puis, tournant le dos à la bête qui lançait des ruades et des beuglements encore plus rageurs, il me demanda:

- Es-tu blessé?

Alors seulement je pris conscience de mon mal. Tout mon corps fut saisi d'un tremblement, et une prière d'action de grâces pour avoir conservé la vie me monta aux lèvres. Pendant ce temps, d'autres personnes entouraient l'animal, lui liaient les pattes et rajustaient son bandeau sur les yeux; le valet qui le menait chez le boucher ne cessait de répéter que son taureau était la bête la plus tranquille et pacifique que l'on ait jamais vue et que je devais sûrement l'avoir excité de violence qu'il se déboîta l'épaule, mettant ainsi brusquement fin à sa litanie de stupidités; en échange, il commença à se lamenter, disant que la cité d'Åbo était possédée du démon et que jamais, au grand jamais, il n'aurait dû amener son brave taureau dans pareil endroit.

Je regardai avec intérêt mon sauveteur qu'il me fallait à présent remercier pour son intervention. Il avait une bonne tête de plus que moi et des yeux gris quelque peu somnolents, me sembla-t-il. Il portait des sandales et un havresac d'écorce de bouleau et, à en juger par sa vêture en loques, ne devait pas rouler sur l'or.

- Tu es assez fort pour renverser un taureau à mains nues et je dois te remercier pour m'avoir sauvé d'une mort certaine!

- Ce n'est rien! répondit-il avec gêne.

Je sentis le sang couler le long de ma poitrine et une douleur aiguë me laboura les côtes. Un étourdissement m'obligea à prendre appui contre le mur.

- Où vas-tu? lui demandai-je.

- Où le vent me pousse! rétorqua-t-il comme s'il trouvait ma question indiscrète et superflue.

Sans me décourager pour autant, je le priai de m'accompagner chez dame Pirjo, car mes jambes pouvaient à peine me porter.

Au moment où j'étais à terre sous le mufle du taureau écumant, il n'y avait guère, j'aurais allégrement fait don à l'Église de tout ce que je possédais si quelqu'un venait à mon secours. A présent, je me félicitais de la violence du coup qui m'avait étourdi avant de me laisser le temps de prononcer le moindre voeu imprudent. Et tandis que d'un pas mal assuré, je me dirigeais vers la maison, aidé par ce jeune paysan, et suivi d'un petit groupe effrayé et rempli de compassion, je me proposais d'offrir à mon sauveur mon poignard au fourreau monté en argent et les thalers que j'avais économisés sur mes gages de l'été. Mais arrivé à la cabane de dame Pirjo, je me gourmandais déjà moi-même pour pareille extravagance et pensais que trois monnaies d'argent suffiraient amplement à récompenser un garçon qui n'avait eu que très rarement l'occasion de tenir dans sa main une vraie pièce, si tant est même qui l'eût jamais eue!

Dame Pirjo versa de douloureuses larmes en voyant l'état lamentable dans lequel je me trouvais et en apprenant ce qui était arrivé. Elle me dévêtit comme si j'étais redevenu un petit enfant et me frictionna avec ses onguents. Un examen approfondi lui révéla que j'avais deux côtes cassées; elle me banda alors la poitrine, si étroitement que je ne respirais qu'à grand peine, et m'allongea elle-même dans sa propre couche. Pendant ce temps, le paysan, confortablement installé sur le seuil, mâchonnait un quignon de pain dur et un morceau de mouton salé qu'il avait tirés de son havresac. Les enfants, venus à notre suite, restaient serrés en groupe, à le contempler, les doigts dans le nez et se frottant la jambe du bout du pied. Dame Pirjo les chassa avant d'inviter mon sauveteur à entrer.

- Quel est ton nom? Le nom de ton père? D'où viens-tu? Que fais-tu? Où vas-tu? Qu'est-ce qui t'a incité à te porter au secours de Michaël? demanda-t-elle.

Le jeune homme avait, semblait-il, un esprit plutôt lent.

- Quoi? dit-il en se grattant l'oreille.

Puis, ses idées devenant plus claires, il répondit qu'il s'appelait Antti Karlsson de la paroisse de Letala. Il était venu à la ville pour apprendre le métier de forgeron; à vrai dire, il avait eu la malchance de casser l'enclume du maître de son propre village et, dans sa colère, cet homme l'avait chassé de sa forge.

- Comment as-tu pu casser une enclume? lui demandai-je avec étonnement.

- Le forgeron, m'expliqua-t-il, son honnête regard gris fixé sur moi, m'a mis la masse entre les mains en m'ordonnant de frapper. J'ai obéi. Alors il a dit «Frappe plus fort!» et j'ai frappé plus fort. Mais quand il a répété son: «Plus fort! Plus fort!» j'ai pris le plus grand marteau et j'ai cassé le bec de l'enclume.

Dame Pirjo l'observa un instant, l'air dubitatif, avant de dire:

- Ma cabane s'est affaissée par là, tu vois, et comme le sol est en pente, quand je lave par terre, l'eau va dans ce coin et pourrit les madriers. J'ai toujours eu l'intention de l'arranger. Pourrais-tu soulever la cabane de ce côté pendant que je mettrais dessous une ou deux pierres?

- Volontiers! dit Antti.

Ils sortirent ensemble et j'entendis, peu après, un sinistre craquement tandis que mon lit était secoué comme au milieu d'une mer en furie. Dame Pirjo hurla d'une voix angoissée:

- Tu vas démolir la maison, espèce de brute! Ça suffit! Ça suffit!

A leur retour, Antti avait une respiration normale. Dame Pirjo s'assit, le menton appuyé sur sa main, et parut se plonger dans la contemplation du garçon.

- Dis-moi, mon pauvre ami, es-tu bien de la tête? finit-elle par demander.

Après quelques instants de réflexion, Antti répondit:

- Je suis peut-être un peu lent mais ne fais jamais le mal exprès. Je ne voulais point démolir ta cabane, mais je n'arrive pas à maîtriser ma force, voilà mon drame! C'est même la raison pour laquelle j'ai quitté ma maison ainsi que la forge!

Je le priai de nous parler de son foyer et de sa famille.

- Je viens d'une région pauvre et d'une famille de pauvres. Mon père et ma mère n'ont rien... rien si ce n'est des enfants, un chaque année quand ce n'est pas deux à la fois! Il y avait dix-huit bouches à nourrir chez nous, et je ne suis pas sûr que ma mère se souvenait du nom de tous parce qu'elle a commencé à perdre la mémoire en même temps que ses dents. Moi, je leur étais d'une grande utilité bien sûr, je suis capable de tirer n'importe quelle charrette! Mais quand je m'y attelais de tout mon coeur, mon père avait ensuite tant de travail pour réparer les dégâts que cela le mettait dans des rages noires... Il disait qu'un cheval lui reviendrait moins cher! Et c'est vrai que je mangeais comme un cheval quand j'en accomplissais les travaux et mon père ne pouvait le permettre: il n'y a même pas un croûton de pain en trop chez des pauvres, vous savez!


Il essuya une larme au coin de son oeil avant de poursuivre:

- Je me demande pourquoi c'est à moi que cela arrive... pourquoi on m'a donné plus de force qu'il n'en est besoin dans un petit village. Mon père et ma mère sont tous les deux maigrichons, et quand je jouais avec mes frères à la lutte à la jarretière, moi, j'arrivais à les soulever de terre tous les dix à la fois, à condition que la barre ne cède point! On raconte à la maison que mon grand-père était si fort, qu'armé de sa seule hache il ne craignait pas de saisir un ours à bras-le-corps; l'un d'eux d'ailleurs l'embrassa jusqu'à l'étouffer! Mon père pensait qu'il valait mieux pour moi me faire soldat, mais je n'en suis pas du tout sûr parce que j'ai une peur bleue des bagarres et des grossièretés. Quand je suis parti, ma mère m'a donné la moitié d'une miche de pain et m'a conseillé d'apprendre le métier de forgeron. J'essaye de faire ce qu'elle m'a dit, cependant comment y parvenir dans cette grande cité où je ne vais peut-être même pas gagner de quoi me nourrir?

A ces mots, il éclata en sanglots désespérés, bien qu'il ne fût plus un enfant, et nous raconta, en bégayant à travers ses larmes, comment il avait quitté son foyer.

- J'avais tant de peine à abandonner ces lieux si familiers que je suis resté un long moment sur le seuil, les yeux tournés vers l'intérieur, avant de pouvoir me décider à prendre la route. En chemin, j'ai eu la malchance de tomber nez à nez avec un ours; l'animal s'est dressé sur ses pattes de derrière, prêt à l'attaque. Je n'étais guère rassuré mais je me suis souvenu de mon aïeul, et pensant que j'étais seul au monde, j'ai jugé que mieux valait pour moi mourir dans ces énormes bras puisque, de toute façon, je n'apportais que désagréments à ma propre famille. J'avais donc l'intention de lutter dans un corps à corps loyal avec l'ours; or il m'assena un tel coup sur le visage que je me suis retrouvé par terre, la tête bourdonnant comme si un nid de guêpes logeait à l'intérieur. J'en suis marqué à jamais, regardez! Alors, moi qui suis d'un naturel tranquille, j'ai perdu mon calme, j'ai attrapé sa patte pleine de griffes et l'ai tordue jusqu'à ce qu'il grogne de douleur et s'enfuie sur le chemin. Je l'ai suivi, en grognant encore plus fort que lui dans ma colère; il a grimpé sur un arbre pour m'échapper, j'ai secoué le tronc, il est tombé et je lui ai enfoncé le crâne à coups de pierre. Ensuite je suis retourné au village, la peau de l'ours sur l'épaule, et j'ai commencé à travailler à la forge. Malheureusement, le maître n'a point tardé à me mettre à la porte et me voilà à présent ici!

A la fin de son récit, une fois qu'il eut séché ses larmes, dame Pirjo s'écria:

- Est-ce que par hasard tu nous raconterais des histoires, Antti Karlsson?

Il la regarda, ses yeux ronds remplis d'étonnement.

- Pourquoi mentirais-je sur un sujet pareil? D'autant que c'était un bel ours mâle et que j'ai gardé sa queue! On dit que les sorciers en donnent un bon prix parce qu'elle leur sert, paraît-il, à faire toutes sortes de tours de magie noire!

Il sortit l'appendice de son havresac. Je n'en avais jamais vu auparavant et me sentais intéressé, mais dame Pirjo me devança et, le lui arrachant des doigts, lui dit:

- Je te paierai le prix que tu voudras comme n'importe qui! C'est excellent pour fabriquer des philtres d'amour et on ne sait jamais quand on peut en avoir besoin!

- Je vous en fais cadeau, noble dame! coupa Antti. En échange, vous me donnerez des conseils, j'en ai grand besoin, croyez-moi!

- Que la Vierge et ses saints me préservent de profiter de ta naïveté! protesta dame Pirjo avec véhémence. Nous sommes tes débiteurs! C'est saint Nicolas en personne qui a dû t'envoyer au secours de Mikaël au moment où il courait un danger, et cela signifie que vos vies doivent rester liées. Tu dormiras ici cette nuit et je te donnerai nourriture et vêtements jusques à ce que nous ayons examiné la meilleure manière de vous entraider, Mikaël et toi.

- Il n'y a rien à examiner! m'exclamai-je. Maître Schwarzschwanz a engagé un forgeron qui cherche des aides; il n'est point nécessaire qu'ils soient très aguerris puisque le forgeron lui-même doit apprendre l'art de forger des canons sous la direction de mon maître.

Et ce fut ainsi que la destinée d'Antti Karlsson se trouva désormais liée à la mienne.


Cet incident eut lieu en l'an de grâce 1517 qui fut, lorsque à présent j'y songe, la dernière année de bonheur que connut ce monde, et la plus heureuse de ma vie. Pourtant, la graine empoisonnée qui allait apporter la ruine à l'humanité avait déjà été semée, et ce fut chez dame Pirjo une conversation entre maître Laurentius et le père Pierre qui constitua pour moi le premier signe avant-coureur de ce qui allait se passer.

Le père Pierre parlait ainsi:

- Les états de Suède ont déposé notre révérend archevêque Gustav Trolle de son siège. Jamais notre royaume n'avait été témoin d'une chose pareille et je tremble à l'idée de ce que le Saint-Père de Rome en dira.

- Point n'est besoin de se creuser la tête à ce sujet! reprit maître Laurentius en se frottant les mains avec satisfaction. Il jettera l'interdit sur le royaume: plus de baptêmes, plus de sacrements, plus de mariages et les églises resteront fermées. On l'a déjà vu pour des offenses de moindre gravité.

Je me joignis alors à la conversation:

- Loin de moi la pensée de défendre un acte impie, mais j'ai entendu des personnes autorisées prétendre que Sa Grâce l'archevêque était un partisan déclaré de l'Union2 et, par conséquent, un ennemi de la patrie. Nous avons conclu avec le csar une paix durable scellée d'un baiser sur la croix. Le Danemark ne constitue-t-il point, dès lors, l'unique danger qui nous menace? Et nous savons tous que ce danger se trouve déjà à notre porte puisque nous fabriquons de la poudre et forgeons des canons, ce dont je puis témoigner personnellement, ayant travaillé d'arrache-pied, du chant du coq à l'heure des vêpres tout au long de l'été, pour parfaire les fortifications du pays... ce dont nul d'ailleurs ne m'a remercié!

- Récompenses et honneurs de ce monde ne sont que vanité, souligna le père Pierre d'un ton rempli de piété, et le jour du Jugement Dernier, chacun de nous se verra pesé et jugé selon ses propres mérites. Mais l'interdit! Il causera en vérité de lourdes pertes aux humbles serviteurs de l'Église en les privant des légitimes droits qu'ils touchent en paiement des services rendus à leurs ouailles. Oui! Nous risquons d'en sortir dangereusement appauvris!

- Pleurer et se lamenter ne servent de rien! reprit maître Laurentius qui se frottait les mains d'un air encore plus satisfait. Quand se prépare l'orage, le sage doit rapidement choisir une position, décider s'il sera du côté des Jyllandais ou des Suédois, des unionistes ou des anti-unionistes, pour ou contre l'archevêque, et agir en conséquence. Voilà ce que l'on appelle la politique, et c'est le plus grand de tous les arts: tôt ou tard, adhérer à un parti ou à un autre, conduit inévitablement à la même fin. Que chacun choisisse donc ce que bon lui semble! Viendra inévitablement le moment où on lui mettra une épée sur la poitrine, une masse sur la tête ou une corde autour du cou! Seul le bourreau ne prend pas parti, car les Jyllandais ont besoin de lui aussi bien que les Suédois et il est aussi nécessaire aux juges séculiers qu'aux juges de l'Église. Non, en vérité, il n'a nulle raison de craindre la venue des temps où ses services sont les plus recherchés!

Dame Pirjo repoussa la coupe d'argent et la chope en bois d'un geste brusque.

- Gardez vos plaisanteries pour vous, maître Laurentius! intima-t-elle. Ne voyez-vous point que Mikaël est devenu blanc comme un linge et que même Antti, malgré son esprit lent, a les cheveux hérissés sur la tête? Nous avons au moins la chance de vivre ici en paix, loin des intrigues et des querelles des nobles. Que Stockholm fasse ou défasse rois et régents à son gré, que nous importe? Et qu'importe au peuple de payer ses impôts aux Jyllandais ou aux Suédois pourvu qu'on le laisse gagner sa vie en paix! Oui, nous avons de la chance, nous, de vivre dans un pays pauvre! Nous pouvons attendre notre tour sans bouger, attendre qu'un parti obtienne la victoire pour savoir alors de quel côté il faut se mettre. Je me félicite que Mikaël ait préféré la plume d'oie à l'épée, parce que celui qui prend l'épée périra par l'épée, comme il est dit dans les Écritures.

Maître Laurentius soutint avec obstination que le monde n'était plus le même et qu'un coup de plume désormais pouvait donner au bourreau plus de travail que le cliquetis des épées ou le grondement des arquebuses; mais j'étais trop jeune alors pour comprendre ce qu'il voulait dire.

Dame Pirjo posa sur la table un grand plat rempli d'une soupe épaisse de flocons d'avoine où fondait un petit morceau de beurre. Après avoir fait le signe de la croix, nous plongeâmes avec plaisir nos cuillères dans le plat. Non, vraiment, le monde n'allait pas si mal puisque les pauvres gens pouvaient encore déguster du beurre dans leur soupe de flocons d'avoine!

Mais d'étranges nouvelles nous parvinrent de Ger-manie avec les derniers bateaux arrivés à quai avant que la mer ne fût prise par les glaces. Une grande agitation, disait-on, régnait parmi les moines à cause d'un certain docteur Luther qui avait cloué à la porte d'une église de Wittenberg une liste comportant quatre-vingt-quinze points, où il condamnait entre autres le trafic d'indulgences, mettant ainsi en doute le pouvoir temporel du Saint-Père en qualité d'unique gardien des clés du paradis.

Ces rumeurs, cependant, ne me parurent bonnes qu'à mettre une fois de plus en évidence le caractère agité et aigri des Allemands, caractère que j'avais déjà pu observer chez maître Schwarzschwanz. Comment imaginer qu'un homme de bon sens pût discuter les articles de foi révélés par la sainte Église, ces articles qui rendaient la vie si simple en épargnant à l'humanité tant de pensées superflues!

LIVRE II


TENTATION







Un tranquille après-midi de Jour de l'An, le magister Martinus renvoya ses élèves dans leurs foyers et m'invita à le suivre dans sa pièce de travail. Il prit place derrière son bureau et, après avoir pressé énergiquement son long nez toujours humide entre le pouce et l'index, dit sur le ton de la solennité, en fixant sur moi un oeil scrutateur:

- Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, Mikaël mon fils, que comptes-tu faire dans la vie?

A ces mots qui me touchèrent en plein coeur, je tombai à genoux devant lui.

- Père Martinus, répondis-je en sanglotant, mon espoir le plus cher a toujours été de me consacrer au service de la sainte Église, et l'amertume de l'armoise envahit mon âme lorsque je vois que maints de ceux qui ont reçu leurs premières leçons avec moi ont déjà la tonsure sacerdotale! Certes, je suis plus jeune que ces compagnons, je le crois du moins, et suis prêt à travailler nuit et jour pour augmenter mes connaissances! Mais l'on m'a dit qu'en vain je travaille et j'espère; j'ai déjà cherché à entrer au cloître pour vêtir l'habit noir après un an de noviciat et pouvoir servir l'Église le reste de mes jours; le père Pierre me l'a déconseillé que je ne puis aspirer à une autre position à l'intérieur du monastère que celle de frère lai, si tant est que je sois admis à entrer, du fait que je ne possède en ce monde nul bien auquel renoncer.

- Mikaël! prononça magister Martinus d'une voix sévère. Qui donc parle par ta bouche? Dieu notre Seigneur ou le diable?

Je restai interdit à cette question. Il me laissa réfléchir un moment en silence avant de reprendre:

- Tu es un garçon doué, mais la tendance que tu as à te plonger dans les plus profondes matières et à poser des questions qui déconcertent même les plus compétents, m'a souventes fois donné de l'inquiétude. Ce n'est point l'humilité chrétienne, me semble-t-il, qui oeuvre en toi, mais bien plutôt l'orgueil le plus condamnable qui te pousse dans les discussions à essayer d'embarrasser ton professeur dans ses propres arguments afin de lui faire perdre la face, comme cela s'est produit à propos de l'histoire de Jonas et la baleine.

- Père Martinus, je ne suis pas aussi pervers que vous le supposez, et mon coeur est tendre comme la cire. Donnez-moi quelque espoir, et j'amenderai ma conduite, je marcherai pieds nus dans la neige et jeûnerai des semaines entières dans le seul but de me rendre digne de votre bénédiction.

Il poussa un large soupir, pourtant lorsqu'il parla de nouveau, sa voix avait le ton de la colère.

- Je ne doute point que tu sois prêt à faire n'importe quoi pour satisfaire ton ambition dépravée et surpasser tes condisciples! Année après année, j'ai espéré un signe d'en haut qui m'indiquât ta place dans la vie, mais jamais aucun ne m'est apparu. Le temps passe, le péché de ton origine s'enfonce chaque jour davantage dans les ténèbres et bientôt nul ne se souviendra plus de ta mère. Ne vaudrait-il pas mieux que tu acceptes le chemin que le sort t'a tracé dans la vie et que tu apprennes à occuper honorablement une situation dans le monde?

- Me chassez-vous, mon père? clamai-je avec effroi.

L'école constituait l'unique point fixe de ma vie et, malgré mon déplaisir, je redoutais d'avoir à la quitter.

- Non! Je ne te chasse pas, malheureux entêté! Loin de moi cette idée! J'ai toujours éprouvé à ton égard une sympathie que je ne m'explique guère... sans doute ta passion pour les livres et ton ardent enthousiasme me rappellent-ils ma propre jeunesse... Mais sais-tu que le chemin de la connaissance est semé d'épines? Je dus vendre mon héritage afin de pouvoir étudier à l'université de Rostock; aucun sacrifice ne me paraissait assez grand tant ma soif d'apprendre était immense! Tu vois que je peux te comprendre, Mikaël! Mais regarde-moi à présent et vois où tout cela mène: je ne suis rien, rien qu'un vieil homme malade, qui bientôt va perdre la vue pour avoir trop étudié durant sa jeunesse. Et quand sonnera l'heure de ma mort, seule la plus humble des consolations, celle qui est offerte à toutes les âmes, qu'elles appartiennent à un clerc ou à un laïque, je veux parler de l'extrême-onction et de la rémission des péchés, seule cette consolation sera mon réconfort! A cet égard, je ne vaux guère mieux que le plus misérable vacher en dépit de tout mon savoir! Je te le dis pour ton bien, tu ne gagneras rien en cherchant si désespérément la connaissance. Il serait plus sage de te soumettre humblement à ton destin: consacre-toi à quelque utile tâche d'écrivain et cesse de soupirer après la lune!

- Eh bien! répondis-je avec aigreur, les yeux noyés de larmes brûlantes, eh bien, je me ferai vacher puisque c'est tout ce que la connaissance de la vie vous a appris, père!

Alors la douceur entra dans le coeur de mon maître. Il me tapota la joue de sa main tremblante aux veines apparentes.

- Une occupation dans le monde, en dehors du monastère, te laissera la liberté de jouir des plaisirs de la vie. Tu pourras porter une plume à ton chapeau et aller chez les filles, puis, plus tard, t'installer dans les joies infinies que procurent une bonne épouse et des enfants obéissants.

Je rétorquai d'un ton maussade que ni le mariage ni une bande de gosses criards dans la cabane d'un misérable scribouilleur n'avaient de charme à mes yeux.

- Et du reste, ajoutai-je, tous les prêtres, et presque tous les évêques ont une maîtresse et des enfants et nul ne le considère comme un péché! Ils ont tous les avantages du mariage et n'en supportent aucun des inconvénients! Dans les ordres, seul le mariage secret est une faute impardonnable! De toute façon, cette question n'a rien à voir avec mon désir d'entrer dans la prêtrise. Pour un jeune sans fortune comme moi, l'ordination constitue l'unique porte qui permette de poursuivre des études et peut-être d'obtenir un poste universitaire ou quelque bénéfice ecclésiastique.

J'avais à peine achevé de prononcer ces mots, que je fus pénétré d'un sentiment de confusion et de honte: je venais, en dévoilant étourdiment mes rêves les plus secrets, de donner au magister Martinus de solides arguments pour m'accuser d'ambition dépravée.

Mais mon maître et guide spirituel ne m'adressa plus un seul reproche.

- Ne vois-tu point, Mikaël, dit-il d'une voix pleine de tristesse, ne vois-tu point ton erreur à ne considérer l'Église et les ordres sacrés que comme des moyens de satisfaire ton désir de connaissance? C'est à l'Église de choisir ses serviteurs, et tes propres paroles te condamnent comme un misérable chasseur de fortune et un hypocrite. Tu serais capable de te servir de l'ostensoir sacré en guise d'escabeau, s'il pouvait te permettre de te hausser d'un pouce! Avec le temps tu comprendras, et alors la honte s'emparera de ton âme!

- Père Martinus, objectai-je, je ne possède rien en ce monde que ma tête et mes mains... et la sainte Église, qui a été mon unique et indestructible espérance. Pourquoi serais-je écarté lorsque beaucoup d'autres, plus stupides que moi, sont jugés dignes? Pourquoi me repousse-t-on pour la seule raison que je n'ai ni biens, ni famille, ni protecteur à même de payer la dispense devant la cour de Rome pour le péché de ma mère? Pourquoi?

