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HRM-BUNAZAR 26 €
LETTRE 1
J'ai pris mes quartiers d'hiver à Alexandrie, après y
avoir vainement attendu ton arrivée jusqu'aux orages de
l'automne. Comme l'amour me rendait puéril! Le plus riche
marchand, le plus curieux des citoyens ne visitaient pas le port avec
plus de diligence que moi pour guetter l'arrivée des vaisseaux
d'Ostie et de Brundisium. J'y ai passé chaque journée
jusqu'à la fin de la saison navigable, au point de devenir une
peste redoutée des gardes, des inspecteurs de la douane et des
officiers du port que je harcelais sans relâche de mes
questions.
Il est vrai que mon savoir s'en trouva accru et que j'appris bien des
choses curieuses concernant les pays lointains; mais à force
de contempler les flots en direction du large, on sent ses yeux
s'emplir de larmes amères et, quand le dernier des vaisseaux
fut arrivé, force me fut de constater que tu m'avais
abandonné. Voilà maintenant un an que nous nous sommes
rencontrés, ô Tullia, et que tu m'as persuadé de
quitter Rune par des vœux et des
promesses dont je vois aujourd'hui toute la fausseté.
Mon
cœur débordait d'amertume lorsque je t'ai écrit
cette première lettre pour te dire adieu à jamais,
jurant de m'embarquer pour les Indes et de n'en plus revenir. Des
rois grecs y règnent encore sur des cités inconnues,
descendants des compagnons d'Alexandre. Pourtant je puis bien
aujourd'hui reconnaître que je n'écrivais pas
sincèrement, incapable de supporter l'idée de ne jamais
te revoir, ô Tullia.
Quand
un homme a passé la trentaine, il ne devrait plus être
l'esclave de son amour. J'ai recouvré le calme, oui vraiment,
et les plus hautes flammes de ma passion se sont éteintes. A
Alexandrie, cette passion m'a conduit à rechercher de fort
douteuses compagnies et à m'y épuiser. De cela je
n'éprouve nul regret, car il n'appartient à personne de
modifier le cours de ses actes passés ni de rien changer à
ce qu'il a fait. Mais j'y ai mesuré la profondeur de l'amour
que tu m'inspires car rien n'a pu me satisfaire. C'est pourquoi je
dois te rappeler, ô ma bien-aimée, qu'un jour aussi la
fleur de ta jeunesse devra faner, ta peau éclatante se fripera
de rides, tes yeux terniront, ta chevelure grisonnera et les dents
tomberont de ta bouche vermeille. Alors peut-être
regretteras-tu d'avoir ainsi sacrifié ton amour à la
poursuite de tes ambitions politiques. Car tu m'aimais, j'en demeure
persuadé
S'il en allait autrement, rien au monde n'aurait plus de sens à
mes yeux. Ainsi, tu m'as aimé, mais si tu m'aimes encore,
voilà ce que je ne puis dire.
Aux
heures d'espoir, je songe que ce fut réellement pour mon bien
seul, pour me faire échapper au danger -
à la perte de mon domaine et peut-être de ma vie -
que tu me poussas à quitter Rome par des promesses
fallacieuses. Jamais je ne serai parti si tu n'avais fait
vœu de me rejoindre à Alexandrie où nous
devions passer la saison d'hiver ensemble. Plus d'une dame distinguée
a fait avant toi ce voyage en Égypte sans y emmener son époux,
et la coutume n'est pas près de se perdre si les femmes de
Rome me sont connues. Maintenant que la saison navigable est revenue,
tu pourrais être de retour chez toi et nous eussions passé
quelques mois ensemble, ô ma Tullia.
Au
lieu de quoi je me suis épuisé le corps et l'âme.
J'ai d'abord voyagé, mais je me suis lassé de graver
ton nom et le symbole de mon amour sur les monuments et les colonnes
des vieux temples. Dans mon tourment, j'ai consenti à me faire
initier aux mystères d'Isis; mais comme je devais être
plus vieux et plus endurci qu'en cette nuit inoubliable où toi
et moi nous sommes voués à Dionysos, dans son temple de
Baiae, je n'ai point retrouvé mon extase d'alors. Je ne puis
me résoudre à croire ces prêtres au crâne
rasé. Après la cérémonie, j'ai seulement
songé que j'avais payé trop cher quelques connaissances
sans grande signification.
Mais
ne va pas croire que je me suis complu dans la seule compagnie des
prêtres d'Isis et des femmes de leur temple. J'ai lié
connaissance aussi avec des acteurs et des chanteurs, et même
avec des athlètes qui combattent les taureaux dans le cirque.
J'ai assisté à quelques représentations
d'anciennes pièces grecques que l'on pourrait fort bien
traduire en latin pour les faire représenter à Rome.
Mais je ne recherche point ce genre de réputation flatteuse.
Si je te dis tout cela, c'est pour te montrer que le temps passe vite
à Alexandrie, capitale plus raffinée, plus dissolue et
plus dévorante que Rome même.
C'est
toutefois au Mouseion, la bibliothèque voisine du port, que je
passe le plus clair de mon temps. Il s'agit en fait d'un ensemble de
plusieurs bibliothèques: un groupe d'édifices qui
constitue un quartier entier de la cité. Les vieillards dont
j'y ai fait la connaissance déplorent l'état de
délabrement des collections, car ils vivent dans le passé.
Ils affirment que ce monument ne retrouvera jamais son ancienne
gloire par la faute de Jules César qui, assiégé
dans la ville, mit le feu à la flotte égyptienne dans
le port. Plusieurs bâtiments furent incendiés par la
même occasion et le feu détruisit une centaine de
milliers de rouleaux irremplaçables, œuvres
des Anciens.
Il
m'a pourtant fallu des semaines pour apprendre à me servir des
catalogues afin de retrouver les ouvrages que je désirais
lire. Il existe des dizaines de milliers de rouleaux de commentaires
sur la seule Iliade, pour ne rien dire des travaux consacrés à
Platon et Aristote, logés dans des bâtiments distincts.
Outre tout cela, on trouve d'innombrables rouleaux qui ne figurent
sur aucun catalogue et qui n'ont sans doute jamais été
lus depuis qu'ils ont été adjoints aux collections.
Pour
des raisons politiques que je puis comprendre, les autorités
ne tenaient guère à me voir exhumer les prédictions
des Anciens, ni à m'aider dans mes recherches. J'ai dû
trouver mon chemin comme à tâtons, par des questions
indirectes, gagnant leur confiance par des présents et des
festins. Les bibliothécaires sont mal rétribués
et ne possèdent pas de fortune personnelle, comme c'est
souvent le cas des plus sages d'entre les érudits et toujours
celui des hommes qui aiment les livres plus que leur propre vie, plus
que la prunelle de leurs yeux.
