Un ange venait de
passer au-dessus de la table de réunion ornée d'une
multitude d'ordinateurs portables de toutes marques, de téléphones
cellulaires, de Palms, de tasses de café et de quelques
blocs de papier, appartenant de toute évidence à
des attardés de l'ancienne génération. Sept
conseillers, la plupart du Président de la République,
gênés, ne savaient plus sur quel mur, quelle
fenêtre ou quel tableau poser leurs yeux afin d'éviter
d'aborder le sujet. Enarques, polytechniciens et les inévitables
diplômés de « Sciences Po »
venaient tous de se retrouver devant ce qu'ils avaient toujours
craint à titre individuel, une situation qui ne leur avait
jamais été enseignée dans leurs écoles.
Une situation qui, dès lors, n'avait aucune solution.
Grâce à
la pesanteur de l'atmosphère, l'ange effectua un nouveau
passage dans l'autre sens, à basse altitude, mais sans
toutefois réussir à briser le mur du silence. Pourtant,
quelqu'un se devait de le briser, au risque d'être tous obligés
de clore la réunion sans trouver de solution pour ce qui
devait être la plus grande inauguration du XXIe siècle,
le viaduc de Millau, dont l'une des sept piles était la plus
élevée de la planète. Cet ouvrage d'art allait
unifier tous les pays européens, ou presque, en reliant
Gibraltar à Stockholm, sans un seul feu rouge. La toute
première autoroute transcontinentale européenne
s'apprêtait à se hausser au niveau de la « 10 »
américaine, celle qui tire un trait direct entre l'Est et
l'Ouest.
- Mais je ne
comprends pas très bien, c'est juste un pont, s'aventura
à dire d'une voix rauque, Yves Vandeval l'un des conseillers
aux cheveux grisonnants, sans cependant regarder ses autres
interlocuteurs
- Euh, oui, c'est juste un pont.
Ou plutôt un viaduc. Mais le Président a décrété
qu'il était hors de question pour lui de le traverser le
premier. C'est une question de principe 
pas plus, répondit, quelque peu gêné,
Charles-Pierre de la Ribardière, le conseiller le plus proche
du chef de l'Etat.
Les six autres regards le
passèrent au scanner tel un photocopieur examinant son
document cible, puis, avec la précision d'un mouvement de
natation synchronisée, ils se tournèrent aussitôt
vers le chef du protocole de l'Elysée. Après tout, lui,
il avait reçu suffisamment de chefs d'Etat, dont beaucoup
d'Africains. Il devait savoir.
- Pardonnez-moi, mais depuis quand
le Président est-il superstitieux ? lui demanda
timidement une jeune énarque ressemblant comme deux
gouttes d'eau à Elisabeth Guigou ( avec vingt ans de
moins ) , détachée par le ministère de
l'Aménagement du terriÿtoire, en charge de la
coordination.
- Mademoiselle, je crois qu'après
avoir parcouru des milliers de kilomètres pour serrer les
mains de tous les paysans de leur circonscription, après
les avoir côtoyés, les avoir écoutés, tous
les hommes politiques, ou presque, finissent par devenir
superstitieux. Mais, mon expérience m'a appris qu'il
s'agit là d'un trait qui s'observe plus chez les politiques de
droite que de gauche, et encore plus chez ceux qui ont une
circonscription à la campagne qu'à la ville. J'ajoute
cependant que nos homologues anglais de Westminster House respectent
toutes les superstitions dont la pluÿpart sont même
devenues des traditions.
- Vous voulez
dire qu'un maire d'arrondissement parisien a moins de chances
d'être..., de..., enfin de croire à ces choses-là
que le maire de Borg-les-Orgues?
- C'est où
Borg-les-Orgues ?
- Dans l'Auvergne profonde, et
même en Corrèze répondit Andrée-Marie
Colin, responsable de la coordination de l'emploi du temps
présidentiel.
- Toutes les
télévisions mondiales couvriront l'événement 
notre Président se doit d'être le premier à le
traverser symboliquement. La France ne va quand même pas
laisser un Anglais inaugurer le viaduc de Millau, argumenta
Martine Mazzoni, responsable de la cellule communication.
- J'ai une idée : et
si on mettait un ruban au milieu du pont ? Tout le monde
partirait au même moment et se retrouverait ainsi au même
instant devant le ruban que notre Président
couperait comme il se doit ? De cette façon, il n'y
aurait pas de premier à marcher sur le pont. En fait, ils
seront tous premiers...
Charles-Pierre de la Ribardière
attendait avec avidité et une certaine fierté la
réaction de l'assemblée. Mais elle ne se manifesta pas
avec l'enthousiasme qu'il espérait.
- Vous venez de
le dire, monsieur, ils seront tous les premiers, remarqua
platement le chef du protocole, baissant les yeux comme s'il
venait d'entendre une hérésie.
La jeune énarque
se révolta :
- Cette histoire est insensée.
Entre l'achèvement des travaux et l'inauguration, il
s'écoulera un mois, voire plus. Un ouvrier sera certainement
le premier à traverser le pont. Ou l'architecte. Ou un
ingénieur. Comment le Président peut-il s'imaginer que
la société de travaux publics chargée de la
construction ne l'aura pas testé en le traversant mille
fois, en long, en large et en travers avant son arrivée. C'est
pas logique !