- Cherches-tu à présent à mettre en doute les enseignements de l'Église? répliqua-t-il avec sévérité. Qui donc es-tu, toi, misérable ver de terre, qui es-tu pour te lever ainsi et discuter ses décisions? Je t'avertis, Mikaël, tu n'es guère loin de l'hérésie!

A ces mots terribles, un tremblement s'empara de moi et je me sentis mortifié, bien que mon coeur brûlât encore du désir de provocation. Le magister Martinus n'avait en fait aucune intention de m'expulser de l'école. Il me promit même de me payer si je me chargeais d'enseigner la grammaire aux élèves les plus jeunes, et me recommanda chaleureusement à un bourgeois comme précepteur de ses deux enfants.


Avec la fonte des glaces, ce printemps-là, arrivèrent de sombres nouvelles. Le roi Christian II avait annoncé son intention de prendre la mer en direction de Stockholm. Il voulait réinstaller l'archevêque sur son siège, châtier l'insolence des seigneurs suédois et poser sur sa propre tête la couronne royale de Suède dont il était l'héritier légitime. Une partie de la garnison d'Åbo prit la mer en direction de Stockholm pour aller soutenir le régent Sten Sture, tandis que sur place s'organisait la défense du château - bien qu'il fût généralement admis qu'en cas de chute de la capitale, la résistance d'Åbo serait inutile et n'apporterait que désordres et destructions. On parlait déjà un peu moins de la cruauté des Jyllandais, et le peuple préférait attendre en silence la suite des événements. Personnellement, je soupirais après la guerre, qui convenait à mon humeur. Qu'avais-je à y perdre d'ailleurs?

Le jour de la fête de la Saint-Jean, au début de l'été, je me rendis à l'église où je n'avais guère mis les pieds depuis fort longtemps, pour implorer la mère de Dieu de m'aider à trouver le chemin d'une vie meilleure. J'avais déjà atteint l'hôtel de ville, lorsque j'entendis la voix lamentable d'Antti qui sortait des caves en dessous; il se soutenait des deux mains aux barreaux de la grille, et je vis sa tête hirsute et sa large face si meurtrie et maculée de sang que j'eus de la peine à le reconnaître.

- Jésus, Marie! m'exclamai-je avec horreur. Qu'as-tu fait?

- J'aimerais bien le savoir! pleurnicha-t-il. J'ai dû m'enivrer copieusement! Mais qui aurait cru que l'eau-de-vie pût mettre un garçon paisible comme moi en cet état? Si tu veux mon avis, je ne devais pas être seul... il y avait à coup sûr d'autres personnes qui se battaient, parce qu'un homme seul serait incapable de s'abîmer de la sorte... même en dégringolant toute une colline de pierres à la renverse!

- Je cours à l'église prier pour qu'ils ne te conduisent point au pilori ou qu'ils ne te jettent pas en pâture aux corbeaux pour meurtre, lui dis-je en guise de réconfort.

- Ce qui est fait est fait et pleurer ne me servira à rien! répondit Antti d'un ton courroucé. Montre-toi chrétien, Mikaël, apporte-moi de l'eau et un morceau à manger! Mon estomac crie famine et me donne bien plus de souci que ma peau!

Ne voyant nul garde alentour, je lui apportai un seau d'eau, mais il ne parvint point à l'attraper à travers la grille; il souffrait cependant d'une soif si ardente qu'il banda ses muscles jusqu'à tordre les barreaux suffisamment pour faire passer le récipient.

- Antti! criai-je, effrayé en voyant craquer le scellement, Antti, il ne faut pas détériorer les propriétés publiques, sinon on te punira encore plus sévèrement! Si tu veux t'échapper, c'est le moment, tu dois pouvoir te faufiler par l'ouverture que tu viens de faire.

- Je n'ai guère l'intention de m'échapper, rétorqua Antti d'un ton altier. Je supporterai ces insultes et ce juste châtiment avec humilité comme il sied à un chrétien, afin de reconquérir le respect de moi-même à la face de Dieu et à celle des hommes!

J'avais mis quelques pièces dans ma bourse pour brûler un cierge à saint Jean-Baptiste, cet homme courageux qui préféra périr décapité plutôt que succomber à la luxurieuse Hérodiade. Je courus aux Trois Couronnes où j'achetai une grande terrine pleine de navets et de harengs et une miche de pain. Mais je ne pus m'attarder plus longtemps auprès de mon ami car les bourgeois se pressaient déjà sur le chemin de l'église pour assister à la grand-messe.

- Courage! lui dis-je. J'essaierai de me faufiler jusqu'ici cette nuit pour t'apporter plus de nourriture.

- Courage, dis-tu? Ce n'est guère facile avec les grenouilles qui me sautent par tout le corps et les rats qui me passent sous le nez chaque fois que j'essaie de fermer l'oeil! Enfin! Peut-être un bon repas m'aidera-t-il à voir le monde sous un jour plus brillant!

Je le quittai enfin et me rendis en hâte à la cathédrale. Mais, hélas, Satan prépare ses pièges plus sournoisement que l'on ne croit! Lorsque je sortis de la messe, le coeur empli de contrition, je fus abordé sous le porche par un jeune homme, dont les joues marquées de taches noires semblaient avoir autrefois été criblées de poudre à canon. Nonchalamment appuyé sur son épée, il m'adressa la parole en langue germanique et me dit avoir recueilli de bonnes informations à mon sujet; il était étranger et logeait avec sa soeur dans une auberge jouxtant la taverne des Trois Couronnes; il avait besoin de l'aide d'un jeune homme intelligent et m'invitait à lui rendre visite le soir même. Je n'aurais pas à le regretter, ajouta-t-il. Il y avait de la fausseté dans ses manières pleines d'onction, mais son sourire était attirant; il portait des chausses très ajustées avec un pourpoint de velours garni de boutons d'argent. J'eus le sentiment que je ne risquais rien en répondant à son invitation.

Lorsque dame Pirjo apprit dans quelle triste situation se trouvait notre ami Antti, elle se mit en devoir de lui préparer un paquet de viande que je lui portai à la tombée de la nuit. Dans la cour de l'hôtel de ville, je rencontrai le gardien, un vieux soldat à la jambe de bois, qui m'avait appris à manier l'épée.

- Tu peux entrer, me dit-il avec amitié, tu n'es pas le premier à lui rendre visite.

Je descendis dans la cellule qu'une chandelle de suif éclairait à présent joyeusement. La tenancière des Trois Couronnes, la tête d'Antti reposant sur son sein, le cajolait en lui parlant tendrement.

- Mikaël, dit-elle d'un ton sérieux lorsqu'elle me vit apparaître, on aurait bien du mal, tu sais, à trouver un garçon aussi juste et noble que ton ami Antti! Cette nuit, alors que j'étais rentrée me coucher après les feux de la Saint-Jean, un épouvantable vacarme m'a tirée de mon sommeil à l'aube. Une bande d'apprentis pris de boisson a enfoncé ma porte et envahi ma maison; ils ont jeté mon pauvre époux dans une huche vide et empilé des pierres sur le couvercle; puis ils m'ont obligée à leur servir à manger et à boire cervoise et eau-de-vie.

«A ce moment-là, ce brave garçon est arrivé par hasard. A peine se fut-il rendu compte de la situation critique dans laquelle je me débattais que, tel Samson sous les murailles de Jéricho, il se précipita armé de ses seuls poings contre ces garnements tombés sur lui à coups de gourdins, piques et bûches de bois, et réussit à les jeter dehors. Pauvre garçon qui tenait à peine sur ses jambes après ses fatigues de la nuit de la Saint-Jean! Lorsque enfin la garde s'est présentée, les soldats se mirent à me reprocher avec insolence d'avoir servi en dehors des heures réglementaires; et tu aurais vu ce jeune homme, se méprenant sur leurs intentions, les jeter dehors à leur tour pour qu'on reste enfin tranquilles dans la maison! Puis il s'écroula, ivre de fatigue, à même le plancher. Hélas! Les gardes revinrent et, ne trouvant personne d'autre à embarquer, ils l'entraînèrent vers la prison en le rouant de coups de pied et de poing!

«Mais si Dieu le veut, cette mauvaise action leur sera justement retournée! C'est du moins ce que pense mon pauvre vieux mari que j'avais oublié dans sa huche jusques à ce matin!

Puis, tout en caressant la joue de mon ami, elle ajouta:

- Tu es en de bonnes mains, mon garçon! Aussi sûr que j'ai une licence et paie les taxes pour tenir une taverne, je te sortirai d'ici! Reprends tes forces et bois un peu de cette cervoise, c'est la meilleure de chez moi!

Constatant qu'Antti ne manquait de rien, qu'on le soignait bien et que donc ma présence n'était point nécessaire, je m'en fus boire une pinte de bière aux Trois Couronnes où le tavernier me confirma point par point le récit de son épouse.

La boisson me revigora et je me sentis alors le courage d'entrer dans l'auberge afin de m'enquérir de l'étranger qui y était descendu en compagnie de sa soeur. Il avait, à l'évidence, une solide réputation de générosité car l'on me conduisit sans délai dans ses appartements. Dès l'entrée, une agréable odeur de cire à cacheter vint frapper mes narines; une chandelle éclairait la table sur laquelle l'étranger était en train d'écrire; les objets de son écritoire, d'excellente qualité, tenaient tous dans un petit étui de cuivre accroché à sa ceinture. Il me reconnut, se leva en m'adressant quelques mots de bienvenue et me prit la main. Cet accueil ne laissa point de me flatter, car ce jeune homme avait cet air avisé et distingué du vrai gentilhomme pour lequel beaux appartements, vin à sa table chaque jour, vêtements luxueux et bon service font l'ordinaire. Fils d'un marchand de Cologne fait chevalier par l'empereur, il me dit s'appeler Didrik Slaghammer. Il avait voyagé, durant sa jeunesse, et visité nombre de pays étrangers, mais se consacrait à présent au négoce à Danzig et à Lübeck. Ayant entendu parler des lieux saints de Finlande, fameux tout autour de la Baltique, il avait été attiré par Åbo. Certes, à parler franc, il avait mené dans ses jeunes années une vie un peu débridée, mais avec la trentaine il était devenu plus sage et trouvait maintenant un plaisir véritable à accomplir des actes de piété tels des pèlerinages dans des lieux saints, à condition toutefois qu'ils ne soient point inaccessibles. Il me donna à entendre qu'il avait besoin de moi comme truchement et mentor pour ces pèlerinages. Je lui parlai avec complaisance du Chemin de saint Henrick, du soleil de Nadendal, de la Sainte-Croix d'Anianpelto, de l'église de Reso qui fut construite par des géants, et de maints autres lieux sacrés. L'inconnu paraissait avoir l'esprit ailleurs tandis que je discourais, il étouffa même un bâillement, qui laissa un instant découvertes ses dents aiguës d'animal de proie, et se mit à jouer négligemment avec une dague posée sur le couvercle de son coffre de voyage.

- Beaucoup ont essayé de m'effrayer avec des contes à propos de ce pays primitif, de ses bêtes sauvages et de ses voleurs, observa-t-il. C'est la raison pour laquelle je me suis muni d'une paire de ces pistolets d'arçon que l'on vient à peine d'inventer; ils m'ont déjà tiré plusieurs fois d'embarras!

Il me montra alors deux armes à canon court - dans un double étui qui peut se suspendre à la selle du cheval, de façon à laisser reposer à portée de la main les lourdes culasses de plomb. Cependant son intérêt pour pareilles questions me semblait difficilement compatible avec la piété qu'il affichait.

Sans transition, il me demanda si j'avais entendu dire que le roi Christian s'armât contre les Suédois et quelle était en général l'opinion des Finlandais à ce sujet. Je lui répondis que de telles rumeurs portaient grand tort au commerce; les marchands d'Åbo ne se risquaient plus guère à envoyer leurs navires en haute mer de peur des bâtiments de guerre danois. Les bateaux de commerce devaient donc mettre le cap sur Lübeck, le long de côtes dangereuses sur lesquelles souvent le vent les poussait et les faisait échouer; ils étaient alors la proie des pirates qui infestaient les eaux depuis Osel jusqu'à la côte d'Estonie. De plus, si nos marchands recherchaient la protection des convois de Lübeck, les citoyens de cette ville en revanche n'étaient guère chauds pour la leur accorder: le Conseil d'Åbo, en effet, ne réservait plus la moitié de ses sièges aux membres germaniques comme les années précédentes, mais les destinaient dans leur totalité aux natifs de Finlande. Je lui vantai également la poudre et les canons que nous fabriquions, et ajoutai que les Jyllandais trouveraient une chaleureuse réception s'ils s'aventuraient près de la forteresse d'Åbo.

Messire Didrik jouait distraitement avec son pistolet, poussant la gâchette, faisant partir de vives étincelles de la pierre à feu. Il déclara avec un sourire que, personnellement, la guerre ne lui faisait pas peur mais qu'ayant une soeur dont il devait se préoccuper, il aimerait, afin de la délivrer de toute inquiétude, connaître le nombre des pièces d'artillerie dont le château disposait et leur calibre, le nombre d'hommes qui composaient la garnison, leur solde, leur commandement et leur origine; il lui plairait de savoir également le nom des citoyens les plus éminents et quel était leur poids réel dans les affaires de l'État.

Il paraissait en proie à l'anxiété et le fait même qu'il portât une arme dans cette auberge pacifique en était à mes yeux la meilleure preuve. Aussi, pour le rassurer, lui contai-je tout ce que je connaissais au sujet de la garnison, en lui rappelant cependant que j'étais un homme d'études et non un soldat. Je lui conseillai vivement de consulter mon ami et ancien maître, le fabricant de canons; j'étais même prêt à aller le chercher sur-le-champ si ce généreux étranger n'avait calmé mon impatience. Il dit qu'il ne voulait point déranger un maître si respectable le jour de la Saint-Jean, un maître qui, d'un autre côté, était plutôt porté à la colère après s'être heurté à la plus noire ingratitude; il avait en effet entendu parler de maître Schwarzschwanz et savait déjà que j'en avais été le secrétaire. De toute façon, il était entièrement satisfait de ce que moi, qu'il trouvait si intelligent, je pouvais porter à sa connaissance.

- Combien compte-t-on de bombardes dans le château? demanda-t-il. Combien de canons royaux, couleuvrines, faucons et fauconneaux, combien de pierriers et d'arquebuses?

Je m'efforçais de me souvenir, et il notait rapidement les chiffres que je lui donnais et griffonnait en regard de mystérieux caractères. Mais cette attitude ne me parut guère conforme à celle d'un marchand ou d'un pieux pèlerin, et je commençai à hésiter dans mes réponses. Lorsqu'il m'interrogea ensuite sur l'équipement des soldats et sur les bateaux qui quittaient le port d'Åbo, je ne lui répondis plus qu'avec réticence: sa curiosité n'avait apparemment nulle limite!

Il s'avisa soudain de ma réserve, rassembla ses papiers et les rangea dans son coffre.

- Je vois que mon excessive curiosité vous intrigue, Mikaël, dit-il en souriant, mais je suis né avec une soif inextinguible de connaissances, quelles qu'elles soient, et j'ai ainsi pris la coutume de recueillir des informations où que j'aille. On ne sait jamais quand le besoin s'en peut faire sentir! Mais je ne vous ai déjà que trop importuné! Mangeons, buvons, amusons-nous, vous êtes mon hôte ce soir!

Il me conduisit dans le saloon contigu où était dressée une table chargée de mets exquis et resplendissant de la douce lumière de chandelles de cire. Pourtant la table ne retint guère mon attention! La femme la plus belle et la plus richement parée qu'il m'eût été donné de voir en ma vie, s'avançait vers moi, la tête fièrement dressée; ses jupes bruissaient doucement au rythme de ses pas et messire Didrik s'inclina avec courtoisie pour lui baiser la main.

- Agnès, chère soeur, dit-il, permets-moi de te présenter Mikaël l'étudiant! C'est un jeune homme plein de compétence car, outre ses connaissances en matière de religion, il est également fort versé en l'art de fabriquer de la poudre et fut autrefois l'assistant d'un fondeur de canons. Il a eu l'extrême amabilité de me promettre son aide pour parfaire notre savoir, tant en ce qui concerne les affaires de ce monde qu'en celles qui touchent le bien de notre âme.

La dame alors me tendit sa main en m'adressant un sourire chaleureux. Je n'avais à ce jour jamais baisé la main d'une femme, et la honte m'empêcha de lever les yeux vers son ravissant visage plein de noblesse. Je m'inclinai maladroitement et posai mes lèvres sur ses doigts: ils étaient chauds, et blancs, et délicatement parfumés.

- Trêve de cérémonie entre nous! dit-elle avec le même sourire que son frère. Nous sommes jeunes tous les trois et je suis lasse de rester confinée dans ma chambre et privée d'une joyeuse compagnie! Je ne suis point un loup prêt à vous dévorer, messire! Vous pouvez sans crainte lever votre beau visage et me regarder en face!

Je me sentis encore plus submergé de confusion lorsqu'elle s'adressa à moi en me donnant du messire comme à un gentilhomme et qu'elle fit une flatteuse allusion à mon physique. Cependant je levai mon regard sur ses yeux noisette qui pétillaient de malice, mais elle m'adressa alors un sourire si impudique que tout mon sang me monta au visage. Dans ma naïveté, je ne m'avisai guère sur le moment que ses lèvres étaient peintes, ses sourcils épilés et ses joues couvertes de poudre blanche. Elle était à mes yeux, à la lueur douce et claire des chandelles, la plus merveilleuse, la plus belle de toutes les femmes.

Nous prîmes place tous les trois autour de la table. Le délicieux repas se composait de langue de veau et d'une oie rôtie aromatisée au safran et au poivre, et nous bûmes un vin doux d'Espagne dans les coupes les plus élégantes que l'aubergiste avait pu fournir. Je n'avais pas la moindre idée de ce qu'un tel banquet pût coûter, mais très vite tous mes scrupules s'envolèrent et je mangeai sans plus penser; je mangeai en m'efforçant de couper correctement la viande en petits morceaux au lieu d'attraper l'os à pleines mains à la façon ordinaire et de le ronger, la bouche dégouttante de graisse. Le vin corsé me monta rapidement à la tête, j'oubliai tous mes sujets de déplaisir et fus pénétré du sentiment de me trouver en paradis en compagnie d'anges bienveillants. Alors que nous mangions, le flûtiste borgne des Trois Couronnes jouait des airs tendres dans la pièce voisine; bientôt, cependant, messire Didrik lui envoya de la cervoise avec l'ordre de se retirer: cette piteuse musique était sans doute insupportable à ses oreilles. Il nous proposa en échange de chanter, et nous entonnâmes quelques pieux refrains d'étudiants traitant de la vanité des plaisirs de ce monde.

Peu après, la dame, trouvant qu'il faisait trop chaud dans la pièce, ôta son écharpe de gaze et dénuda ses épaules. Elle portait un corselet de velours vert, brodé de perles, de fins fils d'or et de coeurs vermeils qui attiraient irrésistiblement les regards vers sa poitrine. Je n'avais jamais vu vêtement plus décolleté! A vrai dire, le spectateur ne pouvait plus rien ignorer de la forme de la dame lorsqu'elle faisait un geste un peu brusque même si, de temps en temps, elle relevait le devant de son corsage.

Messire Didrik, suivant la direction de mon regard, dit avec son sourire:

- Ma soeur a reçu le nom d'Agnès en l'honneur de la sainte et j'aimerais vraiment, lorsque nous nous trouvons en bonne compagnie, qu'elle soit honorée du même miracle que sa patronne. Vous voyez qu'elle suit les modes de la Cour avec fidélité, mais que cela ne vous trouble point, Mikaël! En nos temps de plaisir, nulle femme au monde ne doit cacher ses plus beaux attraits; et l'on doit même encourager les dames les plus réservées à révéler tout ce qui vaut la peine de l'être.

Le visage en feu, je demandai quel miracle avait rendu célèbre sainte Agnès; son culte en Finlande ayant été éclipsé par celui de saint Henrick, je l'ignorais. Messire Didrik me conta alors qu'un juge romain l'avait envoyée toute nue dans un lupanar, parce que, étant chrétienne, elle avait refusé la main de son fils. Mais le Tout-Puissant, dans sa miséricorde, avait permis que la chevelure de cette sainte femme devînt longue, longue au point de former un manteau dans lequel elle réussit à se dissimuler, sauvant ainsi sa chasteté des mains et des regards impudiques.

- Comme vous pouvez le constater, ma soeur a teint ses cheveux en blond vénitien, poursuivit-il. Ne serait-ce point une véritable splendeur que de la voir enveloppée dans un manteau aussi somptueux? Quoique... une question me remplisse de perplexité, et seul un clerc savant et sage pourrait m'aider à la résoudre. Si le miracle se répétait - ce qui me semble improbable étant donné que ma soeur n'est point particulièrement réservée -, ses cheveux seraient-ils blonds sur toute leur longueur ou bien la partie la plus proche de la tête conserverait-elle sa couleur naturelle, de sorte que le sombre manteau n'aurait qu'une large bordure dorée?

Je reconnus que mon maigre savoir ne me permettait guère de trancher sur un point aussi épineux qui, choisi comme thème de dialectique par un étudiant plus chevronné, pourrait lui valoir son titre de docteur dans une université de renom. Je me risquai à affirmer, cependant, que le monde se verrait privé d'une grande délectation si dame Agnès se trouvait honorée de pareil miracle.

Elle sourit en remerciement de ce compliment.

- Dans les cours princières, dit messire Didrik, savez-vous que les dames du plus haut rang jettent des regards d'envie aux courtisanes, et permettent de nos jours aux peintres les plus célèbres de les portraiturer dans le plus simple appareil? Elles veulent ainsi montrer à la face du monde qu'elles n'ont sur le corps nulle imperfection dont elles puissent avoir honte! Et connaissez-vous rien en la vie de plus délicieux qu'une fontaine aux eaux bénéfiques dans laquelle hommes et femmes, à peine un bout d'étoffe noué autour des reins, peuvent passer le jour ensemble à jouer au trictrac, s'ils le désirent, ou à se régaler de mets délicats servis sur des tables flottantes?

Je lui fis remarquer que cette coutume de prendre des bains ensemble, hommes et femmes, dans la rivière, existait en Finlande mais qu'elle était réservée aux gens du commun et se pratiquait pour l'hygiène et non pour le plaisir. Messire Didrik me demanda alors si je prenais moi-même souvent des bains en compagnie de jeunes filles, ce que je niai farouchement.

Il s'aperçut de mon embarras et, après avoir échangé un regard avec sa soeur, abandonna cette conversation. La table avait été débarrassée et il jouait négligemment avec sa coupe de vin.

- Mikaël, dit-il, que pensez-vous de la déposition et de l'emprisonnement de l'archevêque de Suède par les états?

Interdit par la brutalité de cette question, je lui fis une réponse prudente.

- Qui suis-je donc pour juger de si importantes matières? On soupçonne l'archevêque d'être impliqué dans des intrigues contre l'État et la plupart des évêques ont contribué à sa déposition. Aurais-je, moi, plus de sagesse que ces révérends?

- Parce que selon vous, reprit messire Didrik avec chaleur, selon vous, l'État serait le jeune Sten Sture? N'est-ce point plutôt l'arrogance de sa famille qui l'a conduit à considérer le royaume comme son bien propre en dépit de l'Union de Kalmar qui stipule que le roi Christian du Danemark en est le seul souverain légitime?

Je fis remarquer que les Jyllandais, ou Danois comme il lui plaisait de les nommer, n'avaient rien apporté d'autre dans le royaume de Suède que destruction et effusion de sang, qu'on ne pouvait imaginer ennemis plus cruels et plus déloyaux.

- D'ailleurs, ici à Åbo, il suffit pour qu'un enfant se tienne tranquille de lui dire: «Les Jyllandais vont t'emporter!»

Surpris par mon intervention, messire Didrik reprit sur un ton courroucé:

- Je vous croyais un garçon raisonnable, Mikaël, mais je vois que vous vous contentez de répéter ce que disent les autres sans chercher à penser par vous-même!