De
cette manière, j'ai réussi à dénicher une
longue série de prédictions célèbres ou
obscures aux quatre coins de la bibliothèque. Il m'apparaît
qu'au long des âges et chez tous les peuples, les prophéties
ont toujours revêtu une forme semblable: elles sont obscures et
ambiguës comme les plus irritants oracles. A vrai dire, je me
suis plus d'une fois surpris à laisser de côté
tout ce fatras amphigourique pour me plonger dans le récit
d'aventure et de voyage de quelque auteur grec convenablement
menteur. Alors j'étais parfois saisi du désir de mettre
de côté toutes ces prophéties contradictoires
pour me consacrer moi-même à la rédaction de
quelque récit façonné à la manière
de ces contes grecs. Mais, malgré ma naissance, je suis encore
trop romain pour me laisser aller à écrire au gré
de ma seule imagination.
On
trouve également, dans cette bibliothèque, des contes
érotiques qui auraient fait paraître naïf notre
pauvre Ovide. Les uns sont d'origine grecque, d'autres des
traductions en grec d'anciens écrits d'Égypte. Et
franchement, je ne saurais dire lesquels sont les meilleurs. Mais
après la lecture de quelques-uns, on finit par ne plus
éprouver que dégoût. Depuis Auguste, les rouleaux
de cette collection ont été rangés dans des
départements secrets et il n'est permis à personne de
les copier. Seuls les chercheurs sont autorisés à les
consulter.
Pour
en revenir aux prophéties, il y en a d'anciennes et des
modernes. Les premières concernaient déjà
Alexandre, pour ne pas parler d'Octave Auguste qui étendit sa
paix sur le monde entier. Ce dont je me suis rendu compte, c'est que
celui qui cherche à approfondir le sens d'une prédiction
est grandement tenté d'interpréter selon les critères
de son temps et de sa propre fantaisie.
Il
y a cependant une chose dont je suis absolument convaincu, et cette
conviction est confirmée tant par les événements
de notre époque que par les astres: le monde s'achemine vers
une ère nouvelle qui aura ses caractéristiques propres.
C'est si clair et si évident que tous les astrologues, ceux
d'Alexandrie et ceux de Chaldée, de même que ceux de
Rhodes et de Rome, ont été unanimes à le
prédire.
C'est
d'une évidence relevant de la logique que la naissance du
nouveau souverain universel se place sous le signe du Poisson.
L'empereur Auguste a peut-être été ce souverain
du monde, lui qui, dès son vivant, fut dans les provinces
adoré tel un dieu. Je t'ai déjà raconté à
Rome que mon père adoptif, Marcus Manilius,
signala dans son ouvrage sur l'astronomie la conjonction de Saturne
et de Jupiter dans la constellation du Poisson. Naturellement, il a
dû, pour des raisons politiques, supprimer cette partie, mais
il n'en demeure pas moins que les astrologues d'ici se souviennent
parfaitement de cette conjonction. Si le futur roi a réellement
vu le jour à ce moment-là, il devrait aujourd'hui être
âgé de trente-sept ans; on aurait, à mon avis,
déjà entendu parler de lui.
Tu
seras sans doute surprise que je parle si ouvertement dans une lettre
de ce qu'un matin, parmi les roses de Baiae, je t'avais confié
en grand secret, si forte était ma conviction d'alors que nul
au monde ne me comprenait mieux que toi, ô Tullia. J'ai acquis
maintenant de l'expérience, et la maturité donne à
l'homme le courage de regarder les prophéties en face. Un
vieil homme presque aveugle m'a dit un jour au Mouseion que les
prédictions étaient l'affaire des jeunes; il est vrai
qu'après avoir lu mille livres, l'homme commence à
pressentir l'amère vérité. Et dix mille le
désespèrent à jamais.
Mes
propos sont clairs parce que je pense également que, de nos
jours, personne ne peut prétendre garder un secret pour lui
seul. On écoute et répète la conversation la
plus confidentielle et il n'y a pas une lettre qui ne soit lue et
copiée si besoin est. Nous vivons une époque de
méfiance et de suspicion. Et je suis arrivé à la
conclusion qu'il est préférable de parler et d'écrire
sans aucun artifice.
Grâce
à l'héritage dont je t'ai parlé, j'ai
suffisamment de biens pour satisfaire mes goûts de luxe, pas
assez néanmoins pour susciter des envies dangereuses de m'en
priver. Ma naissance ne me permet pas de prétendre à
des fonctions publiques qui ne me tentent nullement d'ailleurs -
il ne me serait pourtant point difficile de les obtenir, mais je n'ai
jamais eu d'ambition à ce sujet.
Les
étoiles indiquent le chemin de l'Orient. Tu m'as fait quitter
Rome pour te débarrasser de moi, Tullia, ô ma parjure
bien-aimée. Sans doute ma présence commençait-elle
à t'ennuyer. Par bravade, je jurai alors de partir à la
recherche du roi de la terre dont les temps étaient arrivés.
Je fis serment d'être un des premiers à me trouver à
ses côtés, de lui offrir mes services et d'en recevoir
le juste prix afin d'être en mesure un jour de devenir ton
quatrième ou ton cinquième époux.
N'aie
aucune crainte! Il ne viendrait à l'idée de personne de
me poursuivre pour de tels projets. Nul n'a eu vent du moindre signe
annonciateur de la naissance du souverain universel. On le saurait à
Alexandrie puisque c'est ici le centre du monde, le point de
convergence de toutes les rumeurs, de toutes les philosophies et de
toutes les roueries. D'ailleurs, il y a déjà plus de
trente ans que Tibère lui-même a entendu parler de cette
conjonction de Saturne et de Jupiter, et l'homme dont on ne doit
point tracer le nom dans une lettre n'en ignore rien. Mais je crois
sincèrement, ô Tullia, que nul souverain du monde ne
nous viendra de l'Orient.
Et
je sais bien, ô mon amour, que l'étude des prédictions
n'a été pour moi qu'un palliatif, qu'un essai d'évasion
pour penser à autre chose qui ne fut pas toi. Quand je me
réveille le matin, vers toi va ma première pensée,
et la nuit, lorsque je m'endors, tu es la dernière à
quitter mon esprit agité. J'ai rêvé de toi et
j'ai veillé des nuits entières en pensant à toi.
Un rouleau de parchemin ne pourra jamais remplacer la femme aimée.
Après
les prophéties, je me suis mis à l'étude des
textes sacrés des Hébreux. Il y a à Alexandrie
un philosophe juif du nom de Philon qui enseigne ces textes d'un
point de vue allégorique, un peu comme les Grecs et les
Romains ont expliqué Homère. Il croit que, par
l'intermédiaire de la philosophie grecque, il rendra la
religion de son peuple plus accessible.