Le silence retomba brusquement,
agrémenté par le doux chuintement de la
ventilation de chaque ordinateur portable. Puis le chef du protocole,
Edmond de la Salle, reprit la parole avec un geste las de sa main
soigneusement manucurée :
- Mademoiselle, sachez que dans la
superstition, par définition il n'y a pas de logique. Mais
permettez-moi de vous donner un élément supplémentaire,
afin que vous compreniez bien. C'est le premier qui traverse le pont
le jour de l'inauguration qui risque de..., qui..., bref, c'est là
le point clé.
Il ne s'en
rendait pas compte, mais chaque personne de l'assemblée
demeura suspendue à ses lèvres, attendant
l'explication qui allait enfin les éclairer sur la véritable
raison du refus du chef de l'Etat à être le premier
à franchir le viaduc de Millau, splendeur de l'architecture
contemporaine. Et sous le poids des regards interrogateurs et
suppliants, le chef du protocole, se résigna :
- Une vieille tradition veut que
le premier qui franchit un pont le jour de son inauguration voie son
âme euh..., emportée par..., hhmm, par..., euh..., le
Diable.
La tension
étrange qui avait régné depuis le début
de la réunion se contracta soudain en un silence
impressionnant. Aline de la Brosse, la jeune énarque de
service, serra violemment ses mâchoires car elle sentit monter
du plus profond de son ventre le spasme irrépressible d'un fou
rire, celui-là même qu'on essaye de réprimer
à tout prix quand la situation ne s'y prête pas, comme
lors d'une minute de silence ou bien pendant un enterrement.
Mais tout le monde remarqua ces contractions si typiques aux
coins de ses yeux et ce fut le signal déclencheur que
tout le monde attendait, libérant un fou rire général,
de ceux qui font pleurer des larmes de bonheur et qui donnent
des crampes à l'estomac à force de se tordre, au
sens propre du terme. Une série de clichés traversa
leur esprit, un Diable rouge avec des cornes et un trident
venant sur le pont chercher le Président de la République
française, ou bien un Méphistophélès
faustien prêt à lui faire signer un document
soigneusement fixé dans un parapheur de cuir rouge, comme ceux
utilisés naguère par Leonid Brejnev. Toutes les images
véhiculées par la publicité et le cinéma
furent évoquées en une fraction de seconde, chacun
imaginant en fonction de sa propre culture religieuse le
Président face au Diable, au Malin, à Satan ou à
Lucifer.
Au
bout de plusieurs minutes de cette crise libératrice,
l'assemblée réussit finalement à se
contrôler et à calmer son hilarité. La jeune
énarque fut même obligée de sortir pour se
remaquiller, le rimmel de ses yeux ayant totalement coulé.
En la regardant se diriger vers la porte, le groupe chercha sur son
visage une étincelle susceptible de déclencher un
dernier fou rire, mais il découvrit, stupéfait,
que les traînées sombres de son mascara avaient donné
à son regard - et surtout à son visage - un
aspect aussi théâtral que véritablement
diabolique. Après le fou rire, ce fut comme une douche froide,
ou, plus exactement, comme si, à la simple évocation
de son nom, le Diable s'était instantanément
matérialisé à l'Elysée pour participer à
leur réunion !
Alors il y eut
une sorte de malaise.
Aussitôt,
chacun se trouva quelque chose à faire, taper des notes
sur le clavier de l'ordinateur, griffonner des observations
sur les feuilles de papier, vérifier la messagerie de son
téléphone portable ou boire une gorgée de café,
histoire de dissiper de son esprit cette vision aussi fascinante
qu'effrayante. Au bout de cinq minutes, Aline de la Brosse
réapparut dans la pièce, ressemblant de nouveau à
elle-même, une blonde de trente-cinq ans, diplômée
de « l'élite de la nation »,
exclusivement abonnée aux vêtements d'Anne-Marie
Beretta, ce qui laissait penser qu'elle s'habillait par erreur
au rayon hommes des Galeries Lafayette. La coupe de ses cheveux
blonds lui donnait incontestablement l'air sévère
d'une sainte germanique médiévale descendue de son
socle après cinq cents ans d'ennui, juste pour respirer un
peu. Elle reprit sa place avec un sourire détendu et
seules ses cernes trahissaient ce qui venait de se passer quelques
instants plus tôt. Elle parcourut l'assemblée de
ses yeux azur avant de les plonger dans ceux du chef du protocole :
- Monsieur de la Salle,
voulez-vous dire que notre Président, avec la carrière
politique qu'on lui connaît depuis trente ans, a peur du
Diable ?
Mal à
l'aise, le directeur de l'Elysée croisa ses bras sur son torse
dans un signe inconscient d'auto-défense.
- Non,
mademoiselle, il ne souhaite simplement pas traverser le pont en
premier. C'est tout. Mais, conscient des difficultés que cela
pose, il a initié cette réunion qui a pour objet de
trouver une, ou des solutions.