Et il se mit en devoir de me démontrer que le roi Christian était un monarque résolu, compétent et plein de miséricorde. Il me dit que Sa Majesté ne haïssait rien tant que l'oppression exercée par les nobles et qu'il prenait toujours le parti du peuple contre eux. Il avait l'intention de détruire la domination de Lübeck sur la Baltique et de faire de Copenhague un grand centre de commerce; ainsi les bateaux pourraient naviguer sans encombre par toutes les mers au grand bénéfice de ses sujets; et nous ne tarderions guère à voir son royaume devenu riche et tout-puissant.

- Ce n'est plus qu'une question de temps, insista-t-il, et l'orgueil des seigneurs suédois devra s'incliner! La guerre est à nos portes et quelque jour, le roi Christian lancera ses navires contre la Suède. Un homme sage sait lire les présages et doit, par son attitude dans le présent, assurer sa place à venir dans la faveur du roi. Il est le monarque le plus puissant du Nord et j'ai la conviction que plus tard l'Histoire lui décernera le titre de Christian le Grand.

Son discours fit une profonde impression sur moi; jamais à ce jour on ne m'avait parlé du roi Christian en des termes si personnels; damoiselle Agnès me donna également maints exemples de la bonté royale à l'égard des pauvres gens, et me conta qu'il écoutait plus volontiers les conseils de la femme d'un vieux paysan de Hollande que ceux des nobles de sa cour.

Je me lançai alors dans le récit de mon expérience personnelle au sujet de la cruauté des Jyllandais, cruauté dont je gardais encore le souvenir marqué sur ma tête! Et j'ajoutai que des Jyllandais peu miséricordieux avaient assassiné mes grands-parents.

- Mais qui a poussé les Danois à piller les côtes finlandaises? répondit messire Didrik, retournant la question. Qui, sinon ces Suédois pleins d'arrogance en se rebellant contre leur légitime roi? Cette attitude de rébellion toujours au préjudice du peuple qui suit aveuglément ses seigneurs de génération en génération!

Puis, levant sa coupe, il dit avec un air de défi:

- Cessons de nous quereller, Mikaël! J'en connais plus à votre sujet que vous ne pensez, et mon coeur souffre à l'idée du traitement méprisant dont vous être victime. Dites-moi, y a-t-il un seul noble finlandais ou suédois qui vous ait octroyé sa faveur ou pris sous sa protection? L'Église vous a rejeté et vous a refusé l'entrée dans les ordres! Que pourrait-on attendre d'ailleurs de prélats qui arrachent la mitre de la tête de leur propre archevêque pour gagner les bonnes grâces de seigneurs impies? Le bon roi Christian encourage l'étude et offre les mêmes chances à tous les hommes doués de talents, quels que soient leur rang ou leur origine. Il agit en fils fidèle de l'Église. Plus grand sera son pouvoir, plus importante son influence à la cour papale... si bien que même un homme dépourvu de fortune pourra, sur une seule parole de lui, atteindre les situations ecclésiastiques les plus élevées... Je crains fort, en effet, qu'il n'y ait, avant peu, nombre de sièges vides dans le choeur des cathédrales de Finlande, et ces sièges devront être occupés par des hommes fidèles au roi et à l'Église.

Il venait de prononcer des paroles si dangereuses que je jetai un regard derrière moi afin de m'assurer que nul autre que moi n'avait pu les entendre.

- Messire! Madame! m'écriai-je, la voix tremblante. Voulez-vous m'entraîner à trahir? Je ne suis ni soldat ni conspirateur, seulement un écolier pacifique qui ne s'y connaît pas plus en politique qu'un cochon en étamage!

- Loin de moi pareille pensée, protesta messire Didrik en se redressant.

Puis il leva de nouveau sa coupe, et reprit sur le ton de la persuasion:

- Mais est-ce trahison de préparer en son propre pays le chemin au souverain légitime? Peut-on appeler conspiration la défense de l'Église contre des blasphémateurs et des imposteurs qui, pour satisfaire leur égoïste ambition, ont oublié le devoir de leur mission sacrée et par là même se sont montrés indignes de compter parmi ses serviteurs? Non, Mikaël! Tout ce que je souhaite, c'est qu'un homme sincère et honnête comme vous lève avec moi son verre au roi Christian et à ses projets ainsi qu'à son propre intérêt, présent et à venir!

Que pouvais-je faire sinon obéir? Je vidai donc ma coupe et ce vin capiteux courait tel du feu en mes veines, tandis que damoiselle Agnès, avec un rire troublant, nouait ses bras autour de mon cou et me donnait un baiser sur chaque joue.

- Soyons francs, voulez-vous? dit son frère gravement. Étant homme d'honneur, je n'ai nulle honte à reconnaître que j'appartiens corps et âme au parti du roi Christian et que je suis venu en ce pays pour défendre ses intérêts. Vous pouvez à cet aveu mesurer la confiance que j'ai placée en vous. Entre nous, je puis vous assurer qu'ici même à Åbo, il y a plus de partisans inavoués du roi que vous ne sauriez imaginer. Néanmoins, si par hasard vous éprouviez la tentation, en échange de quelque riche récompense, de trahir ma confiance, je me permets de vous rappeler que vous nous avez déjà communiqué nombre d'importants secrets militaires et qu'il me sera facile de prouver que vous avez bu avec moi à la santé du souverain.

- Je ne vous trahirai point! dis-je, la mine renfrognée. Mais laissez-moi me retirer, car il est déjà tard. J'ai bu plus que de raison et ma tête est pleine à craquer de tout ce à quoi il me faut réfléchir.

Ils ne tentèrent guère de me retenir après que nous fûmes convenus de notre prochaine rencontre... mais j'eus bien du mal à quitter leur compagnie, à m'éloigner de la claire lumière des chandelles et de l'opulence partout étalée. J'avais l'impression que de solides liens m'attachaient à ces deux êtres et je ne savais mie que j'avais été pris dans les mailles du filet de Satan. Mes hôtes avaient su gagner ma confiance et je croyais à leur honneur.

Point n'est besoin de conter par le menu par quelles ruses et promesses messire Didrik et damoiselle Agnès - surtout damoiselle Agnès! - firent de moi leur fidèle et obéissant allié. Qu'il me suffise de dire que, durant plusieurs mois, je les servis en qualité de secrétaire et facilitai leurs dangereuses intrigues. Mais je dois ajouter pour ma défense que j'étais moins préoccupé de mon avenir, que messire Didrik me présentait toujours sous de si brillants auspices, que de la paix et du bien de la communauté pour lesquels j'avais l'absolue conviction d'oeuvrer. Ma conscience éprouva également un soulagement dans le fait que messire Didrik se trouva promptement comme chez lui à Åbo et gagna à sa cause les bonnes grâces des bourgeois les plus riches. On l'invitait aux noces et aux enterrements et il fut même l'hôte de la confrérie des Trois Frères, le plus grand honneur qui se puisse concéder dans notre cité. Ainsi, comme mon maître puisait à d'autres sources que moi ce qu'il désirait savoir, sincèrement je ne pensais point mal agir.

Il donna de généreuses aumônes à l'hôpital de Saint-Orjan et au monastère Saint-Olav, et son amabilité lui attira tous les suffrages. De plus, il savait se montrer suffisamment familier pour bavarder avec des hommes d'armes, des marins et des apprentis; il ne tarda guère à chanter ouvertement les louanges du roi Christian et de ses multiples et nobles vertus. Et si quelqu'un s'en jugeait offensé, il disait en le regardant franchement dans les yeux:

- Je respecte les opinions de tout le monde et professe que chacun a le droit d'avoir ses propres pensées. Je réclame le même droit pour moi, d'autant plus que je suis étranger. J'ajouterai que ma position en marge de vos disputes nationales me place à même d'avoir un point de vue plus large que ceux qui y sont directement intéressés.

Et tous de reconnaître qu'il parlait avec la prudence et la sagesse qui convenaient à un gentilhomme si accompli, même si les moins avertis prétendaient qu'il ne devait guère connaître les Jyllandais qui sont tous traîtres et perfides!

Messire Didrik, dans le but de dissimuler ses intentions, entreprit de visiter toutes les chapelles des environs de la cité, et j'appréciai fort ces voyages. Un jour, nous chevauchâmes jusqu'à Nadendal où damoiselle Agnès voulait acheter des dentelles fabriquées dans le couvent, qui, disait-on, rivalisaient de finesse avec celles des Flandres. Inutile de dire à quel point j'étais aveuglé et charmé par la grâce et la beauté de cette femme; mais l'humilité de ma position, dont j'étais conscient, et ma trop grande jeunesse sans aucune expérience ne me permettaient point d'imaginer que je pusse viser si haut.

A notre retour de Nadendal, alors que j'étais sur le point de la quitter à la porte de l'auberge, elle plongea ses yeux au fond des miens et dit dans un profond soupir:

- Je suis si lasse de cette ennuyeuse cité et des rustres qui l'habitent! Entrez, Mikaël, venez boire une coupe de vin avec moi. Mon frère me laissera encore seule tout le jour et je ne sais que faire pour passer le temps!

Elle me conduisit dans sa chambre, dont l'air était si imprégné de parfums qu'après les remugles de l'auberge, j'eus l'impression de pénétrer dans un jardin de roses.

Après que nous eûmes vidé nos coupes, damoiselle Agnès se mit à parler d'une voix pleine de passion:

- Je prie Dieu que tout cela finisse d'une manière ou d'une autre! Cette éternelle attente m'étouffe! Cette vie inquiète et vagabonde fait désormais partie de moi; je ne peux plus supporter de rester longtemps à la même place! D'ailleurs je sais que je ne suis d'aucune utilité dans ce pays; à quoi bon mon adresse quand les hommes d'ici, même les plus sages, se laissent prendre de leur plein gré dans les pièges de mon frère! Mais je viens d'apprendre que la flotte royale a quitté le port de Stockholm. Nous aurons bientôt des nouvelles de la bataille; ce sera le signal pour commencer l'action ici, à moins que le roi ne réussisse à éviter l'effusion de sang par des négociations.

- Madame! dis-je, quelle est ma part dans tout cela? Je me réveille chaque matin avec une douleur au fond de la poitrine parce que j'ignore si je fais le bien ou le mal. Je ne puis endurer plus longtemps ces angoisses, ni ces regards chargés de soupçons que je rencontre où que j'aille et qui me blessent comme de vives accusations! Si le sang devait couler dans cette cité où j'ai vu le jour, chaque goutte retomberait sur ma conscience et je ne connaîtrais plus jamais un seul moment de paix!

Elle rit d'un rire joyeux, toucha mon cou et dit:

- Tu as un cou fin et mince comme il sied à un jeune clerc, ce serait si facile de le trancher! Mais n'oublie pas, Mikaël, on ne peut faire d'omelette sans casser des oeufs! Les affaires de l'État ressemblent à la confection d'une omelette et si l'on veut obtenir quelque chose, il faut bien battre les oeufs!

- Idée absurde et folle! répliquai-je. Un être humain n'est pas un oeuf qui se puisse rompre impunément!

- Vraiment? susurra-t-elle de sa voix douce en prenant ma main entre les siennes. Comme vous êtes, vous les Finlandais, une race lente et peu entreprenante! Je me demande s'il existe quelque chose au monde capable de vous enflammer! Toi-même, Mikaël, tu es plus chaste que le chaste Joseph! Et j'en suis réduite à penser que je suis devenue vieille et laide dans cette maudite cité parce que n'importe qui d'autre, seul à seul avec moi et une bouteille de vin à sa portée, aurait certainement trouvé d'autres sujets de conversation que ces omelettes! Ne comprends-tu pas que je m'ennuie à mourir?

- Voulez-vous dire...? bégayai-je, n'en croyant mes oreilles. Voulez-vous dire que je devrais abuser de votre innocence et trahir votre frère qui m'a confié votre honneur? Que je devrais pécher contre vous et vous induire à la tentation... tentation qui pourrait être plus forte que nous deux?

Elle éclata d'un rire si sonore que je me vis moi-même obligé à esquisser un sourire, en dépit de mon désarroi.

- Tu es vraiment un jeune homme plein de vertus, Mikaël! reprit-elle en ébouriffant mes cheveux. Un phénomène quasi incroyable dans notre monde de pécheurs! Mais je porte peut-être une ceinture de Venise pour protéger ma chasteté... n'as-tu pas une toute petite envie de t'en assurer?

Tout tremblant des pieds à la tête, je me jetai à genoux devant elle:


dame! Vous êtes la plus belle et la plus désirable de toutes les femmes que j'aie rencontrées, et vos merveilleuses vertus ont dès longtemps conquis mon coeur! Mais je vous en supplie! Eloignez-moi de votre vue sur-le-champ et ne me faites point tomber dans la tentation... parce que jamais je ne serai digne de vous, jamais je ne pourrai vous offrir la position à laquelle votre naissance, votre éducation et votre beauté vous donnent droit!

Elle rit avec encore plus de gaieté avant d'ajouter:

- Un petit jeu entre bons amis est un amusement innocent qui n'oblige à rien! Crois-moi, l'art d'aimer est un art délicieux qui demande de la sensibilité et beaucoup de pratique, à l'instar de toutes les activités utiles et de quelque valeur. C'est le huitième des arts libéraux et, mon cher Mikaël, tu seras mon élève!

Sa voix était la voix de la persuasion et elle parlait avec une telle ingénuité que je crois que même un homme plus avisé que moi aurait succombé, d'autant qu'elle semblait être exceptionnellement experte en la matière. Elle avait, en professeur, l'art de se faire comprendre et se montrait parfaitement maîtresse de ses matériaux. Son propre corps était le cahier d'écriture et elle n'hésitait point à se saisir elle-même du crayon si je manifestais quelque indécision. Mais nous avions à peine franchi le stade élémentaire que brusquement les cloches de l'église se mirent à sonner le tocsin et qu'un bruit confus nous parvint en provenance du port.

Damoiselle Agnès relâcha aussitôt son étreinte, me repoussa loin d'elle et se mit calmement à rajuster sa toilette tandis que, tout tremblant et déconfit, je restais debout, au milieu de la chambre.

- Il est arrivé quelque chose! dit-elle d'une voix froide et tranquille.

A ce moment-là, on cogna violemment contre la porte et comme damoiselle Agnès tardait à tirer les verrous, messire Didrik frappa le battant à coups redoublés de la poignée de son épée en lançant un torrent d'imprécations.

- Par la sangdieu! s'écria-t-il en nous voyant après avoir fait irruption dans la pièce. Ensemble tous les deux! Femelle dévergondée, je devrais te traîner par les cheveux jusques au pilori! Mais laissons cela pour le moment! Nous devons penser et agir rapidement. Une légère embarcation vient d'apporter les nouvelles de la défaite du roi Christian à Brannkyrka, qui se trouve je ne sais où! Ses troupes désertent en masse pour passer dans les rangs des Suédois tandis qu'il essaye de rembarquer tous ceux qu'il peut. Difficile, bien sûr, de faire la part de l'exagération dans ce fatras, mais on chante un Te Deum dans la cathédrale et, sur la place du marché, la populace commence à montrer les dents. On m'a jeté du fumier quand je me frayais un passage à travers la foule pour venir ici. Tout notre travail est perdu! On n'entend plus à présent que des chansons et des cris de «Victoire!», «Vive Sten Sture!» et «A mort les Jyllandais!».

- Messire Didrik, dis-je alors, ce qui est arrivé ne peut s'annuler et nul doute que ce ne soit la volonté de Dieu. Mais tant au château qu'en la cité, nombreux sont ceux qui ont bu à vos frais à la santé du roi Christian! Rassemblons-les et tentons un assaut pour notre bonne et juste cause!

- Dieu n'a rien à voir là-dedans! grogna-t-il. C'est le nombre de troupes, les armes et l'adresse des chefs qui déterminent l'issue d'une bataille! Si nous voulons nous en sortir sains et saufs, il ne nous reste pas d'autre solution que la fuite! A vrai dire, Agnès et moi ne courons nul risque mortel car nous sommes étrangers, mais pour vous, c'est différent!

Il s'assit et vida la coupe de sa soeur puis, la bouche appuyée au pommeau de son épée, fixa ses yeux sur moi avec un air de profonde réflexion.

- Oui, tout à fait différent! insista-t-il. Vous connaissez les noms de tous ceux qui ont bu à la santé du roi. La bonne renommée et la réputation de trop de monde se trouvent entre vos mains, Mikaël... Je vais donc être obligé de me séparer de vous!

- Mais... messire Didrik! criai-je, plein d'amère indignation. Me croyez-vous capable de trahir ces secrets pour sauver ma vie? S'il en est ainsi, vous vous trompez complètement et commettez une grave injustice à mon endroit!

- Un homme n'est qu'un homme, répondit-il sentencieusement. On ne peut en ce monde faire confiance à personne si ce n'est à soi-même et encore... avec modération! Ma chère soeur, poursuivit-il, s'adressant à damoiselle Agnès pour l'heure occupée à ranger ses affaires dans son coffre de voyage, ma chère soeur, aie la bonté de passer dans la chambre à côté ou, pour le moins, de détourner le regard. Je me vois dans l'obligation de tuer ce jeune homme dans l'intérêt de notre propre sécurité.

Elle parut surprise, mais vint à moi, me tapota les joues avec tendresse et me donna un baiser sur le front.

Deux grosses larmes brillaient dans ses yeux.

- J'ai de la peine à me séparer de toi dans ces conditions, Mikaël, dit-elle, mais tu dois bien comprendre la sagesse des propos de mon frère.

J'étais si ahuri de cette subite tournure des événements, que j'en suis toujours à me demander s'ils parlaient alors vraiment sérieusement.

- Messire! bégayai-je. Avez-vous l'intention de m'assassiner ainsi de sang-froid? Si vous ne craignez point le Jugement Dernier ni les feux de l'enfer, pensez au moins aux tribunaux civils et ecclésiastiques qui ne manqueront pas de vous condamner!

Il réfléchit un instant mais sa charmante soeur s'empressa de prendre la parole:

- Il me serait facile de remettre du désordre dans mes vêtements, ou même de les déchirer... en fait, je suis fatiguée de cette robe! Tout le monde m'entendrait frapper à la porte et pousser des cris et chacun comprendrait aussitôt que, pour défendre mon honneur, tu as été obligé de tuer ce jeune homme lorsque, sous l'empire du vin, il tentait de m'outrager!

Cette odieuse trahison me parut à tel point incroyable que c'est à peine si je parvins à murmurer «Jésus, Marie!» et que je restai là, à les regarder, comme si je les voyais pour la première fois.

Le visage de messire Didrik, marqué par les brûlures de la poudre, me parut alors celui d'un homme débauché et malfaisant; quant à Agnès, elle n'était plus aussi jeune ni aussi séduisante que lorsque je l'avais contemplée sous l'emprise de Satan: elle avait les cheveux teints, le noir de ses yeux et le carmin de sa bouche faisaient comme de grandes taches sur sa face. Leur monde m'apparut alors pour la première fois dans toute sa nudité et je vieillis, à ce moment, de plusieurs années.

Mais s'ils imaginaient avoir fait avec moi un marché de dupe, je pouvais au moins leur rendre la monnaie de leur pièce! Les écailles qui m'aveuglaient étaient désormais tombées de mes yeux!

Je versai d'une main encore tremblante le reste du vin dans ma coupe, puis dis d'une voix ferme:

- Damoiselle! Damoiseau! Vous me permettrez de boire une dernière fois aux méfaits, mauvaisetés et autres trahisons que vous m'avez si bien enseignés! Pour vous prouver que j'ai été un bon élève, je dois reconnaître que je ne me suis point confié en vous sans quelques réserves. Pas plus que je n'ai une opinion très élevée de la virginité et de l'honneur de damoiselle Agnès, et c'est seulement la vive sympathie que j'éprouve à son égard qui m'empêche de la traiter de vulgaire catin!

Agnès pâlit et ses yeux noisette se mirent à lancer des étincelles.

- Assez de tergiversations, Didrik! cria-t-elle. Fais taire cette bouche sans vergogne! Jamais la vue du sang versé ne m'a fait peur, tu le sais, et mon amour pour toi en sera décuplé!

Mais messire Didrik me regardait fixement avec attention tout en passant distraitement le doigt sur le fil de son poignard.

- Laisse parler le garçon! interrompit-il. Je l'ai rarement entendu tenir propos aussi sensés et, malgré sa jeunesse, il commence à monter dans mon estime. Continuez, Mikaël! Vous devez bien cacher quelque chose dans votre manche pour oser nous parler sur ce ton!

- Puisque je m'y vois forcé, messire, je vous dirai tout avec franchise. Afin d'avoir l'esprit tranquille et parce que je soupçonnais quelque peu vos intentions, j'ai confié à la garde du bon père Pierre de Saint-Olav, un document écrit dans lequel je relate d'une manière détaillée toutes vos activités et dresse une liste de tous ceux qui ont bu à la santé du roi Christian. Le secret de la confession empêche le père d'ouvrir cette lettre, mais s'il m'arrivait quelque malheur, il est autorisé à demander à l'évêque la permission de prendre connaissance de cette déclaration écrite de ma main. Je l'ai faite sans penser à mal, pour sauver ma peau dans le cas où nos plans échoueraient, mais je m'avise à présent que ce manuscrit me servira bien plus que je n'avais pensé!

- Est-ce vrai? demanda-t-il.

Je plantai mon regard droit dans le sien sans sourciller. Parce qu'il jugeait de moi d'après son propre caractère, il se sentait plutôt porté à me croire.

Avec un soupir, il remit alors son arme au fourreau.

- J'espère que vous oublierez ma petite farce, dit-il d'une voix pleine d'aigreur, et que vous voudrez bien me pardonner d'avoir mis votre loyauté à si rude épreuve. Je comprends à présent la raison qui vous poussait à vous montrer si diligent à prendre des notes!... et quand bien même vous mentiriez, je ne veux point courir le risque que vous ayez dit la vérité!

- Ce maudit garçon nous a trahis! s'exclama damoiselle Agnès, des sanglots de rage dans la voix. Et dire qu'à l'instant, il essayait de me séduire! Jamais je n'aurais imaginé pareille duplicité de ta part, Mikaël! Je te croyais innocent et bon, et j'aurais aimé conduire dans les jardins du paradis un coeur si pur et si jeune! Mais je m'avise trop tard que nous avions réchauffé un serpent dans notre sein!

- Couvre ta poitrine et tiens ta langue, catin! rugit messire Didrik. Nous avons une dette de reconnaissance à l'égard de Mikaël, et le moins que nous puissions faire pour lui est de le mettre à sauf à bord d'un navire et de le sortir de ce pays... en attendant le beau jour de triomphe où il pourra y revenir avec honneur! Restons amis, Mikaël, et renouons notre alliance qui, en fin de compte, ne peut vous être que profitable! Pour l'instant, contentez-vous de ces pièces d'or, mes fonds sont en baisse! Je vais essayer de vous conduire en lieu sûr où vous attendrez sur le continent le temps nécessaire avant d'entrer dans quelque université. Je vous promets de faire tout ce qui sera en mon pouvoir pour que le roi Christian vous accorde une bourse d'études... car vous êtes susceptible de le servir utilement et toujours au bénéfice de votre propre pays.

C'était là plus que je n'en espérais, moi qui ne demandais qu'à sauver ma vie! Avant de répondre, je regardai en direction de l'épée et la vis qui reposait tranquillement dans son fourreau.

- Noble seigneur, ma gratitude vous sera éternellement acquise si vous m'aidez pour de vrai à réaliser mes plus ardents désirs. Oublions ces... vétilles et secouons de nos pieds la poussière de la cité tant qu'il en est encore temps.

- Il y a dans le port un bateau de Lübeck, annonça-t-il, et il lèvera l'ancre demain si le temps le permet. J'ai déjà pris un passage pour ma soeur et pour moi, mais quoi de plus naturel que notre fidèle secrétaire nous accompagne? Rendez-vous donc au port au lever du soleil et nous nous retrouverons à bord, si Dieu le veut.

Le ton avec lequel il dit ces derniers mots me parut si plein de piété, que j'en conçus quelques soupçons et enchaînai incontinent:

- Vous m'avez, avec une grande bonté d'âme, proposé de l'or. J'ose vous prier de me le donner sans délai car je me trouverais fort embarrassé si par quelque difficulté imprévue, vous ne pouviez me rejoindre.

Mais j'avais commis une injustice à l'encontre de cet homme, car une fois qu'il avait pris une décision il savait s'y tenir. Il y allait en outre autant de son intérêt que du mien que je ne fisse point piteuse mine en me présentant à bord. Il me remit sans protester cinq ducats du pape, trois guldens du Rhin et une poignée de thalers d'argent, si bien que je me trouvai en un moment plus riche que je ne l'avais jamais été en toute ma vie.