Tu
connais les Juifs et leur religion. Même à Rome ils ont
réussi à se créer une vie à part et ne
sacrifient pas aux dieux locaux; bien des gens d'ailleurs les
craignent pour cette raison et nombreuses sont les familles qui ont
déjà fait du septième jour un jour de repos
comme le prescrit la coutume juive. Mais la plupart des gens les
méprisent, car ils ont un seul dieu, dont apparemment ils ne
possèdent même pas l'image.
Dans
leurs écrits sacrés, en tout cas, ils conservent
précieusement depuis les temps les plus anciens, la prophétie
concernant le futur souverain du monde; c'est la prophétie à
laquelle leurs saints font allusion sans relâche et qu'ils
vénèrent entre toutes; le roi annoncé sera leur
messie et ils prétendent qu'ils gouverneront l'univers lorsque
son règne sera venu. Telle est l'impudence de la vaine chimère
forgée par un peuple abreuvé de souffrances et
d'ignominies depuis l'esclavage en pays d'Égypte et de
Babylone jusqu'à la délivrance par les Perses, en
passant par maintes destructions de leur Temple, la dernière
datant de Pompée qui y mit le feu involontairement. En outre,
ce peuple diffère des autres peuples en ceci qu'il ne possède
qu'un seul temple, construit dans le sein de sa cité de
Jérusalem, les synagogues, éparpillées sur le
reste de la terre, n'étant en effet que des lieux de réunion
consacrés aux chants et aux commentaires de leurs écritures.
Cette
prophétie, annonçant la naissance d'un roi grâce
auquel les fils d'Israël domineront le monde, est à
l'origine d'une haine très répandue à leur égard
bien qu'ils ne la proclament point, se contentant de la conserver et
de vivre à l'écart des autres nations. Cependant, ils
ne la cachent pas non plus et leurs érudits, lorsqu'ils
rencontrent un étranger attentif, s'offrent avec plaisir à
lui expliquer leurs textes saints. Du moins, procèdent-ils de
la sorte à Alexandrie.
Certains
savants, dont Philon, interprètent ce qui concerne le Messie
d'une manière métaphorique, mais ils m'ont assuré
qu'il était également nécessaire de l'analyser
selon l'esprit de la lettre. Je suis personnellement convaincu qu'il
faut avoir baigné dès son enfance dans cette religion
pour prendre au sérieux des écrits dont
l'interprétation me paraît fort ambiguë. Je dois
certes reconnaître qu'en comparaison d'obscures prédictions
dénichées dans les bibliothèques, celle des fils
d'Israël est de loin la plus claire!
Les
érudits d'Alexandrie sont dépourvus de préjugés
et l'on peut trouver parmi eux de véritables philosophes qui
ne répugnent point à partager un repas avec des
étrangers. L'un d'eux fut mon ami et nous avons ensemble
dégusté le vin sans mélange. Ainsi va la vie à
Alexandrie! Cet homme, sous l'empire du vin, s'épancha en
parlant du futur Messie et de l'hégémonie universelle
de son peuple. Il me raconta, dans le dessein de me démontrer
à quel point on prend chez lui cette prophétie au pied
de la lettre, que leur grand roi Hérode, au déclin de
sa vie, fit tuer les enfants mâles d'une ville entière
car des sages, venus de Chaldée derrière une étoile,
affirmaient naïvement que le nouveau roi avait vu le jour en
Judée et le vieux souverain voulait préserver sa
succession! A en juger par cette fable, il était aussi
suspicieux que ce roi de l'antiquité qui se retira sur une île
pour y achever sa vie.
Tu
comprendras, ô Tullia, que cette histoire m'ait enthousiasmé!
Connaissant la date de la mort d'Hérode, je n'ai guère
eu de mal à calculer que la date du massacre avait coïncidé
avec la conjonction de Saturne et de Jupiter. Ce conte démontre
que la rencontre de ces astres a donc préoccupé de la
même manière les sages juifs et orientaux et ceux de
Rhodes et de Rome.
- Tu crois donc que le futur Messie fut assassiné au
berceau? Demandai-je. La barbe dégoulinante de vin, mon jeune
commensal juif se mit à rire.
- Qui aurait pu tuer le Messie? répondit-il. Hérode
était malade et n'avait pas toute sa tête. Puis, effrayé
de ce qu'il venait de dire, il ajouta en regardant autour de lui: Il
ne faut pas croire que le Messie fût né à cette
époque-là. Le temps n'a pas été annoncé.
Nous avions naturellement déjà entendu parler de lui.
En outre, chaque génération voit naître un faux
messie qui vient troubler la paix des gens simples de Jérusalem.
Mais
l'idée trottait dans sa tête et lorsqu'il eut bu
davantage, il me dit d'un air entendu:
- A l'époque d'Hérode, nombreuses furent les
familles qui s'enfuirent de Jérusalem et des autres villes
vers l'Égypte. Les unes y sont restées, tandis que
d'autres sont retournées dans leur village d'origine dès
la mort du roi.
- Veux-tu
dire, interrogeai-je, qu'elles auraient emmené avec elles le
Messie qui venait de naître pour le sauver de la persécution?
- Sache que je suis saducéen, répliqua-t-il.
Ainsi
parla-t-il pour établir qu'il connaissait le monde et n'était
pas attaché outre mesure aux traditions judaïques.
- Voilà pourquoi j'ai des doutes, poursuivit-il. Je ne
crois pas, comme les Pharisiens, à l'immortalité de
l'âme. Lorsqu'un homme meurt, il est étendu et tout est
fini. Voilà ce que disent les Écritures. Et puisqu'on
ne vit qu'une fois et dans ce bas-monde, il est raisonnable de
chercher ici ses plaisirs. Nos grands rois ne s'en privaient point,
bien que l'excès de jouissances terrestres ait attristé
le sage Salomon. Même l'homme le plus savant garde cependant,
dans un recoin de son âme, un peu de la foi de son enfance; et
précisément, lorsqu'il boit du vin sans le mêler
d'eau, ce qui en soi est déjà un péché,
il peut croire ce qu'avec l'esprit clair il refuserait d'admettre.
Ainsi vais-je te conter une histoire que l'on me narra lorsque j'eus
atteint ma majorité à l'âge de douze ans. Il faut
que tu saches que le jour du repos, tout travail manuel est
absolument interdit.
«
A l'époque d'Hérode donc, un artisan d'un certain âge
s'enfuit de Bethléem en Judée avec sa jeune femme et un
petit enfant nouveau-né. Arrivés en Égypte, ils
s'établirent dans les champs de balsamines. L'homme gagnait sa
vie en travaillant de ses mains et nul n'aurait pu dire quoi que ce
soit à leur sujet. Or, un samedi, les Juifs du village
surprirent le petit enfant, qui avait alors trois ans, en train de
fabriquer des hirondelles d'argile. Ils allèrent chercher la
mère, puisque son fils avait fait une chose défendue un
jour de repos. Mais le petit enfant souffla sur les oiseaux en terre
qui s'envolèrent tels des oiseaux doués de vie. Peu
après, la famille disparut du village.