Tout le monde pensa à la
même chose. Pendant qu'ils planchaient sur une histoire de fou,
lui, en voyage privé au Japon, devait assister tranquillement
en ce moment même à des tournois de sumo. Ou a une
désespérante et interminable représentation de
théâtre Nô.
Le conseiller aux cheveux poivre
et sel leva la main :
- Je sais qu'Olivier de
Kersauzon, le navigateur, a jeté par-dessus bord un de ses
marins parce que celui-ci avait pris des conserves de pâté
de lapin.
Un nouveau silence accueillit la
remarque. Une bonne centaine de rongeurs imaginaires se
matérialisèrent sur la table de réunion,
sautillant dans tous les sens.
- Et pourquoi ?
demandèrent-ils d'une seule voix.
- On ne sait pas pourquoi, mais il
est interdit de prononcer le mot « lapin »
sur un bateau. Il risque de couler.
Tout le monde se
regarda d'un air navré. Le Titanic flotta pendant trois
secondes devant eux, avec ses cales pleines à craquer de
lapins de toutes les couleurs et de toutes les races. Le monde, non
content d'être divisé entre riches et pauvres,
croyants et athées, comptait maintenant une troisième
division, entre gens normaux et ceux qui avaient peur des lapins en
mer.
Et cela, à
deux pas du salon Murat, construit sur les fondations de
l'ancienne chapelle de l'Elysée, détruite pour bien
marquer la victoire de la Raison sur la superstition !
Aline de la Brosse relança
la discussion avec une proposition plus logique :
- En clair, la solution la plus
simple consisterait à convaincre le Président que le
Diable n'existe pas.
Mais là encore, pour une
raison qu'elle n'arriva pas à cerner, l'idée ne fut pas
accueillie avec enthousiasme. Seraient-ils, eux-aussi, tous
superstitieux ? Un silence gênant remplit la pièce
et lorsqu'il fut interrompu par trois coups énergiques
frappés sur la porte, presque tout le monde sursauta. Elle
s'ouvrit sur un inconnu d'une trentaine d'années aux
cheveux noirs et au visage carré avec une peau diaphane,
intégralement habillé par Hugo Boss. Il entra dans
la pièce et inclina légèrement la tête
comme un hussard prussien :
- Mademoiselle, madame, monsieur,
pardonnez mon retard. Le Président m'avait demandé de
préparer pour cette réunion un rapport un peu spécial
et de vous le présenter afin de vous aider. Où
puis-je m'asseoir ?
Le chef du protocole l'observait
en se demandant où il avait déjà vu cet homme,
sans toutefois réussir à s'en souvenir. De plus, le
chef de l'Etat ne lui avait pas parlé non plus de ce rapport
supplémentaire, mais ce n'était pas la première
fois. Il avait pour habitude de toujours sortir un conseiller d'on ne
sait où, un professeur des Langues Orientales par exemple, ou
un spécialiste de l'islam ayant vécu trois ans avec des
Berbères. Celui-ci appartenait certainement à une
université.
- Quel est votre nom, monsieur ?
lui demanda-t-il un peu étonné, tout en se disant que
le secrétariat du président l'avait forcément
inscrit sur la liste de sécurité puisqu'il était
là.
- Pardonnez-moi à nouveau,
je me suis trop énervé dans les embouteillages.
Professeur Luc Feri de l'université de Rennes. Je suis
spécialiste des coutumes et superstitions en général,
bretonnes en particulier. J'ai soutenu un doctorat d'Etat sur le
rôle des superstitions dans la Révolution
française. J'enseigne aujourd'hui un peu à la faculté
de Rennes et beaucoup à l'université de Londres.
Edmond de la Salle ferma les yeux
de dépit. Le président n'avait rien trouvé de
mieux qu'un anthropologue. Et d'emblée il prit en grippe
le nouvel arrivant car il détestait les anthropologues, des
prétentieux encore plus inutiles que ceux recommandés
par tel camarade de promotion.
- Puis-je vous
rassurer ? Je ne suis pas anthropologue mais simplement
historien. Je sais combien ils sont abscons, dit le professeur en le
regardant droit dans les yeux et en souriant.
Le chef du protocole de l'Elysée
sentit tous les poils qui recouvraient son corps se dresser d'un seul
coup à la verticale, comme si cet inconnu avait lu dans ses
pensées. Il lui désigna néanmoins un
fauteuil.
- Eh bien, professeur Perry vous
arrivez bien. Mes collègues et moi-même nous heurtons à
un mur parce que nous ne connaissons pas la raison de cette...
décision. Vous allez peut-être pouvoir nous éclairer
?
- Monsieur de la Salle, c'est
exactement pour cela que je suis là, pour vous apporter mes
lumières. Mais je m'appelle Feri, pas Perry.
L'historien
ouvrit une serviette en cuir noir glacé, qu'Aline de la Brosse
identifia immédiatement comme une manufacture Hermès,
et il en sortit une pile de dossiers reliés, protégés
par des couvertures transparentes qui laissaient apercevoir la
silhouette typique d'un pont médiéval et les fit passer
afin que les sept membres de la réunion puissent le consulter
avant d'entendre ses explications. Aline de la Brosse continuait
à l'observer car il se dégageait de lui une assurance
inhabituelle pour un universitaire. De plus, il ne ressemblait
pas vraiment à un fonctionnaire de l'Education nationale, ne
serait-ce qu'à cause de ses vêtements. Elle décida
alors de se pencher sous la table et de faire semblant de
fouiller dans son sac pour regarder ses chaussures, la première
chose qu'elle détaillait chez un homme. Elle avait une
théorie, héritée de sa mère, qui disait
qu'un homme qui portait des baskets n'irait jamais nulle part,
même s'il était champion olympique du cent mètres.