Plein d'enthousiasme, je quittai l'auberge par la porte de derrière et regagnai sans encombre la cabane de dame Pirjo. J'expliquai à ma mère d'adoption que le seigneur Didrik devait quitter Åbo sans délai pour raison d'affaires et qu'il m'avait proposé de m'amener avec lui à bord; que cela me permettrait de suivre des cours dans une université et que je ne savais point encore si je choisirais celle de Rostock, de Prague ou de Paris; je l'assurai que je tenais là la grande chance de ma vie et la priai de préparer mes bagages pour le voyage. Elle ne souleva aucune objection à l'annonce de mes projets et j'eus même le sentiment qu'elle en éprouvait quelque soulagement, ce qui ne laissa point de me surprendre car je ne pensais guère qu'elle fût informée des intrigues de mon maître.

Comme jamais je n'aurais pu quitter ma terre natale la conscience pleine de noirceur, je tenais avant tout à me confesser au père Pierre. Pour éviter la foule excitée par la victoire, je louai une barque et descendis la rivière en ramant jusqu'au monastère. La prière de l'office de none avait déjà pris fin et je rencontrai le père Pierre à la porte; il se préparait à se joindre à la liesse populaire, mais lorsque je lui fis part de mon désir solennel, il m'accompagna sur la colline pour m'écouter en confession.

Il fit maints signes de croix tandis que je parlais et, quand j'eus terminé, prononça ces mots:

- J'avais cru que messire Didrik était un bon garçon, hélas! c'est un véritable voyou! Grâce à la providence, tout a tourné au mieux et l'on dirait que tes espoirs sont en passe de se réaliser. Certes, le chemin qui s'ouvre devant toi est rude et semé d'obstacles plus dangereux que tu n'as l'air de le penser: nombreux sont partis au loin à la recherche de la connaissance qui ne sont jamais revenus! En vérité, tu as agi sans discernement. Tu devrais comprendre que c'est une erreur et une offense envers Dieu d'essayer ainsi de changer radicalement les choses quand c'est dans leur nature même d'aller avec lenteur; nous ignorons tout de ces idées nouvelles qui nous peuvent mener au mal comme au bien... Je ne vois point cependant que tu aies péché contre l'Église et j'ai donc pouvoir de te donner l'absolution... Toutefois, pour que ton âme soit en paix, je te condamne à dire une prière dans tous les lieux saints que tu rencontreras sur ton chemin.

Un sentiment sincère d'absolue contrition envahit mon coeur et je baisai le bord graisseux de son habit, quand tout à coup il me revint en mémoire la leçon que m'avait donnée damoiselle Agnès et que, dans ma hâte, j'avais oublié de mentionner. Et c'était précisément mon péché le plus noir!

Je décrivis de mon mieux au père Pierre tout ce qui s'était passé et il me posa maintes questions afin de jeter le plus de lumière possible sur cet événement.

- Tu as été victime de la séduction, dit-il à la fin en soupirant, et il était difficile d'attendre d'un jeune homme si peu averti que toi qu'il sût résister à si puissante tentation! Peut-être ne l'aurais-je pu moi-même!... Laissons cela néanmoins et parlons à présent de ce que nous devons faire. Il faut que tu ailles sans tarder voir magister Martinus et que tu lui demandes une lettre de recommandation ainsi qu'une note sur ta scolarité. Après vêpres, je me rendrai chez dame Pirjo pour que nous réfléchissions et priions ensemble avant que tu ne franchisses le pas qui décidera du chemin de ta vie tout entière.

Son absolution et le conseil qu'il me donna mirent la paix en mon âme, même si je ressentais quelque appréhension à l'idée de me présenter devant magister Martinus. Mais il me reçut lui aussi avec le sourire, les joues un peu rougies par les libations. Il se montra surpris et heureux à la fois des nouvelles et les jugea suffisamment importantes pour les communiquer à l'évêque en personne. Je pense qu'il n'osait apposer son nom sur une lettre de recommandation sans l'autorisation du prélat, et comme précisément il devait se rendre à l'évêché pour participer à un banquet en l'honneur de la victoire de Sten Sture, il m'invita à l'accompagner pour présenter ma pétition.

Nous passâmes devant la cathédrale et l'hôpital Saint-Orjan où les deux lépreux de la ville nous demandèrent la charité. L'un n'avait plus de nez et le visage de l'autre était recouvert d'une toison argentée. Et je me sentis tout mélancolique à l'idée que plus jamais je ne verrais leurs figures familières.

Les odeurs les plus appétissantes frappèrent nos narines à l'approche de la demeure de l'évêque. Je restai sur le seuil, la toque à la main, tandis que magister Martinus entrait pour s'occuper de mon affaire. Il revint quelques instants plus tard et m'introduisit auprès de l'auguste révérend. L'évêque Arvid Kurk était lui aussi de bonne humeur et ne tarda guère à évoquer ses souvenirs du temps où, jeune étudiant, il vagabondait en chantant sur les routes d'Europe, bien qu'il appartînt à une famille influente et jouît déjà à l'époque des rentes d'un bénéfice. Seul le choix de mon université parut lui donner quelque souci. Magister Martinus proposa celle de Rostock qui, pour être la plus proche, me permettrait de revenir plus facilement si je me heurtais à de trop insurmontables obstacles.

Mais le prélat lui intima l'ordre de se taire et dit:

- En des temps troublés comme les nôtres, je ne puis conseiller aucune des universités allemandes où les fausses doctrines de Wittenberg gagnent chaque jour du terrain; les jeunes esprits n'en peuvent retirer que troubles et préjudices. Non, Mikaël! Si tu en as les moyens, tu dois aller à l'université de Paris, mon université! Celle où moi et tant d'autres qui, par la grâce de Dieu, ont occupé ce siège épiscopal d'Åbo, avons acquis notre savoir!

Nul doute que le sévère prélat ne se fût à nouveau lancé avec délices dans ses souvenirs, si magister Martinus n'eût osé l'interrompre, le priant de rédiger sans plus attendre une lettre de recommandation en ma faveur. Mon bon père craignait, je crois bien, que ses doigts ne fussent plus capables de tenir une plume après le banquet... L'évêque, sans plus de commentaires, se prononça donc pour l'université de Paris et dicta en son propre nom la lettre qui soumettait mon cas à ses doctes professeurs.

- Mikaël, dit-il pour finir, lorsque tu auras trouvé un bon tuteur et qu'il t'aura admis au nombre de ses élèves, tu jouiras de tous les droits et privilèges de l'université. Mais souviens-toi que moult de ceux qui ont emprunté ce chemin n'en sont jamais revenus et que moult qui en revinrent, avaient l'âme et le corps déchirés pour avoir consacré plus de temps aux sept péchés capitaux qu'aux sept arts libéraux! Mais si tu te conduis comme il se doit, si tu reçois en temps voulu le titre de bachelier, je penserai sérieusement à ce que je peux faire pour toi. Que ton premier examen soit donc la pierre de touche de ta valeur!

L'angoisse cependant étouffait mon coeur à l'idée de ce que ce bon évêque et mon tuteur Martinus diraient lorsqu'ils apprendraient mes activités pour la cause jyllandaise, ce qui ne saurait tarder, je n'en pouvais douter. Ému aux larmes par cette terrible inquiétude, je le remerciai d'une humble voix pleine d'ardeur contenue, et mon cher maître Martinus se mit lui aussi à pleurer.

Le révérend Arvid, lui-même gagné par l'émotion, dit en guise de conclusion:

- Je t'autorise, mon pauvre garçon, à te servir de mon nom quand des obstacles surgiront sur ta route, ou bien si la maladie venait à te terrasser, car je puis dire, sans me vanter, que je fus le plus valeureux des étudiants de Finlande à l'université de Paris. Je suis bien sûr que la mention de mon nom te vaudra toujours un repas ou une coupe de vin à «la fête de Saint-Jean» ou à «la toge du Maître» même s'ils ne m'ont point revu depuis près de trente ans! Mais, pour te donner une preuve plus tangible de mon intérêt, permets-moi d'ajouter cette petite somme à ton pécule...

Tout en parlant, il fouillait dans une bourse bien garnie pendue à sa ceinture, et me tendit trois guldens de Lübeck, dont un d'ailleurs ne faisait point le poids légal. Dans le même élan, magister Martinus me fit cadeau de trois monnaies d'argent. Les derniers vestiges de mon orgueil furent alors submergés par les remords les plus amers et il ne resta plus dans mon coeur que de bonnes résolutions.

Un grave silence régnait dans la cabane de dame Pirjo. La table débordait de victuailles, assez, je pense, pour régaler la ville entière! Ma mère d'adoption avait rempli un grand sac de toutes sortes de provisions de bouche et rangé mes vêtements, avec une pile de linge sur laquelle trônait mon vieux livre en loques Ars Moriendi, dans un coffre tout cabossé dont venait de me faire présent maître Laurentius. Ce dernier était assis, les coudes sur les genoux, dans un coin de la pièce. Je le remerciai de son présent tout en frémissant dans mon for intérieur à la pensée de ce qu'il avait bien pu transporter dans ce coffre au cours de ses pérégrinations... Dans un autre coin, je vis Antti, le menton appuyé sur la paume de sa main; je crus qu'il était triste à cause de mon départ mais découvris plus tard qu'il avait d'autres sujets de préoccupation.

Le père Pierre arriva après vêpres. Il avait emprunté le sceau du père prieur et écrit au nom du monastère une recommandation à l'intention de toutes les communautés de frères afin qu'elles m'offrent le gîte et le couvert d'un soir durant mon voyage sur le chemin de Paris.

- J'ai signé de mon nom pour que l'on ne croie point que cette lettre est un faux; j'imagine que nul ne se souviendra du nom du prieur d'une communauté petite et reculée comme la nôtre! Quoi qu'il en soit, ce document t'économisera bien des dépenses et tu peux le présenter à n'importe quelle maison de religieux sans te soucier de l'ordre auquel elle appartient; Dieu ne regarde point si ses brebis sont noires, grises ou brunes, ni si toi-même n'es qu'un séculier!

Je n'ai plus grand-chose à raconter sur cette triste soirée. Nous avons tous versé des larmes et dame Pirjo m'a doucement caressé la tête. Elle avait mis un paquet de médicaments dans mon coffre: une jolie boite peinte en rouge et vert, qui contenait ses meilleurs remèdes contre fièvre, paludisme, toux et saignements, sans oublier la graisse d'ours, de lièvre, ni la thériaque de grand prix.


A propos d'une petite corne remplie à ras bord d'un liquide à l'odeur pénétrante, elle me glissa à l'oreille:

- Je ne sais si j'ai bien ou mal agi mais les hommes sont les hommes, et j'ai mis dans cette corne le philtre le plus puissant que je connaisse: quelques gouttes dans du vin ou de l'hydromel suffisent à émouvoir la femme la plus vertueuse du monde.

Après force conseils et mises en garde elle me donna cinq grandes pièces d'argent, qu'elle me recommanda vivement de changer pour des monnaies d'or dans une des banques sérieuses de Lübeck en faisant bien attention de ne point accepter de pièce rognée, dont les changeurs ont la spécialité. Je n'éprouve nulle honte à avouer que toute cette bonté qui m'entourait, moi si indigne, me rendait comme une chiffe molle. L'office nocturne nous trouva encore en prières et l'heure des laudes surprit le père Pierre et maître Laurentius sommeillant tous deux sur la couche de dame Pirjo. Antti, quant à lui, avait disparu. Et lorsque parut la première lueur de cette pâle aurore automnale, nous étions déjà en route: le père Pierre et maître Laurentius titubaient sous le poids du coffre qu'ils transportaient tous deux le long de la rive, dame Pirjo s'était chargée de mon paquet et moi du grand sac à provisions. Le ciel commençait à se teinter de pourpre vers l'Orient quand ils m'aidèrent, avec maintes bénédictions, à me hisser sur la chaloupe du navire; puis, du haut du pont, je réussis encore à distinguer leurs silhouettes qui agitaient les mains en signe d'adieu. Et je contemplai également la haute tour de la cathédrale toute droite dressée au milieu des maisons basses, des potagers de choux aux reflets bleutés et des longues files de piquets des champs de houblon dégringolant la colline. Le grand bateau descendit en glissant le cours de la rivière et, lorsque nous eûmes dépassé les sombres murailles de la forteresse, je murmurai une prière et fis en mon coeur mes adieux à ma vie écoulée. Puis, relevant la tête, je fis face à mon nouveau destin, face à l'inconnu.

LIVRE III


LA DOCTE UNIVERSITÉ






Mes compagnons de voyage avaient réservé sur le pont à la poupe du bateau une cabine, tandis que je devais me débrouiller par mes propres moyens. Messire Didrik me conseilla de faire amitié avec l'officier en second, un homme originaire de Lübeck, qui me permit de m'installer dans une petite dépense derrière la cuisine; j'évitais de la sorte de dormir sur le gaillard d'avant en compagnie des marins, s'ils avaient pu me faire une place parmi eux. A vrai dire, peu m'importait de dormir ici où là! A peine étions-nous entrés dans les eaux de l'archipel et roulions-nous sur les profondes vagues de jade, que le vent frais de la mer emporta dans un souffle la totalité de mes inquiétudes et je fus alors pénétré d'un sentiment de joie et de courage qui envahit mon coeur.

Grande fut ma surprise cependant à repérer soudain mon ami Antti Karlsson lui-même, qui quittait furtivement un des innombrables recoins du navire tout en jetant des regards hébétés autour de lui et en grattant sa tignasse emmêlée.

- Jésus, Marie! m'écriai-je. Que fais-tu ici? T'es-tu caché à bord pour cuver ton vin? Vite! Saute et nage jusques à la côte tant que nous n'avons pas encore quitté les îles!

- Je suis officiellement à bord, ne t'inquiète pas, et engagé comme assistant du contremaître pour payer mon passage! répondit-il. Oui, j'ai remercié mon patron du peu qu'il m'a enseigné de son honorable office et lui ai donné ma parole de le récompenser de ses efforts. J'ai également recommandé à la protection de Dieu mes compagnons d'apprentissage qui en ont un sérieux besoin, et leur ai défendu de dire du mal de moi pendant mon absence! Sans doute aurais-je dû les inviter à boire pour fêter mon départ, mais il était trop tard et la cervoise de dame Pirjo m'était montée à la tête. Le temps est venu pour moi de courir le monde et de parfaire mes connaissances dans mon métier, le plus important de tous! C'est pourquoi je pars avec toi, je quitte sans regrets superflus ma terre natale, qui m'a offert plus de famine que de pain et plus d'insultes que de places choisies au coin du feu!

- Antti, tu es fou! Retourne sans tarder! Tu peux encore obtenir le pardon si tu le demandes avec l'humilité nécessaire!

- Je ne veux point recevoir une balle dans la poitrine! répliqua-t-il, l'air résolu. Mes affaires ont mal tourné et le diable a ensorcelé le tenancier des Trois Couronnes. Il a maintenant soif de mon sang et reste aux aguets derrière son bar, un pistolet chargé dans la main, tout prêt à tirer sur moi!

- Mais pour quelle raison? demandai-je avec étonnement. Je vous croyais les meilleurs amis du monde! La maîtresse de maison te caressait les joues chaque fois qu'elle te voyait et te réservait toujours les restes de ses clients!

- Mikaël, dit Antti, ses honnêtes yeux gris posés gravement sur les miens, si tu tiens à la vie, ne permets jamais à une femme de te caresser les joues car rien de bon n'en peut venir! J'ai commencé en toute innocence à être ami avec l'hôtesse des Trois Couronnes, ou plutôt c'est elle qui a recherché mon amitié à partir du moment où je l'ai sauvée des voleurs. Et je n'y ai vu aucun mal jusqu'à ce que, telle la femme de Putiphar, elle m'invitât à partager sa couche pendant que son époux était occupé ailleurs.

- Antti! L'adultère est un horrible péché! Je n'aurais jamais imaginé pareille faiblesse de ta part!

- Comment pouvais-je le deviner? rétorqua-t-il d'un air offensé. Je suis un garçon obéissant qui fait ce qu'on lui demande! Malheureusement, le patron m'a surpris quand j'étais en train d'obéir aux ordres de sa femme et je n'ai point eu d'autre ressource que de le fourrer dans la huche d'où je l'avais sorti en une autre occasion, mais il menait si grand tapage là-dedans que j'ai dû placer une barrique de viande salée par-dessus le couvercle! Cela l'a rendu encore plus enragé et dès qu'il a pu se dégager, il est allé se faire prêter un fusil par le Conseil «pour empêcher les étrangers de labourer et ensemencer sa terre», selon sa propre expression. Si bien que j'ai été obligé de m'enfuir! Son épouse, des larmes plein les yeux, m'a donné une bourse bien remplie pour que je ne crève pas de faim durant la traversée. A terre, un homme peut toujours gagner sa vie!

Je ne lui adressai plus aucun reproche, «ce qui est fait est fait», et le plus sage était de penser à l'avenir. Mais je ne laissais point de m'émerveiller en constatant comment nos deux vies s'attachaient l'une à l'autre. Le même jour, peut-être à la même heure, Antti avait frôlé la mort tout comme moi lorsque je me trouvais à la pointe de l'épée de messire Didrik. Tout tendait à nous persuader qu'il entrait dans les desseins du Créateur de nous faire naviguer de conserve, et une poignée de main scella notre entente. Mais aucun de nous deux n'eût pu dire combien de temps ni avec quelle force ce pacte nous unirait...


Sur ce voyage, qui dura trois semaines, je dirai seulement que nous essuyâmes deux tempêtes, qualifiées par les marins de «grains sans importance», et que, si nous croisâmes d'autres navires, nous ne rencontrâmes point de pirates, si nombreux disait-on, entre Gotland et Osel. Nous jetâmes donc l'ancre à la date prévue dans le port de Lübeck.

Messire Didrik, à nouveau bien disposé à mon égard, tenta de me persuader de l'accompagner à Copenhague, réitérant ses belles promesses d'honneurs, richesses et autres faveurs royales. Mais j'avais déjà été échaudé et la vie précaire d'un aventurier manquait de charme à mes yeux, d'autant qu'à présent s'ouvraient à ceux de mon esprit les portes de la connaissance. Je lui rendis grâce cependant, et lui fis mes adieux. Il promit de se souvenir de moi quand les temps seraient plus propices.

Inquiet pour mes bagages, je demandai à un groupe de marchands la permission de me joindre à eux, et, en échange de quelque argent, ils acceptèrent de charger mon coffre et mon sac à provisions sur leurs charrettes. Je m'avisai un ou deux jours plus tard que, transportant des marchandises de valeur, ils auraient tout aussi bien accepté de prendre mes biens gratuitement car ils souhaitaient, par souci de sécurité, voyager avec le plus grand nombre d'hommes possible. Mais il était trop tard pour rattraper ma maladresse!

Nous laissâmes bientôt Hambourg derrière nous, poursuivant notre chemin à travers les champs dorés et les nombreuses rivières de cette région. Chaque jour le soleil d'automne nous souriait plus chaudement et je n'en finissais point d'admirer la fertilité du sol, la richesse et le nombre des cités allemandes. Il ne se passait guère d'étape sans que nous eussions l'occasion de voir sur notre route quelque gibet dressé sur son monticule, comme pour nous avertir de la proximité d'une cité populeuse et respectueuse des lois.

Le mauvais temps nous contraignit à demeurer plusieurs jours à Cologne, grande ville au bord du Rhin, le fleuve au cours majestueux. Je bénis cette halte qui me permit à la fois de me reposer et de gagner cent jours d'indulgence en priant dans la cathédrale. J'avais déjà, en compagnie d'Antti, visité maintes églises et cathédrales, mais la vue de ce magnifique édifice nous coupa le souffle. On avait vraiment le sentiment d'être un ver de terre, quand on levait les yeux vers les vertigineuses hauteurs des flèches couronnées de nuages au-dessus de nous. Je suis sûr qu'Åbo dans sa totalité eût contenu sous ces voûtes! Rarement, pour ne point dire jamais, j'avais ressenti la majesté de Dieu d'aussi près que dans cette grandiose cathédrale et je ne m'étonnai guère que malades, aveugles ou infirmes aient recouvré la santé après avoir élevé leur prière en ces lieux. On avait du mal à croire que des hommes l'avaient pu construire!

A Cologne, je confiai mon coffre à un marchand qui se rendait à Paris par une route plus longue que celle que nous allions emprunter et, comme l'automne tirait déjà à sa fin, Antti et moi nous nous remîmes en marche tout seuls, à la grâce de Dieu! Nous arrivâmes en Bourgogne, puis en France, et bientôt commencèrent les difficultés de langage. Heureusement, partout, dans les villes et villages, nous croisions des clercs ou des frères, pleins de la crainte de Dieu, auxquels je m'adressais en latin, et qui nous indiquaient volontiers notre chemin. La nécessité nous fut un bon maître: j'ai toujours eu une certaine oreille pour les langues et, bien qu'au début le français m'ait paru quelque peu déroutant, je m'aperçus très vite qu'il était issu du latin.

Nous traversions de somptueuses forêts de hêtres et dans ces jours délicieux d'automne le soleil brillait parfois à travers une brume qui s'étendait tel un voile de rêve sur tout le paysage. A la Toussaint, nous arrivâmes enfin sur la colline de Montmartre avec à nos pieds les toits de la cité de Paris que la Seine enserrait dans ses bras d'eau verte. Nous tombâmes à genoux pour rendre grâce à Dieu de nous avoir conduits sains et saufs au terme de notre si long voyage. Puis, de toute la vitesse de nos jambes, nous dévalâmes la colline. Je comprenais alors les sentiments que Moïse devait éprouver quand, du sommet de la montagne, il aperçut la Terre promise!

Mais nous nous étions trop empressés de rendre grâce, car notre destin fut bien près de ressembler à celui de Moïse qui n'entra jamais dans Canaan! Une bande de mendiants et de voleurs, embusqués derrière les marronniers du bord du chemin, surgirent de leur cachette et se jetèrent sur nous à coups de gourdins, de pierres et de couteaux. Nul doute qu'ils nous eussent assassinés sans sourciller, dépouillés de tout puis cachés dans le bois une fois dévêtus, là où personne ne nous eût pu trouver, si Antti, avec sa gigantesque force, ne les eût forcés à fuir après leur avoir administré quelques coups de son bâton. Ils disparurent prestement, en braillant et hurlant, sans doute persuadés de s'être attaqués au diable en personne!

Mais moi, je restai étendu sur le chemin, sans pouvoir me relever, blessé à la tête par une pierre. Antti, pour la seconde fois, venait de me sauver la vie.

J'étais assommé à tel point que, si je ne souffrais de nulle part en particulier, je n'entendais plus que carillons de cloches et chants angéliques, ce qui prouve sans conteste combien j'étais près des portes du paradis. Je repris la marche en titubant, appuyé sur mon ami qui dut même me porter dans ses bras robustes une partie du chemin.

Les hommes de la garde nous arrêtèrent aux portes de la ville et refusèrent de nous laisser entrer en voyant ma blessure et ma tête ensanglantée. Je ne pouvais être, pour leurs esprits bornés, qu'un bandit de grand chemin. Je leur racontai mon histoire à plusieurs reprises, essayai en vain de les apitoyer, mais ils auraient fini par nous enfermer si un vieux moine déchaussé n'était venu à notre aide; en effet, quand cet homme eut pris connaissance de mes documents, il répondit devant la garde de ma bonne foi et de ma conduite. Puis, avec la plus grande amabilité, il nous fit traverser l'île et gagner l'autre rive du fleuve où se trouve le quartier des universités, et nous indiqua sur le bord de la Seine une auberge modeste où passer la nuit.

La souillon qui tenait l'auberge semblait avoir l'habitude des têtes cassées. Elle apporta, avant même que nous en fissions la demande, eau chaude et chiffons et, sur ma prière, chercha dans les coins toiles d'araignées et moisissures pour les appliquer sur la plaie. Je me sentis nettement mieux après avoir bu une coupe de vin; mes idées se remirent en place, même si le chant des anges dans mes oreilles ne cessa qu'au bout de quelques jours.

Cette brave femme, à force de nourrir et soigner des étudiants, savait tout ce qu'il convenait que je fasse pour entrer à l'université et me fut d'un grand secours. Je devais avant toute chose choisir un «tuteur» pour, en temps utile, et après avoir assisté aux controverses dialectiques débattues dans son école, obtenir le premier titre académique. Seul l'étudiant parrainé par un tuteur jouissait des privilèges universitaires.