- Tu veux dire, demandai-je, l'esprit troublé, car je
savais que mon ami était un homme dépourvu de préjugés,
tu veux dire que je dois croire ce conte à dormir debout?
Il
secoua la tête et se mit à fixer un point vague de ses
yeux globuleux. C'était un homme affable et fier comme on en
rencontre souvent chez les descendants des vieilles familles de sa
race.
- Non, ce n'est pas ce que je veux dire, affirma-t-il. Je pense
qu'une histoire aussi simple que celle que je viens de te conter
témoigne seulement d'une chose: au temps d'Hérode, une
famille, poussée par la peur émigra en Égypte
où, bien qu'elle fût d'apparence modeste, elle attira
l'attention des gens, pour sa piété, peut-être,
ou tout autre motif. Peut-être la mère défendit-elle
le petit enfant qui avait violé la loi du sabbat en citant les
Écritures si sagement qu'elle ferma la bouche de ses
accusateurs; ou peut-être encore l'explication de ce conte
était-elle si compliquée que je l'ai oubliée. On
peut, de toute façon, démontrer n'importe quoi avec nos
Écritures. Lorsque la famille disparut aussi mystérieusement
qu'elle était apparue, les gens imaginèrent une
explication compréhensible pour des esprits enfantins. Si l'on
pouvait conserver l'esprit d'enfance, conclut-il, et croire avec la
même foi dans les Écritures! Cela vaudrait mieux que
d'osciller perpétuellement entre deux mondes! Jamais je ne
serai un Grec et, au fond de mon cœur ,
je ne suis plus un fils d'Abraham.
Le
jour suivant, j'avais mal à la tête et me sentais
désemparé. Ce n'était pas la première
fois que ce sentiment m'envahissait dans cette ville. Je passai la
journée aux thermes: l'eau, le massage, la gymnastique et un
bon repas me plongèrent dans un monde dénué de
toute réalité, comme si le monde réel se fût
éloigné de moi et que mon corps lui-même fût
devenu une ombre. J'avais déjà éprouvé
cette sensation, elle me vient de mon origine. Ce n'est pas pour rien
que mon deuxième nom est Mezentius !
Lorsqu'il
se trouve dans cet état, l'homme est plus sensible aux augures
mêmes s'il lui est plus difficile de distinguer les vrais des
faux.
Lorsque
je quittai la fraîche température du porche des thermes,
la chaleur de la rue me suffoqua et je fus aveuglé par le
soleil alors dans toute sa force. Je me sentais toujours dans le même
état. Je me mis à errer par les rues, sans but, comme
un aveugle. Et tandis que je cheminais de la sorte, comme absent de
moi-même, abruti et écrasé de soleil, un guide
qui pensait avoir affaire à un étranger, s'accrocha à
mes vêtements et me proposa avec force gestes une visite dans
les bas-quartiers de Canoppe, au phare ou au temple du
bœuf Apis. C'était un homme entêté
que ce guide, et je ne pus me défaire de lui jusqu'à ce
que la voix de quelqu'un qui criait l'interrompît dans son
discours. Il me montra de son doigt sale celui qui criait et dit en
éclatant de rire :
- Regarde ce Juif!
Au
coin du marché aux légumes, se tenait un homme vêtu
de peaux de bêtes. Sa barbe et sa chevelure étaient
hirsutes, son visage émacié par le jeûne et ses
pieds pleins de crevasses. Il hurlait sans cesse un message monotone
en araméen.
- Peut-être ne comprends-tu pas ce qu'il dit?
demanda le guide.
Mais,
tu le sais, j'ai passé mes jeunes années à
Antioche, je parle et comprends donc l'araméen. Il y eut même
un temps ou j'envisageai sérieusement la carrière de
secrétaire de proconsul en Orient, mais lorsque j'entrai à
l'école de Rhodes, je commençai à comprendre ce
que je voulais faire de ma vie. Voilà pourquoi je compris ce
que disait le Juif. Il venait d'arriver du désert et criait
sans relâche d'une voix cassée et virulente à la
fois:
- Que celui qui a des oreilles entende! Le royaume approche.
Préparez le chemin!
- Il annonce la venue du roi des Juifs, commenta le guide. Ces
déments venus du désert envahissent la ville tels des
essaims de guêpes et il y en a tellement que les gardes ne
peuvent tous les fouetter comme ils le méritent. De toute
façon, ce n'est pas de mauvaise politique de les laisser se
battre entre eux! Pendant qu'ils se bâtonnent, nous autres du
gymnasium nous sommes bien tranquilles. Je ne connais pas de
peuple plus sanguinaire qu'eux. Heureusement qu'ils se détestent
plus entre eux qu'ils ne nous détestent nous, qu'ils traitent
de païens.
Pendant
qu'il parlait ainsi, la voix éraillée et fatiguée
continuait de répéter les mêmes mots, si bien
qu'ils se gravèrent dans mon esprit. Ils annonçaient la
venue prochaine du royaume, et, dans l'état mental qui était
le mien à ce moment-là, j'interprétai ce message
comme un présage qui m'intéressait personnellement.
C'était comme si subitement toutes les prophéties que
j'avais étudiées durant l'hiver, se fussent dépouillées
de leur obscurité pour se traduire par ces quelques mots
fulgurants de clarté: « Le royaume est proche! »
Le
guide ne tarissait pas d'explications, fermement agrippé au
pan de ma tunique.
- Ce sera bientôt la fête juive de la Pâque.
Les dernières caravanes et les derniers bateaux qui amènent
les pèlerins à Jérusalem s'apprêtent à
partir. On va voir ce qui va encore se passer cette année,
là-bas!
- J'aimerais bien visiter la ville sainte des Juifs, ne pus-je
m'empêcher de dire.
Dès
lors, le guide se montra débordant d'enthousiasme.
- Tu as bien raison, vociféra-t-il. Le Temple d'Hérode
est une des merveilles du monde. Qui ne l'a pas visité n'a
rien vu au cours de ses voyages. Et tu n'as pas à craindre de
troubles! Je plaisantais tout à l'heure! Les routes de Judée
sont très sûres et la discipline romaine règne à
Jérusalem où une légion demeure en permanence
pour maintenir l'ordre.
« Suis-moi
seulement quelques pas et je suis certain que grâce à
mes bonnes relations je pourrai obtenir pour toi une place dans un
vaisseau de passagers en partance pour Joppé ou Césarée.