En revanche, des souliers bien soignés révélaient
tout d'un homme. En attrapant donc un autre stylo, elle détailla
les chaussures du nouveau venu et fut surprise en reconnaissant
la trépointe typique de Berluti. En se redressant,
Aline de la Brosse se dit que les universités anglaises
rémunéraient certainement mieux que les françaises :
grâce à un ancien ministre socialiste, le pays entier
savait que pour une seule paire de Berluti, on pouvait en acheter
soixante-quinze chez Eram.
Alors, toujours poussée par
la curiosité, elle le dévisagea ouvertement. Le
professeur Feri avait des yeux verts en amande, soulignés par
des sourcils très longs dont le trait rejoignait presque
chaque tempe 
trahissait aucun affolement ou nervosité. Il était
beau, mais exprimait quelque chose de froid et de distant,
mélange des splendides yeux glacés de Patrica Kaas et
du visage de Sean Connery, du temps de ses premiers James Bond. La
jeune énarque ne savait trop dans quelle catégorie le
placer, hormis celle des cerveaux à six mille tours minute.
- Bien,
commença-t-il, une vieille tradition remontant à
la nuit des temps dit que c'est le Diable qui a enseigné
aux hommes la construction du premier pont. En couverture de ce petit
dossier que vous avez entre vos mains, vous pouvez apprécier
les courbes gracieuses de l'un des plus anciens ponts européens.
Celui-ci se trouve à Lucques, Lucca, en Italie, l'un des
innombrables « Pont du Diable » disséminés
aussi bien en Europe qu'en Asie mineure. Ce sublime « Diavolo »
italien vous montre que cette association du pont et du Diable n'est
pas exclusive au Finistère ou à la Creuse. Nous en
retrouvons d'innombrables illustrations au Pays de Galles, en
Espagne, en Allemagne, en Suisse, au Portugal et même aux
Etats-Unis. Attendez-vous d'ailleurs à plus de résistances
de la part des Britanniques et des Espagnols qui,
eux-aussi, refuseront, d'être les premiers à traverser
un pont. A titre de comparaison, s'ils ne possèdent pas
de traditions liant le Diable - Oni - au pont, les
Japonais sont en revanche persuadés qu'il est plus facile de
parler à leurs morts en marchant sur un pont. En clair :
dans le monde entier ce dernier symbolise une interaction
spirituelle entre l'homme et les divinités. Et si vous ne
croyez pas à la survie de votre âme après votre
mort, vous ne pouvez pas en conséquence comprendre la
réticence de quelqu'un à être le premier à
traverser un pont. C'est le point numéro un.
Un ange,
dignement drapé dans une toge universitaire noire, passa
au-dessus de la table. Aline de la Brosse décida aussitôt
de briser le silence. Décidément, cette réunion
ne ressemblait à aucune autre.
- C'est curieux, autant j'aurais
trouvé ça normal avec Mitterrand, autant j'ai du mal
avec notre président. Comme si ce n'était pas lui.
Le chef du
protocole la dévisagea avec sévérité,
puis fit signe au professeur de continuer. Celui-ci se racla
discrètement la gorge et reprit :
- Le point numéro deux
concerne l'architecte. Si l'on étudie les légendes de
tous les ponts dans tous les pays, c'est à lui que le Diable
s'adresse avant tout. Il lui propose son savoir-faire en échange
d'une âme, celle du premier à traverser le pont. En
réalité, cet échange n'est qu'un prétexte :
le Diable n'a que faire de cette âme. Ce qui l'intéresse
c'est le pont et il veut que celui-ci résiste au temps et
porte sa griffe. D'où les innombrables « Ponts du
Diable » qui existent un peu partout dans le monde. L'âme
n'est qu'une couverture. Par le biais du pont, le Diable veut
symboliser le passage d'une dimension à une autre
au-dessus d'un gouffre, au-dessus de quelque chose
d'infranchissable, au-dessus du vide, du néant, et demande le
dépassement intellectuel absolu pour y arriver. Il
interagit donc uniquement avec l'architecte, et personne d'autre.
Néanmoins, cette tradition est tellement ancrée
dans l'imaginaire qu'elle entraîne effectivement des
réactions qui défient la logique. Je vous propose
donc la réflexion suivante : de deux choses l'une, soit
le Diable existe, alors à la lumière de cette légende
persistante depuis des siècles, il est obligatoirement en
contact avec l'architecte du viaduc de Millau 
pas, mais jusqu'à présent personne n'a réussi à
prouver qu'il n'existait pas, et cela n'efface toujours pas cette
croyance. Pour traiter ce problème, il serait donc préférable
d'accepter l'existence du Diable car cela facilite le
traitement de la superstition. L'expérience des
missionnaires en Afrique a montré que lorsqu'ils avaient
accepté ou feint d'accepter les divinités
fétichistes, il entraient à un moment donné ou à
un autre en résonance avec les croyances locales et
finissaient par trouver les mots exacts pour parler aux
indigènes et les convertir.