Tous ceux qui étaient nés au-delà des frontières de la France avaient pour patrie l'Allemagne ou Germanie, et je devais donc choisir un maître anglais ou germain à défaut d'un danois ou suédois. Les tuteurs, pour leur part, avaient déjà obtenu le titre de magister; selon les statuts, ils devaient durant deux années enseigner gratuitement à la faculté des Arts tout en poursuivant leurs propres études dans l'une ou l'autre des trois facultés supérieures. Toutefois, jamais de sa vie, la tenancière n'avait entendu parler de sauvages païens tels que Suédois ou Danois!

- D'ailleurs, ajouta-t-elle, la mine sombre, plus les étudiants sont éloignés de chez eux, plus ils boivent et se conduisent mal! Si tu viens vraiment d'aussi loin que tu le prétends, cela ne m'étonne guère que l'on t'ait cassé la tête avant d'arriver. Un pauvre mortel doit supporter les épreuves que Dieu lui envoie... Et les étudiants, Dieu seul le sait, n'en sont pas exempts, loin de là! Ces garçons aux cheveux blonds qui nous arrivent de contrées lointaines sont froids au-dehors mais chauds à l'intérieur comme tous les habitants des pays froids, et voilà pourquoi ils ont besoin de boire plus que ceux à la peau brune.

Exemple de philosophie naturelle que même une créature à l'esprit simple pouvait apprendre au quartier Latin!

- Ma brave femme, dis-je, un peu vexé, seules de nobles ambitions, unies à l'amour de la connaissance, m'ont incité à venir suivre les cours de cette reine des universités! Aussi ne boirai-je que de l'eau et ne mangerai-je que du pain dur jusqu'à ce que j'aie atteint le seuil des plus hauts titres de mon alma mater. Pour ne rien vous cacher, je n'ai point de fortune mais suis courtois et de bonne compagnie, quoi que vous en pensiez!

A ces mots, la maritorne poussa un profond soupir et se désintéressa totalement de mon cas; certes, elle nous servit quelque chose à manger et nous procura un peu de paille pour dormir, mais ne nous prêta, dès lors, pas plus d'attention qu'à deux rats dans un coin.

J'avais dans l'idée de me mettre en quête d'un tuteur dès le lendemain matin, car les vacances étaient terminées et les cours commencés depuis fort longtemps, mais Antti m'en dissuada.

- Frère Mikaël, dit-il, le Seigneur a créé le temps et non pas la précipitation! Enfin... si j'ai bien compris ce que prêchaient les dominicains. Il ne serait guère convenable d'aller te présenter devant ton docte tuteur avec un oeil au beurre noir et la tête bandée: il pourrait se faire une fausse idée de ton caractère!

Je m'étais muni d'une poignée de deniers dans la maison d'un changeur, près du pont, mais ne tardai point à me rendre compte que la vie dans cette cité agitée revenait bien plus cher que dans mon pauvre pays natal; si je continuais à vivre à l'auberge, un denier par jour ne suffirait pas à payer un seul misérable repas et un tas de paille avec les autres locataires de la chambre. Je partis à la recherche d'un collège suédois ou danois, mais personne ne fut capable de m'en indiquer un. Seul un vénérable mendiant à la barbe grise se souvint d'avoir entendu parler d'une telle institution qui avait existé une centaine d'années auparavant. On n'avait guère vu d'étudiants danois depuis fort longtemps car, me dit-il, il leur était interdit de suivre des cours hors de leurs frontières depuis la création de l'université de Copenhague. Ce vieillard, tout à fait respectable et avisé, fut la seule personne à me donner des conseils sensés durant ces premiers jours. Il parlait un latin correct et me confia qu'il exerçait son métier depuis plus de cinquante ans près du pont de la cathédrale.

Un étudiant ivrogne condescendit à m'adresser la parole quand, malgré la modestie de mes moyens, je lui offris une coupe de vin; à vrai dire, il se borna à m'enseigner un poème en français qui, par le jeu de rimes astucieuses, citait un grand nombre de rues de Paris. Ma connaissance encore fort succincte de la langue ne me permit guère de comprendre ce poème que pourtant, pour lui plaire, j'appris par coeur. Il m'en coûta une nuit et deux deniers et demi! Ce ne fut que bien plus tard que je découvris avec indignation le contenu de cette oeuvre: en quarante-huit vers, il n'y était question que des rues mal famées! Cette sorte d'aventure constitue, pour ainsi dire, le tribut que tout étudiant novice se doit d'acquitter en arrivant dans le quartier!

A force de déambuler dans les rues, j'acquis une notion approximative du quartier Latin, de ses bâtiments universitaires et de ses nombreuses églises et monastères. Il y avait une population d'environ six mille étudiants, soit le double de celle d'Åbo. Divers pays et plusieurs pieuses fondations possédaient au moins une trentaine de collèges, qui ne pouvaient cependant accueillir qu'une faible partie d'étudiants. Les cours avaient commencé la veille de la Saint-Denis, nous approchions de Noël, il était donc inutile de chercher à me faire admettre dans aucun d'entre eux.

Lorsque l'excitation de mon arrivée se fut un peu calmée, je commençai à me sentir véritablement mal à l'aise de n'en être encore qu'aux prémices de mes études. Par chance, ma blessure à la tête fut guérie en peu de jours si bien que je pus ôter la bande et soigner mon apparence. Le brave marchand de Cologne arriva sur ces entrefaites avec mon coffre de voyage. Après m'être paré de mes plus beaux vêtements, je sollicitai hardiment une entrevue avec le trésorier de la nation allemande, afin d'obtenir quelques conseils éclairés pour mener à bien mes études. Le jeune maître commença par m'adresser de sévères remontrances pour avoir déjà perdu la moitié de l'année; toutefois, après avoir lu la lettre de recommandation de l'évêque Arvid, il reconnut que mon voyage avait été long et périlleux. La lettre, et mon aspect soigné, avaient dû l'amener à supposer que j'étais un jeune homme fortuné car il me demanda incontinent si j'avais l'intention de payer mon tuteur. Certes, me dit-il, tout l'enseignement était en principe gratuit, mais les professeurs, qui n'étaient point rétribués par la faculté des Arts, consacreraient à l'évidence plus d'attention à des élèves qui leur auraient fait quelques présents.

Comme il venait lui-même du pays de Hollande, il pouvait sans attendre m'indiquer un tuteur hollandais, un certain magister Pieter Monk, qui n'avait pour l'heure qu'un nombre réduit de disciples et pourrait par conséquent me faire progresser exceptionnellement vite en vue des examens. Puis il me donna l'adresse du magister, qui vivait rue de la Harpe, en même temps que sa bénédiction.

Heureusement que j'avais reçu des instructions précises, car à peine l'avais-je quitté que deux hommes, arborant la toque de magister sur la tête et suivis d'une foule d'étudiants, se précipitèrent sur moi dans l'antichambre, et se mirent à vanter à haute voix leurs mérites respectifs et ceux de leurs professeurs. Lorsque je leur dis que je cherchais Pieter Monk, ils se récrièrent contre lui d'une seule voix, l'accusant des pires défauts (c'était un ivrogne, un glouton et même un hérétique!), si bien que j'en vins à être ébranlé dans mon désir de le rencontrer. Mais en fin de compte, la parole du trésorier allemand me parut plus digne de confiance que celle de ces racoleurs pleins de suffisance.

La rue de la Harpe, près du fleuve, se situait non loin de l'auberge où je logeais encore et où je m'empressai de me rendre pour changer de vêtements. Je remis mon modeste costume de voyage, gardant seulement mes belles bottes, car je ne voulais point que le professeur se fît une fausse idée de mes ressources. Il vivait dans une maison étroite à plusieurs étages; le propriétaire, graveur de cachets de son état, me fit monter jusques au dernier et m'indiqua une pièce exiguë et froide où je trouvai enfin le docte maître en train d'écrire sur une table bancale. C'était un homme jeune, pâle, et à l'air famélique; il portait, plus pour se réchauffer, je pense, que par souci de sa dignité, sa toque et la totalité de sa garde-robe.

Il posa sur moi ses yeux fatigués et me considéra avec attention. Pénétré de respect, je lui exposai avec franchise le but de ma visite, en mettant l'accent sur ma soif de connaissances et mes faibles ressources, et lui promis, s'il consentait à me prendre comme élève, de le servir avec constance et obéissance.

- Nous vivons des temps difficiles, Mikaël, répondit-il, et la reine des Sciences s'est convertie en une marâtre perverse qui donne souvent à ses enfants des pierres en guise de pain! J'ai seulement vingt-cinq ans mais j'en ai déjà mâché jusques à m'en user les dents! Pour être franc avec toi, je dois dire que je n'ai reçu ma licence d'enseignement, ou licencia docendi, que l'an passé. «Hier, bachelier, aujourd'hui magister, demain docteur!» nous enseigne le proverbe, pourtant chacun de ces jours est long comme des années et sans cesse rempli d'angoisses, de luttes et de batailles spirituelles. On gèle en hiver tandis qu'en été l'on respire l'infecte puanteur qui envahit les rues. Mauvaise nourriture et oeufs pourris sont l'apanage de l'étude, et l'élève assidu reçoit pour seule récompense de son assiduité des dents gâtées et un estomac délabré pour le reste de ses jours... Mais je vois bien à ton regard brillant que tu brûles du désir de t'instruire et que ni peine, ni nuits sans sommeil, ni jours d'angoisse ne te feront reculer. Je t'ai donc donné là les seuls avertissements que je te donnerai jamais. De mon côté, je ferai de mon mieux pour t'aider dans tes études, dans la mesure de mes moyens.

Puis il me soumit à un interrogatoire portant sur des questions précises. Au bout d'une heure, j'avais le sentiment d'être retourné comme un gant et qu'il savait de mon instruction plus que moi-même.

- Mikaël, mon fils, dit-il en hochant la tête, tu apprends rapidement et tu possèdes une solide connaissance de la logique aristotélicienne. Toutefois, ton vocabulaire est dépassé et ton savoir plus adapté à un homme d'Église qu'à un universitaire. On voit que tu n'as jamais eu l'occasion de lire des oeuvres modernes ni de commentaires. Mais si tu assistes régulièrement à mes cours du matin et viens écouter chaque semaine les disputes dialectiques, peut-être pourrons-nous avancer suffisamment cette année pour que tu sois à même de choisir la thèse que tu auras à soutenir dans les discussions avec mes autres élèves. Je suis convaincu qu'après une année de travail acharné tu pourras te risquer à te présenter devant les examinateurs pour obtenir le titre de bachelier. C'est tout ce que je peux te promettre, bien que mon propre avancement dépende du tien puisque, tu le sais, l'on juge un maître à ses élèves.

Il m'invita à me présenter dès le lendemain matin après la messe à l'église de Saint-Julien-le-Pauvre.

- Mikaël, ajouta-t-il d'une voix hésitante, normalement, un élève doit faire à son maître un cadeau selon ses moyens financiers. Loin de moi l'intention de te dépouiller mais, à vrai dire, je ne pourrai manger aujourd'hui tant que l'imprimeur ne m'aura point payé ces épreuves que je corrige en ce moment, et ta visite m'a interrompu dans mon travail.

Il me montra le manuscrit et les feuilles encore humides de l'encre d'imprimerie. Il s'agissait d'un pamphlet écrit par un érudit hongrois; ce dernier peignait le terrifiant tableau des dangers qui menaçaient la Chrétienté depuis que le cruel et sanguinaire Sélim, sultan de Turquie, avait l'an passé conquis l'Égypte et placé sous sa coupe toutes les routes commerciales en direction de l'Inde. Sélim, dominant l'Orient, se trouvait à présent en mesure de rassembler ses forces pour détruire la Chrétienté. Le maître Monk se mit à me raconter d'un air gêné le contenu du manuscrit, sans doute pour me laisser le temps de réfléchir à la somme que je pensais pouvoir lui offrir.

Je ne prêtais guère attention à ses explications, car rude était la bataille qui se livrait à l'intérieur de moi-même; mais je finis par lui donner une de mes rares pièces d'or, un gulden du Rhin de poids légal.

- Maître Pieter, mon cher tuteur, lui dis-je avec loyauté, prenez cette monnaie tant qu'il me reste quelque argent. C'est certainement l'usage le plus sage que j'en puisse faire. Si Dieu le veut, elle me rapportera un bon intérêt! A mon tour à présent de vous adresser une prière: vous qui avez souffert de la pauvreté, pourriez-vous m'indiquer où manger et me loger à moindres frais et me prêter de temps en temps l'un de vos livres? Je souffre plus en vérité de ma soif de lecture que de la faim de mon corps! Je vous promets d'y veiller comme à la prunelle de mes yeux!

Le maître devint écarlate et refusa à plusieurs reprises mon gulden avant de l'accepter. J'étais, pour ma part, de plus en plus convaincu d'avoir trouvé en lui le meilleur et le plus honnête de tous les tuteurs parmi les rapaces académiques qui se jettent sur les étudiants comme sur des proies. Il me promit de me prêter ses livres chaque fois que je le désirerais, et me proposa même de venir les lire dans sa chambre si je ne trouvais point d'autre endroit tranquille. Il me sembla comprendre qu'à la différence des professeurs plus âgés, il ne possédait point de local spécial pour donner ses cours et que plusieurs de ses élèves vivaient dans la même maison: le graveur de cachets louait en effet des chambres aux étudiants et le maître aimait à les avoir rassemblés ainsi près de lui.

- Dans sa jeunesse, l'homme se contente de peu et est prêt à renoncer à tout! Mais il y a une limite à ce renoncement, une limite qu'il ne faut pas dépasser sous peine de nuire à sa santé. Nombreux sont les savants qui doivent payer les privations et les difficultés du temps de leur jeunesse par une vie de souffrances permanentes et une mort prématurée. L'hiver approche, Mikaël, tu dois donc manger au moins une fois par jour un plat de soupe chaude. J'espère que deux ou trois de mes élèves accepteront de partager leur chambre avec toi, cela diminuera le loyer d'une part et augmentera la chaleur d'autre part! En temps d'hiver, mieux vaut toujours, tu verras, dormir à plusieurs dans une chambre. Tu dois également toujours surveiller ta santé, mais si tu te trouves à toute extrémité et que ton argent s'envole avant le temps prévu, nous dénicherons toujours un moyen de te venir en aide. Je prends sur moi, désormais, la responsabilité de ton bien-être.


Alors commença l'une des périodes les plus heureuses de ma vie. J'étais encore jeune avec un coeur encore pur et j'avais déjà reçu un sérieux avertissement contre la tentation du monde. Le royaume sans limites du savoir s'ouvrait devant moi et je pouvais, en qualité d'étudiant libre, franchir maintes portes que bien peu auraient seulement pu entrouvrir. J'étais ivre à l'idée que l'esprit de l'homme ne connaissait nul obstacle et que rien n'était supérieur au savoir. Je partageais même pauvreté, jeunesse et enthousiasme avec mes compagnons, et le soir, au cours de nos interminables discussions, quand notre intelligence s'ouvrait, que s'aiguisait notre raisonnement, nous étions tous pénétrés du sentiment que notre esprit volait bien au-delà des frontières étroites de nos foyers respectifs pour entrer dans la grande confrérie d'une langue et d'une culture communes et internationales

Il se peut que j'aie souffert du froid et de la faim au cours de cet hiver-là, mais je n'en garde nul souvenir, seul celui du plaisir de l'étude est resté inscrit en ma mémoire. Peut-être m'est-il arrivé d'avaler des morceaux durs comme pierre parmi les vérités dispensées par l'enseignement, heureusement j'avais l'estomac solide de la jeunesse et ignorais le sens du mot «doute».

On eût dit une volée de moineaux désemparés lorsque, tous assemblés sur le parvis, avec bien souvent dans le ventre à peine une gorgée de vin et un croûton de pain dans le meilleur des cas, nous attendions notre professeur pour partir en quête d'une chambre disponible. Certes, les tuteurs les plus anciens et les plus célèbres de la faculté des Arts comptaient des centaines d'auditeurs alors que nous n'étions qu'une vingtaine, mais c'est nous qui en fin de compte y gagnâmes, car notre cher maître hollandais devint peu à peu notre ami.

Nous étions originaires des différents pays d'une Europe turbulente et déchirée; tels des papillons par la lumière, nous avions été attirés par l'école la plus illustre de tous les temps. La noble Théologie, magnifique résultat de longs siècles d'évolution, y régnait en souveraine sur les autres sciences: nul problème, qu'il fût divin ou humain, ne restait hors de sa portée, et elle offrait des réponses approfondies, fondées sur le précédent ou la tradition, à toute question soulevée par l'esprit humain, dans les limites de l'approbation de l'Église. Seul un maître accompli, déjà parfait en philosophie profane, pouvait prétendre à l'étude de la divinité, et il nous restait encore à attendre cinq ou six longues années. Comme je le dirai plus tard, je n'ai point atteint ces hauteurs mais je me rends compte que, jamais auparavant, la pensée de l'homme n'avait élaboré (et peut-être ne saura-t-elle plus jamais le faire) une structure intellectuelle aussi complexe et admirable que la théologie de mon temps, à son apogée avant la grande dissolution.

La jeunesse est avide et dévore sans discrimination toute connaissance qui se présente à elle. Ainsi profitai-je sans limites de la permission que le professeur Monk m'avait accordée de consulter sa bibliothèque. Il me prêta deux ouvrages de son compatriote Erasmus de Rotterdam, lectures stimulantes, me dit-il, à faire en dehors de mes études; Le premier avait pour titre Moriae Encomium ou «Éloge de la folie», et le second Colloquies, ou «Colloques» ce dernier ne semblait être qu'un livre inoffensif à l'usage des latinistes. Je dévorai en quelques soirées ces deux ouvrages écrits dans un pur style latin et sentis ma tête près d'éclater devant le tourbillon de pensées qu'ils suscitèrent en moi; je restai à lire à la lueur de ma lampe à huile de colza jusques à une heure avancée de la nuit.

Jamais en vérité une lecture ne m'avait troublé à ce point! L'ironie grinçante qui se dégageait de l'exposé de l'auteur fit en mon esprit l'effet d'un poison et éveilla des doutes en mon coeur. Parce qu'en faisant l'éloge de la folie, le docte humaniste contestait toute proposition établie et démontrait d'une manière convaincante que la sagesse et le savoir des hommes ne sont rien que fantômes, de froids et terrifiants fantômes! La folie seule, à dose convenable, donnait substance et saveur aux actions et aux luttes menées par l'humanité fou pouvait, d'après lui, trouver le bonheur dans ses désirs ou ses faits et gestes, ce qu'il établissait à l'évidence avec une pénétrante acuité. C'est lui qui m'apprit à discerner, dans ma propre vie ainsi que dans les circonstances les plus solennelles, les grimaces de dame Folie.

Mais les «Colloques», tout frais sortis de l'imprimerie, étaient encore bien pis! Au cours de conversations imaginaires, l'auteur n'hésitait point à mettre en doute l'efficacité des sacrements sous le prétexte qu'ils ne changeaient en rien la vie ni ne lui apportaient d'amélioration. Il allait jusques à affirmer que l'âme trouvait une nourriture plus substantielle et plus de réconfort dans la lecture de quelques lignes du païen Cicéron que dans les doctrines de tous les scolastiques réunis! Parce que, prétendait-il, une pensée claire peut s'énoncer clairement.

A la fin de ces lectures, j'étais plus que jamais pénétré du sentiment de mon intelligence car elles éveillèrent en moi des réflexions que je n'avais point eu l'audace de me faire par moi-même. Mon esprit était rempli d'une admiration éperdue en même temps que de doutes déconcertants. Je rendais hommage à Erasmus en qualité de grand professeur et pêcheur d'âmes, mais ne fus rassuré que lorsque maître Monk me révéla que l'écrivain était un clerc, un fils obéissant de l'Église, et que le Saint-Père lui-même avait lu ses oeuvres avec plaisir.

Nous avions pris l'habitude d'aller tous les dimanches après la messe prendre notre meilleur repas de la semaine en compagnie de notre professeur dans une petite taverne de notre rue. Il nous arrivait souvent également d'aborder des sujets profanes que nous poursuivions jusqu'à une heure tardive. Il me souvient d'un jour, au début du printemps, quand les rayons du soleil commençaient à réchauffer l'atmosphère. Je vois encore devant moi le visage mince, l'air absorbé sous sa toque noire, de mon professeur; il y avait aussi un jeune Basque à l'expression têtue, un noble du pays d'Angleterre, aux traits pâles et veules, qui, parce qu'il payait plus que nous, était le favori, et enfin le fils d'un tisserand de Hollande, un garçon au visage couvert de taches de rousseur. L'Anglais avait commandé du vin pour tout le monde et notre maître dit, en levant sa coupe:

- Que repose en paix l'âme du défunt empereur! Je lève à présent ma coupe à la félicité et à la prospérité du jeune roi Charles! Je forme le voeu que lui, qui a posé déjà sur son front les couronnes d'Espagne et de Bourgogne, ceigne maintenant celle de l'Empire et devienne le souverain chrétien le plus puissant de tous les temps, capable de conjurer le péril turc et d'arracher l'hérésie!

- La courtoisie m'impose le devoir de lever ma coupe avec vous! observa le jeune Anglais. Mais je vous rappelle que le roi de mon pays, Henri VIII, brigue lui aussi la couronne impériale! J'ajouterai que le respect que nous devons à cette merveilleuse cité de France et à son souverain nous invite à ne point oublier qu'il désire pour son propre front cette même couronne!

- Personnellement je n'ai point à me louer du roi Charles! reprit le jeune Basque, la mine renfrognée. Dans mon pays, la sainte Inquisition a rendu la vie intolérable à tout étudiant libre désireux d'apprendre les médecines arabe et juive. Cette coupe sera ma coupe d'adieu: je n'ai plus d'argent et m'en retourne en Espagne; j'ai l'intention de m'enrôler comme chirurgien dans l'armée pour servir par-delà l'océan; j'ai entendu dire qu'un homme appelé Cortés recrute des compagnons courageux pour partir avec lui à la conquête du Nouveau Monde; il promet à tous ses soldats autant d'or qu'ils seront capables d'en porter!

- Mais nul n'a encore rapporté de richesses du Nouveau Monde! intervint à son tour le fils du bourgeois de Hollande. Et Columbus lui-même est revenu pauvre et chargé de chaînes! Néanmoins, puisque tu préfères écouter des contes de bonnes femmes plutôt qu'un sage conseil, je te souhaite tout de même un bon voyage!

- Alors, ferons-nous ce voeu ou pas? demanda notre amphitryon.

«J'ai payé le vin et trouve que les discours superflus assèchent la gorge!

Nous levâmes donc notre coupe et fîmes tous le voeu pieux que le nouvel empereur élu apporte le bonheur à la Chrétienté, mais sans citer de nom. Cette discrétion n'eut point l'heur de plaire à un étudiant vagabond assis près de nous; cet homme à la trogne d'ivrogne nous avait écoutés sans en avoir l'air, tout en griffonnant un poème de ses doigts tachés d'encre.

Il se leva et vint jusqu'à notre table.

- Ai-je bien entendu? dit-il. Ainsi voilà des étrangers auxquels on permet par pure bienveillance de profiter des avantages dispensés par notre ville et notre université, qui hésitent à lever leur coupe au noble roi François! Et qui, plus que lui, s'est donc montré digne de porter la couronne de l'Empire? N'a-t-il point droit à plus de respect de la part de gens qui jouissent des privilèges qu'il s'est gracieusement plu à leur accorder? Bien qu'à en juger par vos propos, vos talents ne doivent guère valoir grand-chose!

- Étant un homme pacifique, répondit le professeur Monk, je considère au-dessous de ma dignité de religieux et d'universitaire de corriger un vagabond qui semble avoir noyé dans le fond de sa coupe le peu de raison qu'il ait jamais eu en partage! Mais si l'un d'entre vous, mes chers élèves, désire lui donner une correction, avec bien entendu la mesure et la courtoisie requises, je me garderai de m'y opposer et lui assurerai même la protection de mon autorité.

Nous échangeâmes un regard hésitant.