Naturellement, ils vont tous pousser les hauts cris et dire qu'il n'y
a plus une seule place en raison de la Pâque! Mais je parlerai
pour toi; ce serait vraiment une honte qu'un noble Romain tel que toi
ne trouve pas un billet sur ce bateau.
Il
tira sur le bord de ma tunique avec une telle obstination que c'est
presque malgré moi que je le suivis jusqu'au bureau d'un
armateur syrien, à quelques pas du marché aux légumes.
Là, on nous apprit que je n'étais pas le seul étranger
qui désirât se joindre aux pèlerins de la Pâque
à Jérusalem. Outre les Juifs, venus de tous les coins
du monde, il y avait d'autres voyageurs désireux de voir du
pays.
Ce
ne fut que bien plus tard, lorsque le guide eût marchandé
comme seuls savent le faire les Grecs et les Syriens, que je me
rendis compte que j'avais en ma possession un billet me donnant droit
à une couchette dans un vaisseau de passagers qui s'apprêtait
à appareiller vers la côte de Judée. On m'assura
que c'était le seul et ultime bateau qui allait quitter
Alexandrie; et s'il avait quelque retard, c'était parce qu'il
était neuf et que l'on devait encore effectuer des travaux de
finition avant de lever l'ancre, demain matin, pour son premier
voyage.
Ainsi
pouvais-je partir rassuré et ne craindre ni la crasse ni les
parasites qui rendent habituellement si pénibles les voyages
vers ces côtes-là!
Le
guide, pour ses services, exigea cinq drachmes que je me laissai
voler presque avec plaisir: il avait eu une idée et su prendre
une décision. Il se montra fort satisfait et tenta même
d'obtenir une commission du représentant de l'armateur. Avant
la tombée de la nuit, je me rendis chez mon banquier qui me
signa un billet à ordre payable à Jérusalem.
J'ai suffisamment d'expérience pour ne jamais porter sur moi
une quantité excessive de monnaie lorsque je pars en voyage.
Je réglai mes comptes à l'auberge où j'avais élu
domicile, liquidai les quelques dettes que je pouvais avoir, et le
soir, fis mes adieux aux rares amis auxquels je devais cette
attention.
A
vrai dire, je n'osai guère leur avouer le but de mon périple
de peur qu'ils ne se moquassent de moi; je leur signalai seulement
mon départ et les assurai que la saison d'automne me
ramènerait parmi eux.
Cette
nuit-là, je ne pus fermer l'œil avant
une heure fort avancée et je me rendis compte plus vivement
que jamais combien l'hiver brûlant d'Alexandrie m'avait épuisé
le corps et l'âme. Il est évident que cette ville
monumentale est une des merveilles du monde. Mais le moment était
venu pour moi de l'abandonner, sinon je me serais perdu dans le
tourbillon de cette cité assoiffée de plaisirs et
saturée de philosophie grecque. Un homme dépourvu de
volonté tel que moi, s'il demeurait trop de temps à
Alexandrie, pourrait parvenir à un tel degré de
laisser-aller qu'il n'en pourrait plus jamais repartir.
Aussi
étais-je d'avis qu'une traversée en mer et une
randonnée de quelques jours par les routes romaines de Judée
ne pouvaient que m'être bénéfiques tant au point
de vue physique que moral. Mais, ainsi qu'il arrive toujours, on me
réveilla très tôt le matin pour embarquer; ayant
si peu dormi, je me sentis tout étourdi à l'idée
de devoir quitter le confort de la vie civilisée pour me
diriger vers le pays inconnu et hostile des Juifs, à la
poursuite d'une illusion créée de toutes pièces
dans ma tête par d'obscures prophéties.
Lorsqu'une
fois sur le port, je m'aperçus à quel point j'avais été
floué, mon état d'esprit ne s'en trouva guère
soulagé. Tout au contraire. J'eus beaucoup de mal à
trouver mon bateau: tout d'abord, en effet, je n'arrivais pas à
admettre que le rafiot pourri et répugnant amarré
devant mes yeux pût être le navire flambant neuf, prêt
à lever l'ancre pour sa première traversée dont
m'avait parlé le Syrien. Certes, il était vrai que des
travaux de finition restaient à faire, car il ne pourrait se
maintenir à flot si l'on n'apportait le plus grand soin à
en aveugler toutes les voies d'eau et à bien calfater sa
coque. L'armateur avait fait brûler un encens de mauvaise
qualité sur le pont afin d'en chasser les autres odeurs; et
les bouffées qui s'en exhalaient me rappelèrent les
maisons de plaisir de Canoppe. Les flancs vermoulus étaient
couverts d'étoffes multicolores et on avait ramené du
marché tout proche des brassées de fleurs fanées
afin de donner un air de fête au départ.
Bref,
cette carcasse décrépite, rafistolée à
grand peine pour qu'elle n'allât pas à pic, me faisait
penser à une de ces vieilles prostituées habituées
des ports, qui n'osent se montrer à la lumière du jour
sans s'affubler de toilettes aux couleurs criardes, sans dissimuler
sous d'épaisses couches de fards les rides de leurs joues et
sans s'asperger de la tête aux pieds d'un parfum bon marché
qui empeste à cent milles à la ronde. Il me sembla
remarquer une expression de ruse totalement dépourvue
d'aménité dans le regard que me jeta l'officier de bord
en me recevant. Il jura ses grands dieux que ce vaisseau me
conviendrait parfaitement, tout en m'indiquant ma couchette au milieu
d'une confusion assourdissante de cris, de pleurs, de bagarres et de
bruyants adieux.
Quel
parti pouvais-je donc prendre, sinon celui d'éclater de rire
en laissant là ma colère? A vrai dire, j'avais été
moi-même l'artisan de cette déconvenue et celui qui
tremble devant chaque danger se rend la vie insupportable. Je ne
crois point que l'homme, quoi qu'il fasse, soit à même
de prolonger d'une seule coudée le temps que les dieux lui ont
accordé
eu l'occasion de suivre n'a fait que me confirmer dans cette
conviction.
Il
existe pourtant de par le monde des hommes fortunés, remplis
d'égoïsme et de superstition, qui, malgré la loi
romaine, font en leur nom sacrifier à la déesse aux
trois têtes un jeune esclave, espérant que les années
de vie volées au malheureux prolongeront les leurs. Dans
n'importe quelle ville d'Orient, on peut dénicher un sorcier
ou un prêtre renégat capable de prononcer les paroles
magiques et disposé, contre une bonne récompense, à
accomplir ce sacrifice. Mais je pense que l'homme, en agissant ainsi,
n'obtient que de se leurrer lui-même et n'est que la victime de
ses cruels délires. Certes, la capacité de l'humaine
nature à se tromper et à croire en la réalité
de ses désirs ou de ses rêves est sans limites. Mais je
doute que, même lorsque je serai vieux, si jamais je le
deviens, la mort m'inspire une telle frayeur qu'elle m'entraîne
à des superstitions pareilles.