Luc Feri s'abstint d'ajouter que
la quasi-totalité des moines et prêtres qui s'étaient
intéressés aux cultes fétichistes africains
finirent par perdre plus ou moins la raison lorsque leur foi n'avait
pas été assez solide.
L'assemblée
écoutait et buvait littéralement ses paroles,
prenant conscience que ses explications donnaient au sujet de leur
réunion une dimension nouvelle et somme toute moins complexe.
Le meilleur moyen pour traiter une maladie ne consiste-t-il pas à
tout savoir sur elle ? Les médecins s'étaient
rendus compte que les malades atteints d'un cancer et qui savaient
tout sur le fonctionnement cellulaire de leur maladie avaient plus de
chances d'en sortir que ceux qui la vivaient sans jamais chercher à
la comprendre. Comme si les cellules tumorales, ravies que leur
porteur s'intéresse à elles, décidaient
d'établir une trêve et parfois même la paix...
Seule Martine Mazzoni, peu
intéressée par ces sujets, manifesta immédiatement
son scepticisme en regardant sa montre :
- Certes monsieur Feri, c'est très
intéressant, mais le temps presse. En quoi cela peut-il nous
aider à régler le problème de
l'inauguration ou bien à permettre au chef de l'Etat de
changer d'avis ?
Un sourire
empreint d'une terrible ironie se dessina sur le visage du jeune
historien, absolument pas désarçonné par
l'agression verbale.
- Madame Mazzoni, vous, vous
faites partie des personnes qui doivent résoudre le
problème. Mon rôle, purement documentaire, consiste
simplement à vous apporter les éléments
d'aide à la décision. Je vous donne l'exemple
du Pont du Diable du village de Saint-Gervais en Haute-Savoie
qui franchit le Bonant, un torrent tumultueux. La légende
dit que, furieux d'avoir été trompé, le Diable
avait juré d'y revenir pour se venger. Les habitants savent
que, tous les cinquante ans, très précisément un
23 mars, quelqu'un se suicide en se jetant du pont. Et le corps n'est
jamais retrouvé. Enfin, je tiens à ajouter que
tous les architectes savent que le premier à inaugurer un pont
a une tendance statistique anormale à mourir dans l'année.
Un imposant cortège
funéraire traversa l'esprit de chaque participant à
la réunion. Le conseiller aux cheveux poivre et sel vint à
la rescousse de l'historien et en profita :
- Professeur, les paroles de notre
responsable de la communication ont dépassé ses
pensées. A force de fréquenter les média, on
perd la notion de réalité...
- De quelle
réalité parlez-vous, monsieur Vandeval, s'exclama
aussitôt Martine Mazzoni. Je n'ai jamais vu le Diable. En
revanche, des journalistes, j'en vois tous les jours.
- Il est vrai que
l'enfer des média, quand on est dedans, on ne peut pas
s'en rendre compte, glissa Edmond de la Salle. Mais continuez
professeur, continuez, je vous en prie. Ne faites pas attention à
ces signes de nervosité, bien naturels compte-tenu du sujet
peu ordinaire à l'ordre du jour.
- Madame, mademoiselle, monsieur,
après avoir étudié en détails la
légende de plus d'une centaine de ponts dits « du
Diable » , tout me porte à croire que le
Diable lui-même donnera ses instructions à l'architecte
car, comme je vous l'ai dit, il se moque éperdument de ceÿlui
qui traverse en premier. Il voudra autre chose, et c'est cela qu'il
faudra lui donner afin que tout se passe bien.
Si le professeur
Feri avait annoncé que le chef de l'Etat devait signer un
contrat avec son sang, ils n'en auraient pas été
plus surpris. Le silence, désormais habituel, accueillit
son affirmation, interrompu parfois par une lointaine sirène
de pompiers ou d'ambulance.
Aline de la
Brosse savait que sa solution, la meilleure, allait finir par
revenir. Sur un ton qui se voulait neutre, mais étant, au
final, assez narquois, elle demanda :
- Bien qu'on nage en plein délire,
nous devons donc expliquer au Président que le Diable ne veut
pas de lui, mais simplement un présent, c'est bien ça
monsieur Feri ?
Un éclat
de rire aussi bref que général accompagna la question.
L'historien esquissa lui-aussi un sourire de politesse et
attendit quelques secondes pour répondre.
- En effet, mademoiselle, c'est
bien cela. Le Diable semble avoir une passion incompréhensible
pour les ponts.
Charles-Pierre de la Ribardière,
le conseiller le plus proche du Président qui n'avait pas
ouvert la bouche depuis l'arrivée de Feri voulut le tester.
- Professeur, je pense que tous
ces ponts dont vous nous parlez se trouvent bien éloignés
dans le temps. Avez-vous un exemple contemporain à nous
fournir pour étayer votre hypothèse ?