- Tout est ma faute! dit enfin l'Anglais d'une voix pleine de gravité. C'est moi qui ai insisté pour que vous prononciez un voeu. Il n'y a aucun doute qu'à nous tous nous n'aurions point de mal à jeter dehors ce malotru et à le châtier de son insolence. Mais la question comporte maintes implications à caractère politique! Ce grossier gratte-papier qui fait ici le bravache, affecte de défendre l'honneur de son souverain, ce qui pourrait nous entraîner dans une situation périlleuse. Nous sommes toujours prêts à manifester la plus totale déférence à l'égard d'un monarque sous la protection duquel nous avons la grâce de vivre et il me semble donc que le plus simple serait d'exprimer un nouveau souhait: je lève ma coupe au noble et valeureux roi François! A son bonheur et à sa prospérité! Et nous allons inviter ce gentilhomme à lever sa coupe avec nous, si toutefois il nous présente des excuses dans les termes appropriés pour réparer ses insultes.

A peine notre compagnon avait-il achevé de parler que le visage grotesque et bouffi de l'étranger devint tout sourire. Il leva ses mains maculées d'encre en s'écriant

- Maître respecté! Doctes étudiants! Je vois que j'ai commis une grave erreur et je regrette, du fond du coeur, les paroles qui m'ont échappé sous l'empire de la colère. Seul le respect dû à mon souverain me guidait alors et non point le désir de chercher querelle!

Il prit place à notre table sans même demander la permission et en dépit des regards dégoûtés que nous lui jetions à cause de sa mauvaise odeur. Pour vaincre notre répugnance, il se lança dans le récit de ses nombreux voyages en pays étrangers et se vanta des protecteurs distingués qu'une mauvaise fortune persistante lui avait toujours fait perdre; jamais il n'avait pu trouver la paix et se sentait condamné à rester ici-bas une pierre qui roule.

- Mais, ajouta-t-il, à présent mes malheurs m'affectent moins que jadis, car le monde à son tour va être submergé de catastrophes! Si vous voulez le savoir, il ne nous reste plus que cinq années à vivre. Je suis parfaitement informé sur ce point, puisque j'arrive à l'instant de la ville de Strasbourg!

Il s'interrompit brusquement, regarda sa coupe vide d'un air sombre et se mit à remuer la bouche comme s'il avait la langue soudainement collée à son palais. Sur un geste du maître, l'Anglais remplit la coupe de l'étranger: il avait réussi à captiver notre curiosité.

- Je ne vais point vous casser les oreilles avec l'histoire de mes revers. Nul ne peut échapper au destin inscrit dans les étoiles et il y a déjà de longues années qu'à l'heure de la misère, je considère la potence comme ma seule promise sur cette terre, celle qui un jour recevra mon pauvre corps dans ses bras ouverts. Toutefois il convient que je vous dise d'abord, afin d'obtenir votre crédit pour ce qui va suivre, que mon nom est Julien d'Avril; je suis né au mois d'avril et ma vie a toujours été aussi incertaine et capricieuse que ce mois.

«J'ai donc eu à Strasbourg l'occasion de lire certaine prophétie imprimée, qui se fonde sur la conjonction de planètes devant avoir lieu au mois de février de l'an de grâce 1524. Selon cette prophétie, le monde se trouve sous la menace d'un deuxième Déluge. J'ai approfondi la question et découvert que maints savants ont déjà suggéré une interprétation; qu'il me suffise de citer parmi eux l'astrologue de la Cour de Vienne, un observateur d'étoiles de Heidelberg dont je ne me souviens plus guère du nom païen, et Trithemus lui-même qui, dans ses écrits, fait allusion à cette conjonction planétaire. En un mot, il apparaît que les planètes vont se rencontrer dans le signe du Poisson et je prépare actuellement mes propres points de vue sur cet événement avec l'intention de les publier.

- J'ai, en effet, entendu parler de cette conjonction remarquable, souligna maître Monk en hochant la tête, et il est indéniable qu'elle annonce des cataclysmes, mais je ne puis accepter l'idée qu'ils prendront la forme d'un déluge; ce serait en complète contradiction avec la promesse catégorique de la Bible, promesse que l'arc-en-ciel nous rappelle sans cesse!

Julien d'Avril approuva avant de poursuivre:

- Certains soutiennent qu'il est plus aisé d'interpréter cette conjonction de planètes en faisant appel à des images; ils disent que l'état du monde sera semblable à celui d'eaux en ébullition; ils croient qu'alors tomberont princes et empereurs, que les plus misérables se lèveront contre les puissants dans tous les pays et videront les viviers des monastères et des seigneurs. Mais si nous lisons correctement les signes, nous pouvons découvrir une explication plus simple, et je m'étonne que personne encore n'en ait eu l'idée.

Sans y être invité, il tendit la main vers le pichet de vin et d'autorité remplit sa coupe.

- Le Grand Turc, l'inhumain et terrible Sélim, a porté la guerre en Syrie, en Perse et en Égypte, maintenant ainsi tout l'Orient sous sa bannière! Sa grande ambition est d'obéir aux commandements de son prophète Mahomet et d'écraser les chrétiens que les Turcs appellent incroyants, alors qu'eux-mêmes sont les séides d'un faux prophète! Les Vénitiens attirent sans relâche notre attention sur l'incommensurable cruauté des Turcs, mais ce trait de caractère me semble dû en grande partie au fait que leur prophète leur interdit de boire du vin! Ainsi le peuple d'Islam assoiffé de sang doit se contenter de boire de l'eau! Voilà pourquoi il me semble à l'évidence que leur signe dominant est le signe du Poisson!

- C'est en vérité la vox sapientis, la voix de la sagesse! approuva avec passion le magister Monk que le pamphlet du Hongrois avait mis au fait de ces questions.

- N'est-ce pas? ponctua Julien d'Avril, exalté à la fois par le vin et la conscience de son propre savoir. En février de l'an de grâce 1524, toutes les planètes réunies porteront leur énergie sur le Poisson, ce qui signifie que le monde tombera sous la domination turque! Idée exécrable, certes, mais nous ne pouvons nier qu'elle soit écrite clairement dans les étoiles! Nous agirons donc en hommes avisés si nous prenons les mesures qui s'imposent. Personnellement, je compte me rendre auprès des vignerons de France pour les exhorter à emmagasiner et cacher autant de barriques de vin qu'il leur sera possible afin d'éviter que les chrétiens ne meurent de soif durant les premières années du joug mahométan. Puis on devrait aussi inciter les Turcs à consommer du vin dans des proportions raisonnables, ce qui aurait certainement pour résultat de diminuer leur puissance.

Le jeune Anglais arracha le pichet des mains de l'étranger et versa les dernières gouttes de vin dans sa propre coupe. Il déclara alors, le visage atteint d'un léger tremblement:

- L'Angleterre étant une île, elle n'a par conséquent rien à craindre de ce qui peut arriver sous le signe du Poisson! N'ayez, messires, aucune crainte! Elle saura résister à tout assaut mené contre ses côtes quand bien même l'empereur et l'Europe entière devraient tomber!

- Que Dieu me protège d'avoir offensé en quoi que ce soit notre généreux amphitryon qui nous régale d'un vin aux vertus si rafraîchissantes! Je reconnais volontiers que les Turcs se perdraient dans le brouillard si jamais ils tentaient d'envahir votre capitale!

Le vin de notre excellent ami m'était également monté à la tête et il me paraissait alors bien inutile, en un monde condamné à d'aussi épouvantables épreuves, de vouloir conquérir la connaissance ou quoi que ce fût du domaine des hommes.

- Messire, intervint le jeune Basque, je vous suis reconnaissant pour ces prophéties qui ne font que me raffermir dans mon intention de regagner mon pays dès que possible et de partir servir dans le Nouveau Monde. J'ai le sentiment qu'ici, dans le Vieux, nous sommes tous embarqués sur une arche pourrie et vermoulue qui va couler d'un moment à l'autre. Que puis-je attendre d'un monde où les princes ont perdu l'honneur et les femmes la vertu, et où la sainte Église, tombée dans l'idolâtrie, s'abaisse par ses arguties au rang des saltimbanques!

Maître Monk mit sa main sur la bouche du Basque et lui intima l'ordre de se taire sous peine de lui déplaire gravement. Quand le garçon se fut calmé, il nous regarda dans les yeux l'un après l'autre et dit sur un ton sévère:

- Tous les vrais chrétiens souffrent sans doute dans le fond de leur coeur de l'état actuel de la sainte Église, mais nous ne devons point convertir le mal en pis par des critiques ouvertes. Espérons humblement que la purification nécessaire viendra d'en haut lorsque le moment arrivera! Faisons pénitence et amendons-nous en notre propre coeur, nous en avons tous grand besoin! Seules les actions que nous accomplissons au cours de notre vie apporteront la joie et une paix éternelle en notre âme.

- Amen! Ainsi soit-il! répondit Julien d'Avril d'une voix respectueuse. Je voudrais ajouter que, lorsque le poids de nos péchés pèse trop lourd sur nous ou que nos voisins nous veulent imposer leur volonté, un pèlerinage en terre lointaine demeure toujours le bienvenu. Je me permets de vous suggérer cet efficace expédient auquel j'ai personnellement dû recourir à maintes reprises.

Ce fut ainsi que j'eus la chance d'entrer en relation avec Julien d'Avril. Chance douteuse, peut-être, mais je dois reconnaître que cet homme aux histoires intarissables fut aussi mon maître.


Le printemps revint à Paris et les chandelles en fleur des marronniers scintillaient toutes blanches le long des rives d'eaux vertes de la Seine. L'université avec son enseignement représentait toujours pour moi la plus grande des merveilles, et la misère qui me menaçait sans relâche était mon seul souci.

L'année s'acheva à la fin du mois de juin, pour la fête des saints martyrs Pierre et Paul. Notre cher professeur retourna chez lui, en Hollande, et le vent dispersa mes compagnons. Pour moi, point n'était question de partir, parce que d'une part pour me rendre dans mon pays, la route était trop longue et périlleuse, et que d'autre part je redoutais fort d'être recherché là-bas comme partisan du roi Christian et de l'Union. Et ma bourse déjà plate se vida tout à fait au cours de cet été-là.

Je n'avais guère eu l'occasion de voir Antti, qui travaillait dans une fonderie de cloches et de canons, située en aval sur les rives de la Seine. Il venait bien de temps en temps me rendre visite à l'occasion des fêtes, mais j'étais si absorbé par mes études que c'était à peine si je prenais le temps de lui demander s'il mangeait à sa faim. Il se présenta chez moi un dimanche, alors que j'étais resté étendu sur ma paillasse, trop faible pour me lever et aller assister à la messe. L'été, par la fenêtre ouverte, m'apportait des effluves puants de charogne et je n'aurais pas donné cher de ma vie ce jour-là! Je n'avais pris depuis plusieurs jours pour toute nourriture qu'un peu de pain et d'eau, et pour les obtenir j'avais dû vendre mon meilleur pourpoint; tout plutôt que me séparer de mes livres!

Antti pénétra dans la pièce, renifla puis dit à sa manière brusque:

- Que se passe-t-il? As-tu bu plus que de raison la nuit dernière? Pourquoi restes-tu couché, le visage verdâtre, dans cette abominable puanteur? Regarde! Tu as devant toi un honnête artisan, frais comme une rose et levé au chant du coq pour venir te voir! Voilà ce que l'on gagne si l'on évite de toucher aux boissons fortes et si l'on choisit de manger plus gros morceau au lieu de boire une coupe de vin même léger!

- Antti, mon frère! balbutiai-je avant d'éclater en sanglots. Tu arrives à temps pour entendre mes dernières volontés! Ce n'est point l'ivresse mais la faim et l'abus de l'étude qui m'ont mis dans cet état et je vois que, pour mes péchés, il me faudra mourir dans une ville étrangère, entouré d'inconnus! Fais-moi enterrer comme un bon chrétien et Dieu et ses saints te le rendront!

Il me jeta alors un regard plein d'inquiétude et me palpa le cou et les poignets de sa main rude.

- On dirait un oiseau déplumé! Je me demande si tes côtes ne t'ont pas déjà troué la peau! Sommes-nous donc chez les sauvages et n'y a-t-il aucun chrétien dans cette belle cité pour te prendre en pitié et te donner à manger?

- A quoi bon? répliquai-je d'une voix misérable. Les frères m'ont nourri tant et tant de fois grâce à la lettre du père Pierre que je n'ai plus le courage de frapper à leur porte! Quant au tenancier de La Tête de l'Ange, il m'a fait crédit si longtemps que je n'ose même plus y remettre les pieds! Et pour mendier dans les rues, je suis encore trop bien vêtu! Alors, pourquoi prolonger mes malheurs? Je préfère rester ici et attendre ma dernière heure avec humilité.

- Belle folie que de jeter sa hache dans le lac quand elle est encore affilée! Mais tu es plus intelligent que moi, Mikaël, sinon j'aurais aimé t'inviter à un repas modeste à La Tête de l'Ange justement, car je crois que ma bourse aurait pu nous le permettre...

Je me levai et m'habillai en un clin d'oeil.

- Antti, mon frère, je ne vois pas pourquoi refuser ton invitation! Ne suis-je point ton unique ami dans cette cité étrangère et le seul à parler ta langue? Dépêchons-nous de nous rendre à La Tête de l'Ange, j'ai vraiment grand besoin d'un généreux bol de soupe!

Le tavernier me salua avec cordialité malgré mes dettes; sans doute craignait-il qu'un accueil plus froid ne lui fît perdre définitivement son argent! Julien d'Avril était dans la salle; il avait en effet l'habitude de fréquenter cette taverne lorsque la garde ne le tenait point en prison pour conduite scandaleuse ou rixe dans les rues.

Il salua mon compagnon avec courtoisie, puis me dit:

- Ton camarade me paraît être un garçon solide et sympathique. Il ne me refusera pas une coupe de vin quand il saura que je suis un savant et un astronome et que l'on a imprimé un livre de moi! Dis-lui que je suis loin d'être un homme ordinaire et que je me contenterai de la lie du vin, celle que le patron recueille du fond des barils pour la vendre quelques liards.

Le tavernier nous apporta à chacun une terrine d'une bonne soupe épaisse avec un morceau de pain et, comme c'était dimanche, Antti commanda du vin. J'étais si affaibli que la soupe me tourna la tête!

- Docte frère, dis-je à Julien d'Avril, dis-moi ce que je dois faire? La misère est à mes basques et seule ma timidité naturelle m'a interdit jusques ici de révéler mon dénuement.

- Âne stupide! répondit Julien d'Avril d'une voix indignée. Pourquoi ne me l'as-tu point dit plus tôt? Nous aurions pu nous rendre ensemble à Francfort et nous remplir les poches avec l'élection impériale! Mon expérience unie à ton air candide aurait fait merveille! Tant pis, Charles Quint a été élu sans nous! Mais il faut que tu comprennes, Mikaël, si nous devons travailler ensemble, que des hommes de notre classe ne peuvent devenir riches en suivant le sentier étroit et épineux de la vertu! Tu dois choisir une route plus large si tu veux gagner en un été ce dont tu as besoin pour subsister durant tout le prochain hiver dans cette misérable ville!

Antti renchérit en disant qu'il avait lui-même remarqué que le travail honnête ne rapportait guère, même si l'on en retirait à l'occasion de salutaires leçons.

- S'il était seulement question de survivre, poursuivit Julien, je suis certain de pouvoir persuader un honorable citoyen de te nourrir en échange de cours de lecture à ses enfants; mais ce n'est en aucun cas une solution qui rapporte des bénéfices durables. Il y a bien, naturellement, la dent de l'évêque, un remède efficace contre le mal de dents que j'ai moi-même expérimenté, et bien d'autres médicaments païens, rapportés de ton pays natal, mais si tu deviens guérisseur, tu auras bientôt des ennuis avec la faculté de Médecine, fort jalouse de ses prérogatives. Voyons encore... si je vous donnais l'adresse de maisons où l'on peut trouver des cuillères en argent, ton compagnon musclé se chargerait de forcer les serrures pendant que toi qui es si maigre, tu pourrais te glisser par les ouvertures les plus étroites... Malheureusement, je crains fort que ta piété ne t'empêche de t'emparer du bien d'autrui! A parler franc, j'ai moi-même au cours de l'été mis au point plusieurs projets honnêtes que tu pourrais m'aider à mener à bien... Je commence à être un peu trop connu dans cette ville et il ne serait point mauvais pour ma santé que je change de lieu de résidence... Nous approchons de l'époque des vendanges et j'ai grande envie de voir les riants vignobles du royaume de France! Sans compter que les vignerons, tout comme les paysans d'ailleurs, se montrent toujours d'excellente humeur en cette saison; la compagnie de ton robuste ami ne laisserait point de nous être d'un grand secours pour le cas où nous rencontrerions quelques difficultés!

Je lui demandai aussitôt quels étaient ses projets «honnêtes».

- Lorsque j'écrivis mon ouvrage, expliqua-t-il, je remarquai avec quel respect les petites gens considéraient la chose écrite et à quel point ils y croyaient! Si bien que j'ai commencé à redouter réellement le péril turc que j'avais décrit dans mon oeuvre. Je pris donc la résolution de voyager vers l'Orient et de consacrer ma vie à la conversion des mahométans. Je me propose d'accoutumer les Turcs à la consommation du vin, dans le but d'amollir leur nature sauvage avant que ne sonne l'heure fatale. Mais pour réussir dans une entreprise toute baignée de piété, j'ai besoin que tous les chrétiens s'unissent et m'apportent leur aide.

- Très docte frère, interrompis-je, pareilles sornettes n'arriveront jamais à convaincre le paysan le plus borné et encore moins à lui faire dénouer les cordons de sa bourse!

- Tu es jeune, Mikaël! répliqua-t-il d'un air entendu. Tu ne peux imaginer comme les gens sont toujours prêts à croire les plus énormes mensonges, car c'est l'impudence même du mensonge qui les attrape!

Plus il nous découvrait ses plans, plus je restais confondu! Il séduisit mon frère à l'esprit lent avec des histoires d'abondance automnale qui devait régner alors sur les campagnes! Le jour suivant, il m'apporta un document (je n'ai jamais su comment il se l'était procuré), pourvu d'un nombre impressionnant de sceaux ecclésiastiques et qui, en substance, incitait tous les chrétiens véritables à l'aider dans sa pieuse et louable entreprise, considérée comme le plus grand service rendu à tout le monde chrétien. Il s'affubla ensuite d'un vêtement de pèlerin, avec une corde en guise de ceinture, et reçut de l'imprimeur une pile d'exemplaires de son livre, obtenus très certainement à crédit et dont la vente m'incomberait.

Enfin il revêtit Antti d'un costume bizarre qu'il affirma être celui d'un guerrier turc.

Nous quittâmes donc Paris. Après deux jours de voyage, Julien d'Avril s'arrêta sur le parvis d'une pauvre église de village et se mit à appeler les habitants à grands cris. Le curé, un homme au coeur simple, vint à lui, bénit son zèle et acheta une copie de la prophétie; l'aubergiste en acheta également une pour en faire lecture à haute voix à ses clients. Julien prononça une harangue devant la petite assemblée; il présenta Antti comme un janissaire turc qu'il avait converti au christianisme; puis il invita notre ami à dire quelques mots dans sa langue maternelle et déclara que c'était du turc! Ensuite, Antti exécuta des tours de force devant les spectateurs effrayés qui se signaient, tandis que Julien leur demandait avec fougue ce qu'ils avaient l'intention de faire contre un essaim de pareilles créatures quand elles s'abattraient sur l'Europe comme un nuage de sauterelles! Si tous et chacun contribuaient un tant soit peu à la noble cause, alors ce péril pourrait être écarté de sur leurs têtes!

Mais ces villageois étaient de pauvres gens qui ne pouvaient guère donner grand-chose, à part nourriture et boisson dont ils furent prodigues. Le soir, le curé nous conduisit au château et nous présenta au seigneur et à ses dames; nous reçûmes là une monnaie d'or; le châtelain nous raconta qu'il avait vu dans une hostellerie à Venise des Turcs habillés exactement comme Antti et que leur façon de parler ressemblait tout à fait à la sienne, affirmation qui plongea Julien dans un grand étonnement.

Je ne veux plus me souvenir de ce voyage au sud de la France, qui dura en tout deux longs mois. L'exercice, la bonne chère et la vie à l'air libre me rendirent bientôt la santé mais je souffrais sans répit de la crainte d'être découvert; Julien d'Avril, fort de ses succès continuels, devenait de plus en plus impudent au point de croire lui-même à son projet d'aller vers l'Orient, et il fallait le voir pleurer à chaudes larmes lorsqu'il racontait d'une voix absolument déchirante les souffrances qui l'attendaient s'il venait à tomber aux mains des Turcs!

Dans les grandes villes, il s'empressait de rendre visite aux plus hauts dignitaires de l'Église; il lui arriva même un jour d'offrir à un vieil évêque une bourse pleine de terre qu'il lui assura avoir ramassée lui-même en Terre sainte! Lorsqu'il ne recevait point d'argent, il se contentait d'accepter des dons en nature, et c'est ainsi que nous possédions à la fin deux chevaux pour transporter les vêtements et les victuailles de toutes sortes que nous avions recueillis. Lui, qui tous les soirs tombait ivre mort et était incapable de marcher le jour suivant, se déplaçait sur un âne; comme nous ne restions jamais plus d'un jour dans un même lieu, il nous avait fait promettre de le mettre en selle tous les matins et s'il ne pouvait s'y maintenir tout seul, de l'y attacher!

A l'approche de la fête de saint Denis, nous reprîmes le chemin de Paris et, à mon grand soulagement, nous cessâmes de mendier les derniers jours de notre voyage. Nous marchions d'un pas pressé, Julien d'Avril ayant fait un cauchemar dans lequel il voyait un avertissement. Arrivés à une journée seulement de la ville, nous fîmes halte dans une auberge comme de bons voyageurs respectueux des lois. Pour une fois, Julien d'Avril se montra sobre.

- Mikaël, mon frère et toi Antti, brave garçon! dit-il sur un ton à la fois grave et soucieux, demain nous partagerons ce que nous avons gagné et partirons chacun de notre côté! J'aimerais aujourd'hui vous remercier de votre amitié et de la fidélité que vous m'avez témoignée durant tout le voyage! A présent, nous pouvons aller dormir le coeur en fête et nous reposer des fatigues de la journée. Demain, nous verrons enfin les tours familières de Notre-Dame!

Antti et moi qui avions tout le jour marché derrière nos chevaux de charge dormîmes d'un sommeil profond. A notre réveil, Julien d'Avril avait disparu, après avoir toutefois payé la note et laissé une lettre à notre intention. L'aubergiste nous la remit le matin et la voici:

Mikaël, mon cher fils!


Les douloureux remords qui n'ont cessé de me tourmenter cette nuit m'obligent à reprendre la route sans tarder; je n'ai point le courage de vous réveiller, ni toi ni ton camarade, vous qui dormez du profond sommeil de la jeunesse sous la protection des saints du Paradis! Je laisse un des chevaux; c'est en effet trop difficile d'en mener deux quand on est monté sur un âne. J'espère que tu ne me garderas point rancune d'emporter l'argent et que tu te consoleras en pensant que tu as appris grâce à moi une leçon inestimable: l'argent gagné facilement se perd aussi facilement! Au cas où mon éditeur viendrait t'importuner pour le paiement de mes livres, dis-lui pour le calmer que je me propose de revenir le plus vite possible payer mes dettes; s'il te croit, tant mieux pour toi! Tu seras toujours présent dans mes prières. Continue avec la même innocence d'esprit, c'est le voeu que forme pour toi,


Julien d'Avril.


Le coeur brisé, je lus tout haut cette lettre à Antti. Après avoir réfléchi à son contenu, nous nous assîmes face à face en nous regardant. Antti parla le premier

- Ce cochon d'ivrogne nous a trahis! Ne devait-on pas partager l'argent?

- Ainsi en étions-nous convenus! Mais il ne faut point oublier que nous le collections pour son voyage. Nous n'avons plus qu'à espérer maintenant qu'il va réellement se consacrer à convertir les Turcs. Il faut que je t'avoue que, de temps en temps, il m'est arrivé de garder pour moi une petite monnaie d'argent... ma conscience en a souffert d'ailleurs de bien inutiles remords!

- Je crois bien que mon patron saint André en personne m'a poussé à glisser parfois ma main dans la bourse de Julien d'Avril lorsque je le portais dans sa couche; il lui arrivait souvent d'être ivre au point de ne plus savoir ce qu'il y avait dans son gousset!