Conscient
du ridicule de la situation, je trouvai une consolation à
penser que le vaisseau naviguerait le long des côtes et que
j'étais bon nageur. Je me laissai envahir par un détachement
plein de bonne humeur et n'éprouvai plus la moindre colère
au sujet de l'escroquerie dont j'avais été victime. Je
décidai de tout supporter dans les meilleures conditions
possibles et de profiter de la traversée afin d'en retirer
pour plus tard quelque plaisant récit, en exagérant les
souffrances et les désagréments que j'aurais endurés.
On
leva l'ancre, les rames entrèrent en action dans le désordre
le plus total, la poupe se détacha du quai et le capitaine
versa une coupe par-dessus bord en invoquant le nom de la déesse
de la chance. Il n'aurait pu mieux choisir la destinataire de ses
libations! Il n'ignorait point, j'en suis sûr, que seule
Fortune pouvait nous conduire à bon port. Les pèlerins
juifs élevèrent leurs bras vers le ciel, en implorant
dans leur langue sacrée l'aide de leur dieu pour affronter les
périls de la mer.
A
la proue du navire, une jeune fille couronnée de fleurs
commença à jouer de la lyre, accompagnée par la
flûte de son jeune compagnon et le son des instruments amena à
nos oreilles la mélodie de la dernière chanson en vogue
d'Alexandrie. Les Juifs s'aperçurent alors avec horreur que le
navire donnait asile à une troupe de comédiens
ambulants, mais il était trop tard pour se lamenter. Et pour
mettre un comble à leur malheur, la plupart des voyageurs
étaient d'une autre race et par conséquent immondes à
leurs yeux. Ils ne purent faire moins que se résigner et nous
accepter, se contentant de laver leurs plats sans relâche.
La
solitude est un luxe rare de nos jours. Pour l'apprécier à
sa juste valeur, je n'ai jamais pu subir autour de moi la présence
d'esclaves à l'affût du moindre de mes gestes et je
plains sincèrement ceux que leur position ou leur goût
du confort obligent à passer leur vie entourés
d'esclaves à toute heure du jour et de la nuit! Durant la
traversée, hélas! j'ai bien été contraint
de me passer de ce luxe car j'eus à partager ma cabine avec
des gens de tout poil et tout acabit. Les pèlerins eurent
droit à une cabine particulière où on leur
permit d'allumer un feu dans une caisse remplie de sable, afin de
préparer leur propre nourriture. Faute de quoi, ils auraient
touché le rivage de Judée si contaminés par nos
immondes personnes, qu'ils n'auraient peut-être pas osé
poursuivre leur voyage jusqu'à leur ville sacrée! Leurs
lois et disciplines de purification sont d'une extrême rigueur.
Si
une douce brise n'eût pas gonflé la voile en poupe, je
crois que jamais nous ne serions arrivés à destination,
car l'état des rameurs n'était guère meilleur
que celui du navire : vieux, haletants, asthmatiques, boiteux,
infirmes, ils étaient en un mot de vrais débris
humains. Et ce n'étaient même pas tous des esclaves; ils
faisaient partie de la racaille que l'on rencontre dans tous les
ports et qui fournit une main-d'œuvre
bon marché lorsque affamée, elle s'enrôle sur un
bateau en partance pour obtenir le travail d'un esclave. Ils auraient
tenu merveilleusement le rôle du chœur
dans une comédie satirique. Je vis le garde-chiourme
lui-même qui marquait la cadence du haut d'une plate-forme, se
tordre de rire à voir les rames s'entrechoquer et les rameurs
s'écrouler endormis sous les bancs. Je suis persuadé
qu'il n'utilisait son fouet que pour ne pas perdre la main, sachant
combien il était impossible de tirer quoi que ce soit de ces
hommes.
Je
n'ai pas grand-chose à raconter du voyage lui-même,
sinon que le vaisseau n'était pas le lieu idéal pour
susciter en moi quelque piété ou pour préparer
mon esprit à une prochaine visite de la cité des
saintes prophéties! Il fallait toute la foi des pèlerins
et le respect qu'ils portent à leur Temple pour qu'ils prient
ainsi les bras au ciel, matin et soir, et chantent au milieu du jour
des psaumes pleins d'allégresse ou de mélancolie en
l'honneur de leur dieu. Entre-temps, on pouvait entendre, venant de
la proue, les chansons grecques que répétaient les
artistes, et, lorsque les rameurs s'installaient, nous parvenaient,
du fond de la cale, un chœur sans fin
de rauques lamentations.
La
jeune fille grecque qui, couronnée de fleurs, avait chanté
au début du voyage en s'accompagnant de la lyre, s'appelait
Myrina. Mince, le nez retroussé, elle avait des yeux verts au
regard froid et pénétrant. Malgré son extrême
jeunesse, elle savait, outre jouer de la lyre et chanter, exécuter
des danses acrobatiques et c'était chaque jour un plaisir de
la voir s'entraîner pour garder la souplesse de son corps
gracile; mais les Juifs confits en dévotion se voilaient la
face, s'indignant devant pareil scandale.
Myrina
est un nom d'amazone. C'est elle-même qui m'expliqua, sans la
moindre gêne, qu'on lui avait donné ce nom en raison de
sa minceur et parce qu'elle n'avait pas de poitrine. Elle avait déjà
travaillé en Judée et sur l'autre rive du Jourdain,
ainsi que dans quelques villes grecques de la Pérée.
Elle me raconta qu'à Jérusalem Hérode a
construit un théâtre, mais elle n'avait pas grand espoir
d'obtenir un contrat pour un spectacle car le peuple était si
pauvre que l'on n'y donnait guère de représentations.
Les Juifs détestent le théâtre et tout ce qui
émane de la civilisation grecque, y compris les aqueducs;
quant à l'aristocratie, elle ne forme pas une société
assez importante pour remplir une salle de spectacles. C'est pourquoi
elle et les siens joueraient dans la ville de garnison de la XIIe
Légion, construite par les Romains sur l'autre rive du
Jourdain. Le public, bien qu'un peu rude, y était toujours
débordant d'enthousiasme. Ils espéraient également
pouvoir travailler à Tibériade, bâtie au bord du
lac, et passeraient peut-être tenter leur chance, au retour, à
Césarée, la cité romaine de la côte de
Judée.
Pendant
la nuit qui suivit cette conversation tout amicale, Myrina se glissa
très silencieusement à mes côtés en
chuchotant à mes oreilles que je la rendrais très
heureuse si je voulais bien lui donner quelque monnaie d'argent: ses
amis et elle se trouvaient fort démunis et préoccupés
par l'achat des costumes et chaussures de scène. Sans cette
impérieuse nécessité, elle n'aurait jamais osé
une telle prière, elle qui était une jeune fille tout à
fait convenable.