- Oui, bien sûr,
page 15 du dossier que je vous ai remis. Il s'agit du pont que
certains d'entre-vous connaissent, le pont de Québec au
Canada. Immédiatement après son achèvement, il
s'est écroulé, créant l'un des plus grands
scandales de l'époque, forçant l'architecte à
recommencer. Il s'effondra à nouveau. Reconstruit une
troisième fois, le pont a été aussitôt
entouré par deux légendes persistantes. La première
concerne l'architecte, qui, pour remercier le Diable, lui aurait
fait l'offrande d'un boulon en or d'un demi-kilo, noyé parmi
les milliers d'autres de la structure 
toujours vissé. Même de nos jours, des petits malins
grattent la peinture des boulons pour tenter de le retrouver.
Une autre rumeur, toute aussi forte,
affirme que le pont de Québec a été
reconstruit par le Diable lui-même, déguisé en
ingénieur. Le Brooklyn Bridge de New York a été,
lui aussi, entouré par une série de légendes
diaboliques, principalement en raison des nombreuses personnes qui y
ont perdu la vie, soit en tombant du pont instable lors de sa
première construction, soit en en sautant pour se suicider. On
dit aussi que la couleur rouge du pont majestueux de San Francisco
est un hommage au Diable.
Pendant qu'il
parlait, chaque personne regardait avec attention la photo du
gigantesque pont métallique de Québec, assez curieux
par sa forme, ressemblant à celui du film « Le
Pont de la rivière Kwaï ».
- Cela
concerne-t-il tous les ponts, ou seulement quelques uns en
particulier ? demanda Yves Vandeval, l'homme au cheveux gris.
- Tous les ponts
qui ont une originalité absolue. Le pont Alexandre III, offert
par la Russie à la France est un hommage gouvernemental pour
les dizaines de milliers de soldats français qui ont perdu
leur vie à se battre pour une cause qui n'était pas la
leur. On a longtemps dit qu'en traversant le pont Alexandre III, on
marcherait sur les corps de ces hommes. Pendant longtemps, on a aussi
dit que l'architecte avait vendu son âme à Lucifer en
échange de la capacité à construire le plus beau
pont du monde. Mais comme il y eut trois architectes, on ne sait pas
duquel il s'agit.
- Quels sont les « Ponts
du Diable » les plus réputés ? demanda
Aline de la Brosse.
- Celui de Cahors
possède, si je puis dire, une dimension internationale. Il est
d'ailleurs classé au patrimoine mondial de l'Unesco. Des
amateurs viennent du monde entier pour vendre leur âme au
Diable sur le pont qui lui appartient. Le pont de Tranche-Montagne,
dit « Pont du Diable » à Saint-Cloud,
dans les Hauts-de-Seine, a également la réputation
d'avoir été construit grâce à un pacte
avec le Malin. Ensuite on a, par ordre alphabétique dans le
dossier que je vous ai remis, Aniane,
Anzème, Batz, Beaugency, Bedarieux, Vieille-Brioude,
Cauterets, Chalençon, Foix, Giroux, Montoulieu, Mortain,
Nans-sous-Sainte-Anne, Olargues, Olliergues, Orthez, Pont-à-Mousson,
Pont-de-l'Arche, Pont-du-Gard, Rily, Saint-Bonnet, Saint-Gervais,
etc.. Même chez nos amis suisses vous en trouverez dans le
Schellenen. Ils ne portent pas forcément le nom de « Pont
du Diable », en revanche leur construction a, comment
dirais-je..., une odeur de soufre.
Le groupe réalisa
que le rapport du professeur Feri venait de sauver cette réunion,
assez mal partie.
- Savez-vous
combien de « Ponts du Diable » existent en
France ? s'enquit Robert Vallée, envoyé par la
préfecture de l'Aveyron pour la coordination.
- On peut estimer
qu'environ trois cents ponts divers et variés portent ce
nom un peu partout . La plus ancienne légende connue
touche le pont de Rosporden, dans le Finistère. On dit qu'un
enfant a été enterré vivant dessous afin
qu'il ne s'écroule plus. Selon certains collègues
spécialistes de l'histoire gallo-romaine, les architectes
romains, comme les byzantins, offraient un enfant vierge en
sacrifice à l'un des piliers afin de se concilier les grâces
du Dieu des Eaux.
- Cette superstition se
retrouve-t-elle dans l'islam ? demanda Martine Mazzoni.
- Oui, sous un aspect différent
toutefois. On donne le cas d'un derviche tourneur qui, à la
suite d'une transe, a prophétisé au XVIIe
siècle que la destruction du pont bosniaque de Mostar
signifierait le début du djihad. Ce pont a toujours
symbolisé l'entente et surtout le libre passage entre le
monde musulman et le monde chrétien. Sa destruction
pendant la guerre de Bosnie correspond exactement à la
montée en puissance de l'islam et symbolise l'incompréhension
que l'on observe aujourd'hui entre les deux religions. Et là
aussi, l'architecte turc a dû sacrifier à l'époque
deux vies humaines, un jeune couple emmuré dans le pont, pour
parvenir à le terminer. En fait, on ne compte plus les
sacrifices humains destinés à faciliter la
construction des ponts. Ils n'ont réellement cessé
qu'au début du XIXe siècle, remplacés
par celui de pauvres chats.