Bref, une fois rassemblées nos économies, notre fortune commune s'élevait à dix pièces d'or et un tas de pièces d'argent. Nous tirâmes un bon prix du cheval et les provisions de bouche nous durèrent un mois. Puis, nous fîmes deux parts égales de l'or et de l'argent et quand j'eus épuisé la mienne, je demandai chaque semaine un prêt à Antti.


De retour à Paris, je menai une vie frugale, entièrement consacrée à l'étude, et gagnai ainsi l'estime de mon professeur. Il m'autorisa après Noël à me présenter devant les six examinateurs du jury. Je répondis correctement aux quatre questions de rigueur et le jury, satisfait, me donna un diplôme au sceau de la faculté certifiant que j'avais obtenu le titre de bachelier.

Ainsi je venais de franchir le premier obstacle sur la route des études supérieures; mais à vrai dire cela ne signifiait pas grand-chose car mon nom n'était encore inscrit sur aucun des ouvrages de l'université. Il me fallait étudier cinq ou six années de plus avant d'obtenir l'autorisation d'enseigner - ou licentia docendi - avec le titre de magister artium; seulement alors pourrais-je commencer à suivre des cours dans une des trois facultés supérieures. Et dans le cas où je briguerais le doctorat en théologie, j'avais encore au moins quinze autres années devant moi. Mais je n'y pensais guère! Mon esprit était tout à ce premier succès que je considérais dans ma joie comme la juste récompense de tous mes travaux et scrupules de conscience.

Quelques jours plus tard, une lettre du père Pierre me porta un coup douloureux. Écrite l'automne précédent, elle m'avertissait que, en ces temps troublés, il serait prudent pour moi de rester éloigné de Finlande et que le bon évêque Arvid était fort courroucé à mon encontre. Le roi Christian préparait une nouvelle campagne et avait levé des troupes pour attaquer la Suède tandis qu'à Åbo, l'on pourchassait sans répit tous ceux qui étaient soupçonnés de sympathie pour l'Union.

Tous mes espoirs s'envolaient! J'avais en effet caressé l'idée de retourner au pays après mon examen, de me jeter humblement aux pieds de l'évêque et de lui demander pardon pour mes folies de jeunesse auxquelles j'avais été poussé par messire Didrik! A présent, tout était inutile! Je n'avais plus un sou et seuls les prêts hebdomadaires que me consentait Antti me permettaient de survivre. De plus je devais six deniers à la maison de la nation allemande et risquais de perdre mes privilèges d'étudiant.

Je ne pouvais même pas dans mon désespoir aller m'agenouiller devant l'autel de la Très Sainte Vierge de la cathédrale de Notre-Dame pour purifier mon coeur! Le prieur, en effet, après m'avoir remis la lettre du père Pierre, m'avait jeté un regard soupçonneux avant de dire:

- Mikaël de Finlande? N'es-tu point sujet suédois?

- Oui, en effet! répondis-je respectueusement. Puis j'ajoutai: mais je pourrais tout aussi bien être un moineau perdu dans la neige si l'on en juge par l'aide que je reçois de ce pays! Je n'ai point de protecteur influent et mon seul ami est le père Pierre qui m'écrit.

- Même si tu ne reçois ni aide ni secours de ton pays, tu dois au moins en partager les malheurs! On m'a dit qu'un interdit pèse sur ces arrogants Suédois, et que le Saint-Père a autorisé le bon roi du Danemark à le rendre effectif. J'ai donc le devoir de t'informer qu'étant sujet suédois, tu es inclus dans l'interdit. Tu ne peux plus pénétrer dans une église ni recevoir les saints sacrements. Ta seule présence ici est déjà une profanation et il faudrait la reconsacrer à grands frais. Cependant, je pense que tu pourrais acheter une dispense, je te conseille même de le faire le plus tôt possible car il est terrible pour un chrétien de ne pouvoir approcher les sacrements!

- Jésus, Marie! m'écriai-je horrifié et atterré. Je n'ai pas d'argent! Je suis même si dépourvu qui j'avais l'intention de vous demander un plat de soupe, je n'ai rien mangé de tout le jour!

Il souffrait pour moi et, après une longue réflexion, dit:

- Mikaël de Finlande, je n'ai point ouï dire de mal de toi, rien de plus en tout cas que des autres étudiants, bien que j'aie entendu répéter que tu étudies le grec, ce qui a un parfum désagréable d'hérésie... Je ne veux point être dur avec toi, mais il faut que tu partes sur-le-champ, sans jamais revenir pour ne point souiller le monastère. Je ne vois pour toi d'autre solution que de prier humblement pour la victoire du roi du Danemark, le juste Christian, sur les ennemis de l'Église, si toutefois Dieu prête l'oreille aux prières de ceux qui sont frappés d'interdit...


Nous étions à la fin de l'hiver, et le froid implacable uni à la faim toujours vigilante augmentait ma misère et mon désespoir. Mais j'avais changé depuis l'hiver passé, et ne me sentais plus enclin à me soumettre avec humilité à ma destinée. Il m'arrivait même parfois de regretter Julien d'Avril, malgré sa fourberie, parce que l'humour de ce joyeux gibier de potence avait souvent agi comme une brise fraîche quand je m'apitoyais un peu trop sur moi-même. Des pensées de révolte et des doutes effarants commençaient à se former en mon coeur, pareils à ces mauvaises herbes qui ont tôt fait de tout envahir et ne sauraient trouver terrain plus propice que la faim, le froid et la solitude. Je négligeais mes cours et trop souvent cherchais la consolation en compagnie de joyeux buveurs. Si j'avais jusques alors été entièrement absorbé par ma passion de l'étude, je regardais à présent avec une acuité pleine de lucidité la splendeur prodigue de la cité et sa noire misère. Le chemin de la connaissance était long et ses obstacles en vérité insurmontables pour un pauvre qui n'y pouvait gagner que des yeux brûlés de larmes amères et un dos voûté avant l'âge. Un riche, en revanche, pouvait sans peine s'acheter un évêché avec ses bénéfices et le pape, lui, nommer son fils préféré à un poste de cardinal! Le printemps revint avec le dégel et ses chemins embourbés. Un matin, au milieu de la semaine, poussé par la faim et sans doute un reste d'ivresse, je me mis en quête de mon ami Antti pour solliciter son aide. Son maître avait consenti à le reprendre à la fonderie après l'escapade de l'été, parce qu'il était habile en son métier et qu'il avait pris soin de soudoyer ses compagnons pour qu'ils prissent sa défense.

Je fis péniblement le trajet jusqu'à Saint-Cloud et le patron m'invita chez lui à déjeuner. Pendant que les autres se reposaient après le repas, Antti me fit un bout de conduite sur le chemin du retour; mais, sans nous en rendre compte, nous arrivâmes à Paris et il décida de ne point retourner à l'atelier ce jour-là. Le soleil avait à présent percé les nuages et brillait sur les champs verdissants et les noirs citronniers qui se couvraient d'une légère brume blanchâtre. La glace, sans doute, n'avait point encore fondu sur les rivages de notre lointaine Baltique mais nous ressentions tous deux cruellement le mal du pays. Nous arrivâmes à la ville presque à la nuit tombée et vîmes dans une rue une voiture dont la roue s'était détachée; le cocher, un homme à l'air stupide, s'efforçait en vain de la remettre. Près du véhicule, une dame élégamment vêtue, le visage dissimulé sous un voile et un manteau de fourrure jeté sur les épaules, semblait en proie à une vive inquiétude.

- Pour l'amour de Dieu, dit-elle en s'adressant à nous, pour l'amour de Dieu, mes amis, aidez-moi à trouver une autre voiture pour poursuivre ma route!

Je lui fis remarquer qu'elle aurait plus vite fait de partir à pied que d'attendre une voiture à cette heure de la nuit. Mais elle rétorqua que son cocher devait rester ici, qu'elle n'avait point d'autre compagnon et qu'il n'était guère prudent pour une honnête femme de se promener seule par les rues de Paris la nuit... ni le jour, d'ailleurs. Je lui donnai raison sur ce point et dis:

- Je ne suis qu'un pauvre bachelier en arts et mon frère que voici est artisan fondeur, mais si vous nous faites confiance, nous vous ramènerons saine et sauve chez vous. Et si vous craignez de souiller vos vêtements et vos chaussures, nous vous porterons dans les pires endroits.

Hésitante, elle se livra de dessous son voile à un examen minutieux de nos personnes, puis pressée de rentrer, finit par surmonter ses craintes.

- Mon mari doit être mort d'inquiétude, dit-elle. Je viens de chez ma pauvre vieille nourrice qui est malade et je pensais être de retour à la maison à l'heure de vêpres!

Le domestique nous donna une torche et nous nous mîmes en route, moi portant la lumière et Antti la femme jusqu'à ce que nous ayons atteint des rues plus praticables et mieux éclairées. Nous venions de dépasser le monastère de Saint-Bernard lorsque, avec un soupir de soulagement, la dame s'arrêta devant une maison de pierre d'apparence cossue et cogna le marteau contre la porte aux montants de fer.

Essuyant la sueur qui coulait de son front, Antti se tourna vers moi.

- Grâce à Dieu, nous voilà rendus! soupira-t-il. Satan n'a cessé de me torturer tout au long du trajet! Je n'ai résisté à la tentation qu'en récitant sans relâche des Ave Maria.

- Est-elle donc si belle? demandai-je alors que j'avais fort bien remarqué la beauté et la jeunesse de notre compagne.

- Quoi? Mais non! Il ne s'agit pas de cela! Quand je la portais, j'entendais tinter et cliqueter à mes oreilles tous ses bijoux! Elle a sur elle au moins cent ducats de pierres précieuses et d'or! Je ne comprends guère d'ailleurs pour quelle raison une dame élégante éprouve le besoin de se parer de ses velours et bijoux pour aller rendre visite à sa vieille nourrice! Enfin! Chaque pays a ses coutumes et ce n'est point à moi d'en juger! La tentation, en tout cas, était bien cruelle; Satan me montrait comment on aurait pu en un instant éteindre la torche, lui arracher ses pierres et la jeter dans le fleuve. La chose pouvait se faire en un clin d'oeil et nous rapporter à toi et à moi de quoi vivre décemment durant des années!

Je commençai à regarder la gente dame d'un autre oeil mais, à cet instant précis, la porte s'ouvrit dans un bruyant grincement de serrures et de verrous tirés et la dame, fidèle en cela à l'habitude des gens de sa classe, se mit aussitôt à lancer des reproches au portier pour avoir tardé.

Puis, elle nous invita à entrer.


- Mon époux tiendra, j'en suis sûre, à vous remercier de votre aimable assistance!

Mais l'époux, un petit vieux irascible à la barbe négligée et aux paupières rouges et enflées, ne nous parut guère déborder de reconnaissance.

- Où étais-tu? gronda-t-il en brandissant sa canne devant sa femme. Pourquoi amènes-tu des voleurs et des bandits chez moi? Regarde l'état dans lequel tu arrives! Oh! C'est pour le châtiment de mes vieux jours sans doute que Dieu m'a envoyé une croix telle que toi!

- Noble seigneur! intervint Antti. Une croix pareille me semble légère et bien agréable à porter! Nombreux sont ceux qui en ont une pire comme la pauvreté, la faim et la soif par exemple, qui nous tourmentent mon frère et moi! Pour que cette jolie personne regagne sans encombre sa demeure, nous nous sommes en vérité fort éloignés de notre route mais si tel est votre désir, nous vous soulagerons avec plaisir de votre croix et retournerons la déposer où nous l'avons trouvée.

Le vieillard frappa le sol de sa canne tout en jetant des regards sournois, tantôt sur son épouse éplorée, tantôt sur nous. Il finit par plonger la main dans sa bourse et en sortit une monnaie d'argent qu'il donna à Antti en guise de dédommagement. Alors la dame, redoublant de sanglots, lui demanda si son honneur ne valait pas à ses yeux plus que cette somme ridicule! L'incident ne prit fin que lorsque le vieux nous invita, bien à contre-coeur, à partager son dîner qui attendait depuis trop longtemps déjà.

Durant le repas, la dame décrivit son aventure avec force détails et parla longuement de sa vieille nourrice malade, nous prenant à témoin de la véracité de ses dires. Elle retrouva bientôt son sourire et sa gaieté, ce qui la rendit à mes yeux plus charmante encore et je ne tardai guère à en être tout à fait épris. Son mari s'adoucit également, un sourire édenté apparut derrière sa barbe, et il alla même jusques à nous traiter de braves garçons. Il nous offrit une liqueur douce comme en fabriquent les moines et nous interrogea sur nos vies respectives. Il semblait particulièrement séduit par la force physique d'Antti.

- Dans une époque comme la nôtre qui ne respecte rien, on a du mal à trouver des jeunes honnêtes et vertueux! J'ai besoin d'un garçon robuste et de confiance pour d'une part garder ma maison des voleurs qui la guettent, et d'autre part m'accompagner dans mes grands voyages et me défendre des bandits qui menacent de me voler mes biens dans toutes les auberges où je dois faire halte.

Antti répondit sur un ton modeste que le maître d'artillerie du roi venait de lui offrir trois ducats d'or par mois pour entrer au service de Sa Majesté. Le vieux se signa avec horreur et lui affirma qu'il aurait ici non seulement bon gîte, bonne table, vêtements neufs et sécurité, mais encore la paix de l'âme puisqu'il se trouvait au milieu de bienfaisantes reliques dont lui, Hiéronymus Arce, faisait le négoce.

- Les saints eux-mêmes, bénis soient-ils, doivent nous avoir envoyés au secours de votre gracieuse épouse! concéda Antti. Mais mon camarade Mikaël et moi-même sommes inséparables et s'il peut, lui aussi, avoir accès à votre excellente table et profiter de vos beaux vêtements, je serais heureux de garder votre maison quand il le faudra. Encore que je ne puisse préciser le temps de notre présence en votre maison, car je dois terminer mon apprentissage.

C'était une plaisanterie, mais à ma grande stupéfaction, maître Hiéronymus acquiesça avec enthousiasme et ils scellèrent leur accord d'une vigoureuse poignée de main.

- Si ce jeune étudiant doit prendre ses repas chez nous, ajouta la belle dame Geneviève, j'espère qu'il me rendra de fréquentes visites et acceptera de me faire la lecture de légendes édifiantes sur la vie des saints. Du reste, s'il estime que ma pauvre intelligence de femme en est capable, il me plairait également d'apprendre à lire.

Ainsi Antti, vêtu d'un beau justaucorps bleu à boutons d'argent, devint le portier de la maison de maître Arce tandis que, grâce à lui, je pouvais chaque jour prendre place à la table des domestiques. Dame Geneviève m'appelait souvent à l'intérieur pour lui lire l'un ou l'autre des nombreux ouvrages en français de la bibliothèque du vieil homme. Maître Hiéronymus rôdait dans la maison en pantoufles de feutre et veillait à ce que la porte de la chambre de son épouse restât toujours entrebâillée lorsque je me trouvais auprès d'elle; il collait de temps en temps son oeil à l'interstice, mais à constater que je ne faisais point de mal, il se rassura bientôt.

Il entretenait une correspondance considérable avec d'autres pays pour son trafic de reliques, et me confia la charge d'écrire ses lettres. En récompense, il me permit une fois de l'accompagner dans sa chambre forte située dans la cave. A peine la porte, avec tous ses verrous et ses barres de fer, fut-elle ouverte, qu'une pénétrante odeur d'encens me frappa les narines. Je fus terriblement ébloui par l'énorme quantité de trésors amassés là et dont le plus précieux était un fragment de la vraie Croix. Dans un coffret doré au couvercle de verre, on pouvait voir quelques grains de poussière jaunâtre: les restes de deux gouttes de lait de la Sainte Vierge.

Il me montra également un objet tout à fait remarquable, puisqu'il s'agissait du morceau d'une planche provenant du bateau sur lequel se trouvaient les Apôtres lorsque Notre-Seigneur marcha sur les eaux. Maître Hiéronymus était précisément en pourparlers au sujet de cette relique avec un riche armateur qui désirait savoir dans quelle mesure elle était susceptible de protéger les navires dans les tempêtes. J'ai vu également dans cette chambre un bout de la corde avec laquelle se pendit Judas et deux jolies plumes du coq qui chanta pour saint Pierre.

Mais à vrai dire, si j'aidais maître Hiéronymus et demeurais chez lui, c'était pour des raisons tout à fait personnelles. Depuis le premier moment où mes yeux s'étaient posés sur dame Geneviève, j'avais été pris sous le charme, et habiter sous le même toit qu'elle me faisait vivre dans un brasier ardent. Ses yeux sombres, sa bouche langoureuse et la délicate rondeur de ses épaules me tenaient ensorcelé et je ne pouvais plus penser à autre chose. J'en vins à lui lire toutes sortes de contes frivoles rien moins qu'édifiants, et tandis que je lisais, elle poussait de profonds soupirs, le menton appuyé sur sa main et le regard perdu dans le vide devant elle.

Une semaine après notre rencontre, elle mit à profit l'absence de son époux pour me parler ainsi

- Mikaël, mon ami, puis-je me fier à vous?

Je lui jurai qu'elle pouvait compter sur moi en tout et pour tout, que je la respectais, l'admirais de tout mon coeur et qu'elle occupait dans mes pensées la place de sainte Geneviève elle-même.

- Nul doute que vous changerez d'opinion lorsque vous saurez mon secret! reprit-elle avec un soupir. Dites-moi? N'est-il point injuste à vos yeux qu'une femme jeune et belle comme moi soit enchaînée par le mariage à un vieil homme repoussant et disgracieux comme maître Hiéronymus?

Je lui concédai qu'après m'être posé cette même question, j'en avais conclu que ses parents ou sa famille l'avaient dû forcer à accepter cette union contre nature.

Ma réponse parut la froisser et elle rétorqua avec quelque indignation:

- Nul ne m'a forcée! C'est moi qui ai tout fait pour l'amener au mariage! Il est immensément riche et suffisamment généreux pour m'offrir des bijoux de valeur et de beaux vêtements! L'on m'avait bien fait accroire que des vieillards de son âge et de complexion maladive ne résistaient guère plus de trois ans aux efforts d'une jeune femme ardente, attentive à satisfaire leurs moindres désirs. Je puis vous assurer que je n'ai point épargné ma peine et, à ma grande consternation, je le vois chaque jour plus frais et plus dispos! Il se porte mieux que lorsque nous nous sommes mariés et pourtant je l'ai maintenu éveillé durant des nuits entières! Je ne puis attribuer ce regain de vitalité qu'à quelque relique qui doit en secret lui donner cette force. Mais à présent, son seul contact me fait horreur! Cependant, tout cela n'a guère d'importance car depuis quelques mois je me trouve sous le coup d'un malheur que je n'avais pas prévu en épousant maître Hiéronymus, un malheur qui me tourmente nuit et jour! C'est comme si une infinité de fourmis me couraient sans cesse sur tout le corps!

- Mon Dieu! m'exclamai-je, en proie à la plus sincère inquiétude. J'ai ouï dire que la vérole française, ou espagnole comme préfèrent l'appeler les Français, présente de semblables symptômes!

Elle m'ordonna d'un ton sec de tenir ma langue et de cesser de dire des sottises.

- Je suis amoureuse, Mikaël! expliqua-t-elle, ses yeux plongés au fond des miens. Je suis l'esclave d'une passion pour un noble chevalier de la cour du roi. Je ne l'aurais jamais rencontré s'il n'était point venu ici dans le but d'emprunter quelque argent à mon époux... Il a en effet des affaires d'argent fort embrouillées, à l'instar de tous les galants chevaliers... Lorsque nous nous sommes rencontrés dans la rue, je ne venais point de chez ma nourrice! Au mépris de mon honneur, j'avais rendu visite à mon bien-aimé.

Mon coeur se brisa dans ma poitrine et les larmes me montèrent aux yeux à l'idée de dame Geneviève dans les bras de ce chevalier, alors que maître Hiéronymus ne m'avait jamais inspiré le moindre sentiment de jalousie.

- Ignorez-vous, madame, que vous vous rendez coupable d'un grand péché? Vous menez votre âme à sa perte en trompant votre époux!

Elle rétorqua qu'elle-même était meilleur juge en la matière et que son salut était une question entre elle et son confesseur.

- Cela n'a rien à voir avec le bonheur de mon âme! Vous ne pouvez imaginer celui que j'aime! Il m'a transportée au septième ciel dans ses bras et dès que je le vois, tout mon corps fond comme cire au soleil! Hélas! il ne m'aime point!


Elle éclata alors en sanglots et, appuyant sa tête sur mes genoux, mouilla mes chausses de ses larmes.

- Comment se peut-il qu'il ne vous aime point? dis-je, ému jusques au fond du coeur. Qui donc pourrait rester indifférent après vous avoir contemplée une seule fois?

- Il ne m'a séduite que pour l'argent! Il me croyait capable de convaincre mon époux de lui en prêter davantage. Mais je n'y ai réussi qu'une seule fois... Et à présent, il me méprise et me refuse ses faveurs. Lors de notre dernière entrevue, il n'a point consenti à me prendre dans ses bras, il m'a abreuvée d'insultes et interdit de me représenter jamais chez lui. Je ne le blâme point, un chevalier comme lui a un très réel besoin d'argent; mais pour qui manque de garanties, tirer de l'or d'un bloc de granit serait tâche plus aisée qu'en tirer de mon époux! N'a-t-il point repoussé la parole de mon bien-aimé qui lui engageait son honneur de chevalier, en affirmant qu'il ne prêterait jamais un centime contre si piètre garantie!

- Mais que puis-je faire, moi? demandai-je intrigué.

Dame Geneviève s'agrippa à mon bras tandis qu'elle m'adressait sa prière.

- Je voudrais que vous lui écriviez une lettre pour moi et que vous la lui remettiez. Il faut lui dire que j'ai réussi, au prix de mille menteries, à extorquer à mon époux cinquante ducats d'or et que je le prie humblement de m'accorder un autre rendez-vous... que je veux lui remettre cet argent bien que j'aie honte qu'il ne s'agisse que d'une si maigre somme... que s'il veut bien m'indiquer le lieu et l'heure, je me rendrai auprès de lui, dussé-je traverser les flammes de l'enfer!

Sa détresse me touchait: je la comprenais puisque j'étais amoureux, moi aussi!

- Madame! articulai-je en tremblant de tous mes membres, quelle récompense recevrai-je si je l'oblige à vous aimer?

Elle rit.

- Vous parlez de l'impossible, Mikaël! Mais... en vérité, si vous réussissiez, vous resteriez tout au long de ma vie présent dans mes prières, soir et matin, et il n'est rien qui dépende de moi que je ne vous octroie!

- Madame, il s'agit de sorcellerie et peut-être vais-je tomber au pouvoir du diable pour cette aide. Je possède un philtre que ma mère adoptive m'a assuré être irrésistible. Versez-le dans la coupe de votre chevalier la prochaine fois que vous le rencontrerez.

Son visage se couvrit d'une grande pâleur et ses yeux assombris se mirent à étinceler. Puis elle noua ses bras autour de mon cou et me baisa sur la bouche.

- Mikaël! Si vous dites vrai, vous aurez tout ce que vous me demanderez!

Je baisai tout tremblant son visage et ses bras nus.

- J'ai honte de vous révéler ce que je désire, mais depuis la première fois que je vous ai vue, je n'ai plus un seul moment de repos; la nuit, je vois vos yeux en rêve telles deux ténébreuses violettes. Je soupire pour vous du plus profond de mon coeur bien que ce soit un grave péché, plus grave même peut-être que susciter l'amour par l'art de la magie.

Elle se dégagea de mon étreinte, l'air déçu, et s'adressa à moi sur le ton du reproche:

- Je me suis bien trompée en ce qui vous concerne, Mikaël, et que vous osiez parler de la sorte à une femme honnête dépasse mon entendement! Votre conduite m'amène à penser que vous avez conçu un désir coupable à mon égard, ce qu'en vérité je n'aurais jamais soupçonné!

Je vis à quel point elle éprouvait de mépris pour moi, mais sa résistance ne fit que m'enflammer davantage et me la rendre plus désirable encore: elle était en vérité si belle à me regarder ainsi, les joues brûlantes de colère et les mains croisées dessus ses épaules en un geste de protection!

- Dame Geneviève, dis-je d'une voix pleine de respect, n'oubliez point que je puis ensorceler le coeur de votre amant de telle manière qu'il ne pourra plus vivre sans vous et qu'il obéira à vos désirs les plus ardents. Et souvenez-vous que votre source d'amour ne se tarira guère pour avoir permis d'y boire à un malheureux assoiffé... nul n'a besoin de l'apprendre!