Je
fouillai à tâtons dans ma bourse et trouvai une lourde
pièce de dix drachmes que je mis dans sa main. Myrina,
enchantée, me serra dans ses bras et me donna des baisers en
m'invitant à faire d'elle selon mon désir.
Et
elle ne fut pas peu surprise en se rendant compte que je ne désirais
rien: l'hiver passé à Alexandrie m'a pour tout de bon
dégoûté des femmes. Elle me demanda alors d'une
petite voix innocente si je préférais partager ma
couche avec son frère, tout jeune garçon encore
imberbe. Je n'ai jamais pu partager cette coutume chère aux
Grecs même si j'ai connu à Rhodes, à l'époque
de mes études, un admirateur platonique. Après que je
lui eusse assuré que je ne désirais d'elle qu'une
simple relation amicale, elle conclut que j'avais fait vœu de
chasteté, ce que je confirmai pour clore le débat, et
elle me laissa désormais en paix.
Puis
dans l'obscurité de la cabine, et comme pour me remercier,
elle se mit à me parler des Juifs, racontant que les plus
évolués d'entre eux ne considèrent pas comme une
faute le fait de commettre l'adultère avec une étrangère,
du moment qu'elle ne fréquente pas les femmes de leur race;
et, pour me prouver sa bonne foi, elle me conta quelques anecdotes
que j'eus bien du mal à croire: j'avais des notions de la
mentalité des fils d'Israël grâce à la
fréquentation de leurs érudits vivant à
Alexandrie.
Lorsque,
dans le lointain, se profilèrent les montagnes de la Judée,
par-delà la mer qu'irisaient les premières lueurs de
l'aube, Myrina en était à me confier ses rêves
telle une jeune fille ouvrant son cœur à un ami plus
âgé
danseuse est éphémère et caressait le rêve
d'économiser suffisamment d'argent pour ouvrir une boutique de
parfums, doublée d'une paisible maison de plaisirs, dans une
ville côtière réputée pour sa tolérance.
Puis, me jetant un regard de ses yeux pleins d'innocence, elle me
déclara qu'elle aurait moins à attendre si elle
rencontrait un riche amant: du fond du cœur, je lui souhaitai
cette chance.
Que
ce soit grâce à la fermeté du capitaine, à
un hasard bienheureux ou encore aux prières obstinées
des pèlerins, la vérité est que nous finîmes
par accoster, certes couverts de piqûres d'insectes, morts de
faim et de soif et repoussants de crasse, mais sans autre
mésaventure, au port de Joppé, trois jours avant la
Pâque qui, tombant cette année un samedi, jour consacré
au repos, était sacrée à double titre. Les
passagers pèlerins avaient un si grand désir
d'entreprendre leur voyage, qu'ils prirent à peine le temps de
se purifier et de manger avec leurs coreligionnaires, avant de
partir, cette même nuit, pour Jérusalem.
La
nuit était pleine de douceur, des myriades d'étoiles
scintillaient au-dessus de l'onde et c'était un véritable
délice de cheminer au clair de lune. Nombreux étaient
les vaisseaux à l'ancre dans le port, qui venaient d'Italie,
d'Espagne et d'Afrique. Je compris alors mieux que jamais le
magnifique négoce que devait représenter pour les
armateurs du monde entier l'amour que les Hébreux portent à
leur Temple.
Tu
sais bien que je n'ai aucun orgueil en moi. Je me refusai cependant à
partir dès le matin avec un groupe de comédiens grecs
bien qu'ils eussent beaucoup insisté, voyant en moi sans doute
un protecteur éventuel; il n'y avait en effet parmi eux aucun
citoyen romain. Mais je décidai de demeurer tranquillement à
Joppé: je terminerais cette lettre commencée à
bord pour tuer le temps et tenterais de mettre au clair pour moi-même
la capricieuse raison de mon voyage.
Je
me mis donc en quête d'une chambre dans une auberge, et c'est
là que je trace les derniers mots avant de me reposer des
rigueurs de la traversée. J'ai pris un bain, me suis arrosé
de poudres contre les parasites et j'ai fait don aux pauvres des
vêtements que je portais à bord; j'avais soulevé
un véritable tollé en annonçant mon intention de
les brûler! A présent que j'ai bouclé et parfumé
ma chevelure, que j'ai revêtu les habits neufs que je viens
d'acheter, je commence à me retrouver moi-même. Suivant
mes habitudes de simplicité, je ne m'étais pas encombré
de nombreux bagages: des papyrus et le matériel pour écrire
ainsi que de menus souvenirs d'Alexandrie dont je ferai présent
si l'occasion m'en est fournie.
Le
plus fortuné des voyageurs comme le plus humble peut trouver
au marché de Joppé le moyen le plus adéquat pour
se déplacer: on lui proposera une litière avec escorte,
un char à bœufs , ou encore un
chameau conduit par un guide. Mais je t'ai déjà dit que
la solitude est mon luxe préféré. J'ai donc
l'intention de louer un âne, de le charger de mes maigres
effets, d'une gourde de vin et d'un sac de vivres pour voyager à
pied comme un bon pèlerin. L'exercice physique ne peut que me
faire du bien après tant de jours d'inactivité à
Alexandrie. Je sais par ailleurs qu'il n'y a pas lieu de craindre les
bandits car les chemins sont pleins de monde en route pour Jérusalem
et les patrouilles de la XIIe Légion romaine
surveillent le trajet.
Je
voudrais que tu saches, ô ma Tullia bien-aimée, que je
ne t'ai point parlé de Myrina et des femmes d'Alexandrie pour
t'offenser ou te rendre jalouse. Et cependant, si tu pouvais souffrir
un peu! Mais ma crainte est si forte que tu sois seulement satisfaite
de t'être débarrassée de moi si astucieusement!
Il est si pénible d'ignorer tout de tes pensées!
Peut-être as-tu véritablement connu quelque empêchement
pour me rejoindre? L'automne prochain, je reviendrai t'attendre à
Alexandrie jusqu'à la fin de la saison navigable. J'ai laissé
là-bas toutes mes affaires, je n'ai même pas apporté
un seul livre. Si je ne me trouvais pas sur le port, mon adresse sera
au bureau de ma banque. Mais mon cœur a la profonde certitude
que cet automne, à l'instar de l'automne passé, le port
me verra une nouvelle fois attendre avec ferveur les navires en
provenance d'Italie.