Tout à
coup, l'ambiance de la pièce devint littéralement
glaciale, comme si une armée de spectres inquiétants,
de fantômes décharnés et de silhouettes
transparentes ainsi qu'un refuge complet de chats massacrés
étaient venus se mêler aux lapins et à tous ces
Diables pour manifester leur drame, leurs souffrances et leur
désespoir. Le groupe, dans son unanimité, réalisa
soudain que cette superstition reposait sur des faits réels,
du « factuel » comme l'aurait dit Martine
Mazzoni, et que la vie en 2004, malgré son côté
ultra informatisé et technologique, possédait des
zones inconnues, des zones mystérieuses, irrationnelles
et toujours inexpliquées, qui plongeaient parfois chaque être
humain dans une peur illogique et quelque peu ancestrale.
Un archétype,
aurait diagnostiqué Jung.
Sans savoir
pourquoi, Aline de la Brosse se leva brusquement et ouvrit l'immense
fenêtre qui donnait sur le parc de l'Elysée, comme si
cette ouverture allait permettre à tous ces fantômes de
quitter les lieux et rendre l'air plus respirable. Une brise fraîche,
transportant avec elle les parfums de toutes les essences
d'arbustes et d'arbres du parc donnant sur l'avenue Gabriel,
pénétra dans la pièce et détendit
immédiatement l'atmosphère.
Martine Mazzoni,
toujours sceptique, n'adhérait pas à cette série
qu'elle mettait sur le compte de vieilles superstitions
moyenâgeuses accumulées au cours des temps.
- Professeur, je
vois dans votre dossier que le pont du Québec remonte au début
du siècle dernier. Je ne peux croire que depuis cent ans on
n'en ait pas construit et inauguré d'autres. Si vous me donnez
seulement un cas entre 1999 et 2004 où ces... faits se sont
manifestés, je serai alors un peu plus convaincue de vos
propos, qui, avouez-le, sont totalement surréalistes.
Le groupe enregistra un revirement
de l'opinion commune. La balance pencha à nouveau dans le camp
des sceptiques et rien ne semblait pouvoir la faire bouger. Tout le
poids de la Raison venait de l'immobiliser. Mais Luc Feri, toujours
aussi détendu, ne semblait pas s'en rendre compte. Il fixa
intensément la chargée de la communication de
l'Elysée qui eut du mal à soutenir son regard.
- Madame Mazzoni, je comprends
votre réaction. Aussi, je vais vous donner le cas du Pont du
XXIe siècle.
- Où ?
demanda-t-elle.
- A Londres justement. Un des
projets lancés en 1990 par Downing Street pour fêter
symboliquement le passage de l'an 2000. Il s'agit d'un pont réservé
aux seuls piétons, traversant la Tamise du Nord au Sud, et le
premier à être construit à Londres depuis plus de
cent ans.
Luc Feri marqua
volontairement un instant de silence avant de reprendre :
- La reine Elisabeth a inauguré
le pont alors que celui-ci n'était pas terminé.
Un point
d'interrogation se dessina sur le front de chaque membre de la
réunion. Le chef du protocole, sidéré,
écarquilla les yeux. Le protocole, il connaissait bien :
- La reine a inauguré le
Pont du XXIe siècle alors qu'il n'était pas
achevé ?
- Oui. Les Anglais ont des
relations bizarres avec les ponts.
- Et pourquoi ?
questionna Martine Mazzoni.
- Oh, d'abord cette vieille
croyance que le premier à inaugurer un pont meurt dans
l'année. Les Anglais tiennent à leur reine et,
pragmatiques, préfèrent ne pas courir de risques. En
conséquence, elle a traversé le pont sans le traverser
puisqu'il n'était pas relié à l'autre rive.
- C'est de l'humour anglais ?
demande Yves Vandeval.
- J'ai du mal à
croire à une chose pareille. Je vais demander un dossier
complet sur cette affaire à notre ambassade, remarqua Edmond
de la Salle. C'est purement extravagant.
L'historien
reprit :
- Cela s'est passé au mois
de mai 2000. Avouez que Buckingham Palace aurait pu attendre que le
pont soit terminé. Ils n'en étaient pas à
quelques mois près...
Edmond de la
Salle échangea un regard avec Martine Mazzoni, et, n'y
décelant aucune opposition, il enchaîna aussitôt :
- Bien, bien. J'avoue que cette
affaire est vraiment troublante. Si même la reine d'Angleterre
ne veut pas être la première à franchir un pont,
alors je comprends que notre Président puisse faire
preuve de réserve. Professeur, que nous conseillez-vous
exactement ?
- Que vous
établissiez un contact avec l'architecte et que vous sachiez
exactement ce que le Diable lui a demandé. Lorsque vous le
saurez, le Président pourra peut-être traverser le pont
en premier, sans aucun souci.
- Qui est l'architecte de Millau ?
demanda le chef du protocole.
- Nigel Forsyth, répondit
la chargée de mission du Ministère de
l'Aménagement du Territoire, un Anglais, très très
connu. Il a obtenu d'innombrables prix internationaux, dont les
plus célèbres, le prix Auguste Perret et le Pritzker
Prize, le Nobel de l'architecture. Du même niveau que Pei.