La tentation était grande. Elle essaya de me faire changer d'avis en me parlant d'une voix douce tout en se tordant les mains de désespoir. Elle me caressa les joues, plongea son regard dans le mien, mais l'idée de mettre en péril le salut de mon âme en utilisant la magie noire pour l'aider ne me quitta pas un seul instant. Je restai donc ferme pour exiger ma récompense qui, à en juger par ce que je voyais, ne lui coûtait guère.

- Je vous donnerai l'élixir d'amour. Ni vous ni moi ne pouvons présager exactement son effet mais j'ai confiance en ma chère mère d'adoption qui jamais ne m'a menti. S'il est réellement ce qu'elle m'a dit, votre bonheur atteindra de tels sommets que vous ne lésinerez plus à m'en octroyer une petite part... Lorsque vous vous trouverez en présence de votre bien-aimé, demandez-lui quelque chose à boire; puis, après avoir versé quelques gouttes de la potion sans qu'il s'en aperçoive, invitez-le à partager la coupe avec vous.

Elle savait très bien ce qu'elle avait à faire, me répondit-elle en coupant court à mes explications. Et cette interruption, qui indiquait clairement qu'elle acceptait mes conditions, me combla d'aise. J'écrivis alors la lettre sous sa dictée, puis elle me donna des instructions précises pour trouver le domicile du chevalier et après qu'elle m'eut enseigné la manière de m'adresser à lui, je la quittai.

A mon arrivée chez lui, son amant était occupé dans son jardin à dresser un jeune faucon aux paupières cousues; l'oiseau, désemparé, reposait sur le poing ganté du fauconnier et n'osait visiblement étendre ses ailes pour voler. Mais j'avoue que ce spectacle m'étonna moins que la vue du noble chevalier lui-même: plus petit que moi et d'aspect chétif, il avait des jambes moulées dans des bas de soie rouge, toutes maigres et arquées; des taches noirâtres, de naissance je pense, défiguraient ses traits arrogants et une barbe au poil rare couvrait ses joues.

Après avoir lu la lettre, il renvoya son domestique et, avec un regard méchant, me demanda si j'en connaissais la teneur.

Je lui répondis que oui puisque c'était moi qui l'avais écrite.

Rouge de colère, il expédia rageusement au loin son gant et le faucon en disant:

- Cinquante ducats! Une goutte de salive sur un poêle chauffé à blanc! Votre maîtresse a dû perdre le jugement pour me déranger avec de pareilles broutilles! Dites-lui qu'elle m'envoie quelque argent immédiatement et qu'elle disparaisse ensuite dans le plus profond de l'enfer, car je ne veux plus jamais la revoir! Après toute la confiance que j'avais placée en elle, elle m'a tellement déçu que sa seule présence me soulèverait le coeur!

Je lui fis observer que ses paroles étaient par trop dures et dépourvues de miséricorde pour les oreilles d'une femme, et lui suggérai qu'il n'avait rien à perdre à consacrer quelques minutes de son temps pour recevoir cinquante ducats des mains de la dame; elle tenait à lui communiquer de vive voix une chose importante. Quand il se rendit compte qu'il devait en passer par sa volonté pour obtenir l'argent, il se mit à proférer les pires jurons, blasphémant contre la Sainte-Trinité et allant même jusqu'à mettre en doute la virginité de Marie! Finalement, il me jeta la lettre au visage et m'intima l'ordre de saluer ma maîtresse, qu'il traita de catin et de Jézabel, et de lui dire de venir avec l'argent la nuit prochaine.

- Mais qu'elle ne se fasse pas d'illusions! Nulle gentillesse de ma part pour cinquante ducats! Ajouta-t-il. Si c'était cinq cents, ou mille... Essayez en tout cas de la convaincre de m'en apporter au moins cent!

Il fit mine de fouiller à la recherche de quelque gratification dans la bourse pendue à sa ceinture mais, la trouvant vide, il se contenta de m'assurer de sa protection et me congédia. Par mesure de sécurité, je ramassai la lettre par terre pour éviter qu'elle ne tombât dans des mains malintentionnées et m'en retournai chez le marchand d'antiquités. Quand je fis part de mon succès à dame Geneviève, elle me serra dans ses bras et me donna un baiser sur les deux joues tandis que je m'étonnais in petto de la conduite des femmes et de leurs caprices décidément bizarres.

Ce soir-là, maître Hiéronymus revint d'un de ses voyages, accompagné d'un garde du corps armé. Il était d'une humeur particulièrement joyeuse, me gratifia d'une pièce d'or et offrit une bourse de ducats à son épouse afin qu'elle allât s'acheter quelque babiole chez l'orfèvre du Pont-Neuf. Il venait de recouvrer une créance de neuf mille ducats d'un client qui avait fait un héritage inespéré d'un parent éloigné de Normandie! Son débiteur, tout à la joie de cette manne subite, avait soldé la totalité de ses dettes. Maître Arce, tout à sa joie également, en oublia sa prudence coutumière et je trouvais cette nuit-là un je-ne-sais-quoi de répugnant à voir cet homme jubilant assis sur son tabouret, attentif à peser ses monnaies d'or, à les empiler et à rogner de leurs tranches de minuscules lamelles.

Quand, le jour suivant, sa femme lui demanda la permission de se rendre auprès de sa vieille nourrice, il ne fit aucune objection; bien au contraire il l'encouragea même à y passer la nuit pour éviter de s'exposer aux dangers d'un retour après le coucher du soleil.

Dame Geneviève se baigna à plusieurs reprises, frotta son corps d'onguents parfumés, mit ses vêtements les plus somptueux et se para de ses plus précieux bijoux.

Je m'étonnai que pareils préparatifs n'éveillassent point la jalousie de maître Hiéronymus! Mais ce dernier, admirant l'allure de son épouse, fit ce commentaire dépourvu de malice:

- Elle est jeune encore et n'a guère l'occasion de porter ses beaux habits! Moi, les visites ne m'intéressent point et peu de gens me plaisent assez pour passer la soirée en leur compagnie! Un homme de mon âge est fatigué du commerce de la société et tous les autres se ressemblent à ses yeux! Mais rien de plus naturel que mon épouse prenne plaisir à s'exhiber au-dehors de temps en temps. Et tant que votre frère Antti se trouvera près d'elle pour la protéger des importuns, je n'éprouverai nulle crainte à son sujet!

J'eus tout au long de l'après-midi des lettres à écrire sous la dictée de mon maître: il était d'une part préoccupé par la façon d'investir dans quelque relique de valeur la fortune qu'il venait de récupérer et, d'autre part, il avait entamé des négociations avec un autre fervent collectionneur d'objets sacrés, le duc de Saxonie. De sorte que je fus très occupé.

Antti revint au moment où je prenais mon repas dans la cuisine.

- Dans ce pays, être nourrice me paraît un métier bien payé! remarqua-t-il. Cela me donnerait presque l'envie d'être une femme! Tu imagines la nourrice incomparable que j'aurais été! Celle de notre maîtresse, en tout cas, vit dans une maison entourée de murs et elle est si grande dame que je n'ai même pas pu l'apercevoir; je n'ai rencontré que ses domestiques: ils arborent tous des habits aux brillantes couleurs, avec des manches à crevés, et se pavanent à sa porte comme de petits coqs! Ma maîtresse m'a donné une pièce d'or pour que je ne le dise à personne et que je raconte une autre histoire si l'on m'interroge. Mais avec toi, ce n'est pas pareil et tout cela m'a semblé si étrange qu'il fallait bien que je t'en parle!

Il alla comme convenu chercher dame Geneviève le jour suivant. Je la vis arriver, elle était pâle et paraissait à bout de force. Ses beaux yeux avaient un regard vague et distrait avec de grands cernes tout autour. Elle se déplaçait comme dans un rêve. Sans mot dire, elle se dirigea directement vers sa chambre, se jeta sur sa couche et sombra dans un profond sommeil.

Cette attitude inquiéta vivement notre maître qui eut peur qu'elle ne fût tombée malade.

- Je crois tout simplement, le rassura Antti, que la dame a besoin de sommeil. Elle est accoutumée à un bon lit et à ses aises. Elle me disait précisément n'avoir pu fermer l'oeil de la nuit à cause des insectes qui n'ont cessé de la piquer.

Ce qui était la pure vérité car lorsque maître Hiéronymus nous laissa pénétrer dans la chambre pour veiller sur le sommeil de son épouse, nous pûmes voir son cou et ses épaules couverts de taches rouges; elle, tranquille, dormait comme un ange, un coussin pressé contre sa poitrine.

Maître Hiéronymus, tout attendri, la dissimula à nos regards curieux.

- Peut-être que cela lui servira de leçon! Elle ne couchera plus chez sa nourrice la prochaine fois!

Tout au long de la journée qui suivit, j'attendis avec impatience l'occasion de lui parler, mais elle m'évitait et je dus patienter jusques à ce que son époux se fût enfin retiré, pour la voir seul à seul.

- Au nom de tous les saints, je vous en supplie, madame, dites-moi ce qui vous est arrivé! J'ai été malade d'angoisse et n'ai point dormi de la nuit de crainte de vous avoir causé quelque tort!

- Mon noble bien-aimé, me répondit-elle complaisamment, m'a reçue dans sa chambre mais, au début, ne m'a même pas invitée à m'asseoir, et ce n'est qu'après que je lui eus remis cent cinquante ducats qu'il s'est radouci et a envoyé son domestique chercher la coupe de vin que j'avais demandée. Par chance, une bagarre éclata alors dans le jardin entre ses chiens et quand mon chevalier sortit pour leur donner le fouet, je pus à loisir mélanger l'élixir dans le vin ainsi que vous me l'aviez conseillé. A ma requête, et bien que de mauvaise grâce, il but ensuite dans la coupe; à peine avait-il avalé les dernières gouttes, qu'il commença à se plaindre de la fatigue et d'un sommeil envahissant; il se mit à bâiller, ouvrit la fenêtre en quête d'un peu d'air frais et me dit qu'il sentait son corps en feu. Je tentai de le distraire en attendant que la drogue fît son effet et lui racontai que mon époux était revenu à la maison avec neuf mille ducats; j'eus à peine le temps de terminer ma phrase qu'il me prit dans ses bras et m'étreignit avec passion, me disant que tout son corps brûlait d'une si terrible ardeur qu'il fallait qu'il se mette nu et se jette dans le puits pour calmer ce feu. Moi-même, je ne me sentais guère en un meilleur état, mais la pudeur féminine m'empêche d'en dire plus long sur ce sujet.

«Je puis vous assurer, en tout cas, qu'il se jeta dans le puits tant de fois que j'en perdis le compte et m'évanouis, car il ne me laissa en paix de toute la nuit. J'imagine que jamais femme n'eut amoureux plus enflammé! Lorsque je pris congé, il me renouvela sa passion et me supplia de lui dire que je l'aimais... En vérité, je dois réfléchir à tout cela et j'ai mal à la tête! Je suis si lasse! Je vous en prie, Mikaël, laissez-moi à présent!

Je me risquai alors à lui rappeler sa dette envers moi.

- Oui, oui, vous l'aurez votre récompense! Mais vous pourriez choisir un moment plus propice pour la réclamer! Je me sens tout endolorie et la seule idée du contact avec un homme me donne la nausée! Laissez-moi! Vous serez récompensé, n'en doutez point, et pour votre aide et pour avoir su attendre!

Sur ce, elle me repoussa des deux mains et me força à la résignation.

Le jour suivant, maître Hiéronymus m'amena avec lui à Chartres où il projetait de se rendre depuis longtemps déjà. Il essaya de persuader son épouse de l'accompagner car, comme ils n'avaient point d'enfant, il aurait voulu qu'elle allât s'agenouiller devant l'image miraculeuse de la Vierge; mais dame Geneviève, encore faible, le pria de lui épargner les fatigues du voyage.

Oh! comme les désirs de la chair peuvent aveugler les yeux d'un homme! Il ne me reste aucun souvenir de la merveilleuse cathédrale de Chartres, sinon de ses grandes tours entièrement différentes l'une de l'autre et par là même remarquables et imposantes. La fumée de chandelles innombrables avait rendu la magnifique sculpture de la Madone aussi noire qu'un Maure. Je fus incapable de prier devant elle avec la ferveur convenable: mes pensées allaient toutes vers la beauté de ma maîtresse et son absence exacerbait mon désir.

Nous fûmes de retour à Paris au crépuscule du troisième jour, affamés et morts de soif après une rapide chevauchée. Devant la porte de la maison, un Antti à l'air abattu nous attendait et vint à notre rencontre dès qu'il nous vit.

- Ô bon maître! s'écria-t-il. Un grand malheur est arrivé dans votre demeure et je dois être un mauvais serviteur, moi qui n'ai su veiller sur vos biens les plus précieux! Durant votre absence, la robe de velours la plus coûteuse de dame Geneviève a disparu.

Le marchand de reliques devina à son expression que bien plus avait dû se produire et il s'avança pour pénétrer à l'intérieur de la maison. Mais Antti le fit reculer et ajouta:

- Ce n'est pas tout! Dame Geneviève a disparu avec sa robe!

Telle fut la délicate formule que choisit mon ami pour annoncer les toutes dernières nouvelles à son maître! Il raconta ensuite que la dame avait emporté tous ses vêtements, tous ses bijoux, ainsi que le service d'argent de la salle à manger.

- Et c'est moi qui ai transporté le coffre d'or de la cave jusqu'à la voiture qui est venue la chercher, dit-il de son air placide. Deux hommes n'auraient point suffi à le déplacer tellement il était lourd, mais ma bonne maîtresse a fait confiance en ma force et j'avais à coeur de la servir de mon mieux ainsi que vous me l'aviez ordonné.

Maître Hiéronymus, muet de saisissement, ne pouvait articuler un seul mot.

- D'ailleurs, poursuivit Antti, la porte de la cave était fermée; vous aviez, je pense, oublié de laisser la clé à votre épouse. Il a donc fallu que j'emprunte une masse et je suis arrivé, en donnant de grands coups, à casser serrures et verrous.

«Vous m'aviez bien recommandé de toujours obéir à votre épouse comme à vous-même, n'est-ce pas?

Ce ne fut qu'à ce moment que je me rendis compte de l'ampleur de la catastrophe. Les yeux pleins de larmes, je criai:

- Ô mon cher maître! Votre femme infidèle, la traîtresse! nous a trompés! Elle s'est montrée indigne de notre confiance! Que Dieu, dans sa bonté, lui envoie du haut du ciel un coup de foudre pour écraser sa tête perfide et que les chiens dévorent son corps impudique!

Maître Hiéronymus, qui se répandait également en larmes amères, protesta:

- Non! Non, pas cela! Dieu m'a envoyé un juste châtiment pour mon aveuglement!

Alors il arracha les poils de sa barbe, jeta son bonnet par terre, puis leva son bâton et en frappa Antti qui supporta cette correction bien méritée en toute humilité. Lorsque le vieux, fatigué, laissa tomber sa canne, il dit enfin sur un ton de profonde affliction:

- De rien ne servent les coups et les larmes! Qu'ai-je à te reprocher, pauvre garçon sans malice? Tout est ma faute à moi, moi qui dans ma folie t'ai donné l'ordre d'obéir à ma femme!

Il entra, le pas mal assuré, et j'éprouvai quelque peine à le voir s'éloigner ainsi, le dos voûté, mais j'étais encore plus triste pour mon propre compte car dame Geneviève avait failli à sa promesse et je savais que je ne la reverrais jamais.

Comme je déchargeais le trop-plein de ma rage sur Antti, il me dit d'une voix calme:

- Dame Geneviève est une femme belle et pleine de caprices! Il est difficile de s'opposer à ses volontés pour un domestique, et tu dois le savoir mieux que moi car c'est ce qu'elle m'a raconté à ton sujet qui m'a ôté tous mes scrupules! Elle m'a dit que tu l'aidais dans ses projets, poussé par le grand amour qu'elle t'inspirait et elle a même prétendu que c'est à toi qu'elle devait son bonheur! Elle était prête du reste à te rembourser dès que tu en exprimerais le désir et comme je me montrais encore un peu hésitant, elle m'a donné un léger acompte... et je dois reconnaître que c'est une femme très libérale qui paie ses dettes avec intérêts!

- Antti! hurlai-je, me refusant à en croire mes oreilles. As-tu eu l'outrecuidance de lever les yeux sur dame Geneviève et d'entretenir en ton coeur un désir coupable?

- Moi? Jamais une idée pareille ne me serait venue à l'esprit! reprit-il de sa voix sérieuse. Mais quand j'ai vu comme tu avais bien commencé, j'ai pensé que ce n'était que justice d'exiger au moins une partie de tes créances! Ainsi tu n'as pas tout perdu!

La pensée d'Antti dans ses bras me remplit d'une rage si aveugle que je me mis à le frapper de mes deux poings tout en lui débitant les pires insultes qui me venaient à l'esprit. Il me laissa déverser ma fureur puis me demanda, sur un ton enjôleur, de lui révéler le secret de la potion magique de dame Pirjo.

Il m'écouta en silence, et, me regardant de ses yeux pleins de bonté, me dit:

- Mais pourquoi ne lui as-tu point versé secrètement la drogue à elle, si tu la désirais si éperdument? Tu l'aurais obtenue et les neuf mille monnaies d'or par-dessus le marché!

Enfin je vis clair dans cette affaire sans parvenir à comprendre pourquoi j'avais été si naïf jusqu'alors. Mais, me refusant de l'admettre devant mon ami, je déclarai:

- J'ai résisté à la tentation pour le salut de mon âme immortelle! Si je m'étais livré à des actes de sorcellerie pour la conquérir, je serais tombé dans les rets de Satan.

- Les raisins sont trop verts! commenta Antti. Pour ma part, il ne me déplairait guère de rencontrer nombre de ces rets-là sur mon chemin, bien que j'avoue qu'il doit être difficile de s'en délivrer une fois bien attrapé!

Ni l'un ni l'autre n'osâmes aller voir le maître. Nous l'entendions sangloter, soupirer et prier dans sa chambre et nous le laissâmes seul avec son désespoir.

Deux jours plus tard, il nous manda près de lui.

- J'espère que vous saurez garder le silence sur tous ces événements. Je suis un homme âgé et ma grande erreur a été d'attendre amour et compréhension d'une femme trop jeune. Je vais essayer d'oublier le passé! Vous comprendrez que je ne veuille plus jamais vous voir! Votre seule présence me rappellerait à chaque instant mon épouse! N'allez point croire que la colère me guide ou que je vous garde rancune. Bien au contraire! Je vous pardonne de tout coeur toutes les offenses dont vous avez pu vous rendre coupables envers moi et vous donnerai à chacun cinq pièces d'or pour acheter votre silence.

Des larmes brillaient sous ses paupières rougies tandis qu'il nous parlait; après nous avoir compté les ducats, il passa sa main tremblante dans sa barbe et nous donna congé.

Cet homme avait manifesté plus de sagesse et de grandeur dans sa douleur qu'en ses jours de faux bonheur et je quittai sa maison tel un chien, pénétré d'un profond sentiment de culpabilité. Je trouvai cependant quelque consolation à penser que tôt ou tard, et sans mon concours, il aurait connu la même disgrâce qui avait eu l'effet d'un médicament sur son âme, lui apportant humilité et sagesse.

Nous cheminâmes sans mot dire le long des rives du fleuve et fîmes un arrêt sur le pont pour contempler la façade éblouissante de blancheur de Notre-Dame.

- Mikaël, mon frère, prends cet argent! dit alors Antti. Il me brûle horriblement les mains et je ne crois point qu'il me portera chance!

Ses paroles me rendirent songeur, mais je m'empressai tout de même de prendre ses pièces avant qu'il ne changeât d'avis. Je le remerciai chaleureusement et l'invitai à un bon repas à La Tête de l'Ange où nous avions résolu de nous revoir pour débattre de ce que nous allions faire.

Nous n'eûmes guère besoin de débattre! Le sort avait déjà décidé: en arrivant dans la rue de la Harpe, nous vîmes messire Didrik, sautant par-dessus les monceaux d'ordures, venir à notre rencontre! Il portait un élégant costume aux couleurs danoises, son épée au côté et un chapeau à plumes.

Il me salua comme si nous nous étions vus la veille.

- Dans quel affreux trou vivez-vous? Et que faites-vous durant la journée? Je suis venu deux fois déjà vous chercher! Mais dites-moi vite où nous pourrions boire un pichet de vin tranquilles. J'ai quelque chose à vous dire.

- Messire Didrik! m'exclamai-je en faisant un signe de croix. Est-ce le diable qui vous envoie ici?

- Le diable ou le roi du Danemark, qu'importe? répliqua-t-il. J'ai obtenu votre adresse par l'intermédiaire de la nation allemande. Le vent et le mauvais temps m'ont contraint à débarquer à Rouen avec une cargaison de Français couverts de blessures et d'engelures. Le roi, vous le savez, a un bataillon de mercenaires français et je dois faire une nouvelle levée de soldats pour remplacer ceux-ci. Quant à vous, vous avez grand intérêt à vous hâter si vous voulez profiter de la chance! L'arrogant Sten Sture est tombé et la Suède tout entière ne saurait tarder à tomber elle aussi au pouvoir du roi.

Ces nouvelles m'enchantèrent! Je l'amenai à La Tête de l'Ange où nous célébrâmes nos retrouvailles en compagnie d'Antti. Je me doutais, certes, qu'il ne se fût jamais donné la peine de me rechercher s'il n'eût espéré en tirer quelque avantage, mais nous avions des intérêts communs et plus il me parlait, plus j'avais la conviction que mon heure avait enfin sonné et que j'allais recevoir la récompense de tous les services rendus au roi Christian. Il suffisait à présent d'arriver au moment du partage du butin!

- La résistance de l'ennemi fond comme neige au soleil! dit-il. Les forteresses capitulent avant de tirer un seul coup de feu! Le pape soutient le roi qui est le beau-frère de l'empereur et Fugger, le banquier, finance sa campagne en échange des mines de cuivre de Suède. Grâce à lui, le roi a pu recruter des mercenaires écossais; ils sont d'une telle sauvagerie qu'ils ont commencé à se tirer dessus alors qu'ils se trouvaient encore à Copenhague! L'un d'eux, mortellement blessé d'un coup de poignard, a tenté de s'échapper en rampant sous le cheval de Sa Majesté! Je l'ai vu de mes propres yeux!

«Lorsque j'ai quitté la Suède, il était déjà question d'une trêve. Vous agiriez donc sagement en reléguant vos livres dans un coin pour embarquer sans tarder avec moi, d'abord pour Copenhague puis pour la Suède.


Après un voyage mouvementé, nous arrivâmes à Copenhague au début du printemps, juste pour apprendre que le roi Christian venait de partir dans l'intention de prendre la tête des opérations au siège de Stockholm et de réunir les états prévenus de son arrivée pour le début du mois de juin. Nous ne fîmes donc que nous ravitailler et prendre quelque chargement supplémentaire avant de continuer notre course vers les côtes de Suède. Durant tout le voyage, hormis les moments où je souffrais du mal de mer, messire Didrik ne cessa de chanter les louanges du roi et de nous prédire un avenir doré. Si parfois j'exprimais quelques doutes au sujet de l'Union, les nouvelles des récentes victoires les dissipaient aussitôt et lorsque à la mi-mai nous jetâmes l'ancre à Stockholm, j'étais pénétré du sentiment qu'un jour nouveau se levait pour la grandeur des peuples du Nord. Du reste, le vieux docteur Hemming Gadh en personne, opposant depuis toujours et ennemi juré du Danemark, avait vu les signes de ces temps futurs et rendu hommage au souverain danois; il consacrait désormais toute son énergie à gagner le royaume de Suède à la cause du roi Christian et pour éviter d'inutiles massacres. Je revis avec plaisir les tendres bourgeons des bouleaux argentés et contemplai pour la première fois les tours de Stockholm dressées au-dessus des eaux. Aux beaux jours nous prîmes la mer vers le nord, et quand j'aperçus les forêts de mâts de la flotte royale et les innombrables tentes blanches autour du camp des assiégés, mon coeur se gonfla d'espoir dans ma poitrine. Mais je parlerai du roi Christian et du siège de Stockholm dans un autre livre.

HRM-BUESCHOL
26 €