Anobli par la reine Elisabeth en 1999 qui lui a donné le titre
de Lord Nigel Forsyth of River Bank. Lors du concours, son projet a
été choisi presque à l'unanimité.
Forsyth a opté pour sept piliers surmontés de pylônes
dont l'un s'élève à plus de 330 mètres,
plus haut que la Tour Eiffel ! Ils soutiendront un tablier long
de deux kilomètres et demi.
- Si je comprends
bien, après avoir été la capitale des bouchons,
Millau va devenir la capitale du Diable, lança Yves Vandeval
quelque peu moqueur. Je comprends que cet ouvrage pharaonique ait plu
à Lucifer, si toutefois celui-ci existe. Diable, Malin, Satan,
Lucifer, etc.. C'est quoi la différence ? On s'y
perd un peu. Vous pouvez nous expliquer, professeur ?
- Oh, les spécialistes
effectuent une distinction très précise entre Satan et
Lucifer. Dans le cas qui nous préoccupe, il s'agit de
Lucifer. Les autres dénominations, Diable, Malin, etc. ,
ne sont que des noms génériques, comme Frigidaire,
désignant l'un ou l'autre. Lucifer est celui qui a poussé,
selon les textes anciens, Eve à découvrir la
« connaissance » , le « savoir » ,
réservés exclusivement à Dieu. Lucifer apparaît
pour la première fois dans un texte du prophète
Isaïe qui a vécu il y a 2600 ans environ. Lucifer,
du latin « porteur de lumière » est
intimement lié à la propagation de la
connaissance, ce qui explique, entre autre, que le pont soit
plus ou moins associé à lui. Satan, du grec « précipité
du ciel » , est associé à des choses
violentes et particulièrement glauques. Les tortures
physiques pratiquées par les moines inquisiteurs, elles,
étaient dans leur horreur purement sataniques. En
revanche, le pacte faustien typique, censé apporter
savoir, richesse, jeunesse et gloire, se signe toujours avec
Lucifer, jamais avec Satan. C'est on ne peut plus clair. Huysmans l'a
très bien résumé au XIXe siècle.
Pressé de
quitter la réunion, Charles-Pierre de la Ribardière
décida de lancer la conclusion et posa ses deux mains sur la
table, loin devant lui, les doigts écartés, signe bien
connu de son impatience.
- Qui veut aller
à Millau ou à Londres pour rencontrer l'architecte
Forsyth et lui demander quand il a vu le Diable pour la dernière
fois ? Et, si ce n'est pas trop abuser de son temps, de bien
vouloir nous raconter la discussion qu'il a eue avec lui...
Un éclat
de rire groupé souligna la question qui impliquait au
passage que ce ne serait pas lui, ni personne d'autre de l'Elysée.
Tout le monde se regarda, sans qu'aucune main ne se lève.
Edmond de la Salle posa ses yeux bleus remplis d'un détachement
tout aristocratique sur Aline de la Brosse, aussitôt suivi par
le reste de l'assemblée. Malgré son assurance, la jeune
femme rougit légèrement et tenta de se défausser :
- Euh, je suis très
flattée, mais je pense que le Professeur Feri est le plus
qualifié d'entre-nous pour discuter de ce sujet avec Forsyth.
Par ailleurs, monsieur Feri est souÿvent à Londres,
puisqu'il y enseigne.
Une fois de plus, la logique de
l'Ecole Nationale d'Administration avait sévi de façon
imparable. Mais l'historien prit une attitude navrée :
- Je n'appartiens à aucun
cabinet, en conséquence je ne peux représenter l'Elysée
ou un ministère. Mais je serai ravi de retrouver mademoiselle
à Londres et de l'accompagner si elle le souhaite.
L'argument se tenait. A nouveau,
le groupe se focalisa sur la jeune énarque.
- Très
bien, j'irai à Londres. J'espère simplement que Forsyth
ne me jettera pas de son bureau comme Dieu a éjecté
Lucifer du Paradis lorsque je vais lui poser la question.
Heureusement que le ridicule ne tue pas.
Le chef du
protocole remercia chaque personne et promit de fixer la date d'une
nouvelle réunion dès qu'Aline de la Brosse lui aurait
rendu son rapport. Alors, comme un signe invisible attendu depuis
plus d'une heure, tous se levèrent, assemblèrent
leurs affaires, et, tout en continuant à bavarder, se
dirigèrent vers la sortie, ravis de s'être débarrassés
de cette pesante obligation.
Ce n'est pas tous
les jours que le Diable fait l'objet d'une réunion à
l'Elysée.
« Au
Peuple de Southwark, à la Cité de Londres, et à
tous ceux, du monde entier, qui le franchiront »
Dédicatoire
de la reine Elisabeth II pour le Pont du
Millénaire.
« Le
pont a été conçu pour fixer l'oeil,
spécialement la nuit lorsqu'il est illuminé. Sir
Foster a déclaré qu'il formera « une
véritable lame de lumière »
au-dessus de la Tamise lorsqu'il sera illuminé la
nuit. Le pont n'était pas terminé lorsque la reine l'a
inauguré »
BBC
News, Mai 2000