Je
ne sais si tu auras la patience de lire ma lettre jusqu'à la
fin. J'ai essayé de la rendre la plus vivante possible. A vrai
dire, mon esprit est plus sérieux que ce que tu pourrais en
déduire. Toute ma vie j'ai hésité entre Épicier
et l'école du Portique entre le plaisir et le renoncement. Dans la cité d'Alexandrie,
je me suis consumé dans l'excès de plaisir et de
volupté. Mais tu sais aussi bien que moi que le plaisir et
l'amour sont deux choses distinctes. On peut s'entraîner au
plaisir comme à l'athlétisme ou à la natation.
En revanche, il est absolument extraordinaire, incroyable, de
rencontrer un être pour lequel on sent que l'on est venu au
monde. Je suis né pour toi, ô ma Tullia, et mon cœur
insensé me répète encore et toujours que toi de
même tu es née pour moi.
Souviens-toi
des nuits de Baiae parmi les roses... Ne prends cependant pas trop au
sérieux ce que je dis au sujet des prophéties. Mais peu
m'importe que ta bouche orgueilleuse dise en souriant: « Marcus
reste le même, toujours un rêveur incurable! »
parce que si je n'étais ainsi, tu ne m'aimerais pas. Si tant
est que tu m'aimes encore, ce que j'ignore.
Joppé
est un port très ancien, entièrement syrien. Quel
bonheur de t'avoir écrit, ô Tullia! Ne m'oublie
pas!Aucun bateau pour Brundisium ne quittera le pays avant la fin de
la Pâque. J'enverrai donc cette lettre de Jérusalem.
C'est
aujourd'hui la Pâque et je t'écris du fort Antonia qui
se trouve à l'intérieur de Jérusalem, la ville
sainte. Quelque chose m'est arrivé, quelque chose dont je
n'aurais pu avoir l'idée et que je ne peux encore définir
exactement. Je suis désorienté, ô Tullia, et
j'écris dans l'espoir de m'expliquer à moi-même
ce qui m'est survenu.
Je
n'éprouve plus aucun mépris pour les augures, peut-être
d'ailleurs n'en ai-je jamais véritablement éprouvé
même si j'en ai quelque peu manifesté dans mes dires ou
mes écrits. Je suis absolument persuadé à
présent que ce n'est pas moi qui ai choisi d'entreprendre ce
voyage et que, même si je l'avais voulu, je n'aurais pu
l'empêcher. Mais j'ignore à quelles forces j'ai obéi!
Je vais tout reprendre depuis le commencement.
Nous
en étions restés à mon projet de louer un âne
au marché de Joppé, projet que je mis à
exécution malgré toutes les offres plus à même
de faciliter mon voyage. Je quittai donc la côte sans plus
tarder, me joignant aux derniers pèlerins en route pour
Jérusalem. Mon âne, animal bien dressé, doux et
docile, ne me fit aucune difficulté durant le trajet; il
donnait l'impression d'avoir parcouru le chemin de Joppé à
Jérusalem et de Jérusalem à Joppé tant et
tant de fois qu'il en connaissait chaque puits et chaque halte,
chaque village et chaque auberge. Je n'avais point besoin de meilleur
guide et je crois même que cet animal nourrissait quelque
affection pour ma personne car je ne le montai guère, pas même
dans les descentes, me contentant de marcher à pied à
son côté.
Il
n'y a guère plus de deux étapes de légion de
Joppé à Jérusalem, mais naturellement la marche
en terrain montagneux fatigue davantage le voyageur qu'en terrain
plat. Peu importe cependant, car la Judée est une fort belle
région, pleine de vergers que l'on prend grand plaisir à
traverser. Dans les vallées, les amandiers déjà
avaient perdu leurs fleurs mais la garrigue offrait les siennes le
long du chemin, petites fleurs aux douces fragrances pénétrantes.
J'étais reposé, comme rajeuni, et j'éprouvais
autant de bonheur à cheminer ainsi qu'au temps de mes jeunes
années lorsque je m'adonnais à quelque discipline
sportive.
Aussi
bien grâce à mon éducation qu'à la
prudence que j'ai acquise au cours des tribulations de ma vie,
j'attache peu de prix aux formes extérieures. Je préfère
ne me détacher de la masse ni par ma conduite ni par mon
habillement. Je ne ressens nul besoin de serviteurs ou de messagers
pour annoncer mon arrivée, et, sur la route, lorsque passaient
au galop les seigneurs, houspillant leurs montures et leurs esclaves,
je me mettais humblement sur le bas-côté avec mon âne.
J'aimais mieux contempler les mouvements si pleins d'intelligence des
oreilles de ce dernier quand il me regardait que parler avec les
personnes distinguées qui s'arrêtaient parfois pour me
saluer et me prier de les accompagner.
Les
Juifs cousent des franges aux bords de leurs manteaux, c'est à
cela d'ailleurs qu'on les reconnaît de par le monde car pour le
reste, ils sont vêtus comme les autres mortels. Mais ce chemin,
que Rome a transformé en une excellente route militaire, est
si ancien et a vu passer tant de gens de tant de pays, que personne
ne me remarqua malgré l'absence de franges à mon
vêtement. A l'étape, on me donna comme à
tout-un-chacun de l'eau pour que boive mon âne et que je me
lave les mains et les pieds. Les serviteurs n'avaient guère le
temps, au milieu de l'agitation générale, de faire des
distinctions entre Juifs et étrangers! Il régnait une
atmosphère de fête comme si, à l'instar des
Juifs, tous les hommes s'étaient mis en chemin pour célébrer
leur délivrance de l'esclavage du pays d'Égypte.
J'aurais
pu arriver à Jérusalem dès la seconde nuit du
voyage à condition de me presser. Mais étant étranger,
je ne me sentais point concerné par la hâte que
témoignaient les pèlerins. Je me délectais à
respirer l'air pur des montagnes de Judée et ne me lassais pas
de contempler leurs flancs couverts de fleurs de toutes les couleurs.
Après la joyeuse vie que j'avais menée à
Alexandrie, mon esprit était comme libéré et je
jouissais pleinement de chacun de ces instants; le pain me paraissait
plus savoureux que toutes les gourmandises d'Égypte, et pour
garder toute l'acuité de mes perceptions, je n'ajoutai pas une
seule goutte de vin à l'eau tout au long du voyage: l'eau pure
était pour moi le meilleur des nectars.
J'allais
par le chemin au gré de mon humeur. Ainsi la mélodie du
chalumeau des bergers, lorsqu'ils rassemblent leurs troupeaux au
crépuscule, me surprit assez loin de Jérusalem.
J'aurais pu, après un moment de repos, poursuivre ma route au
clair de lune pour atteindre mon but, mais l'on m'avait tant vanté
le spectacle merveilleux qu'offre Jérusalem au voyageur qui
arrive de l'autre côté de la vallée, avec son
Temple scintillant de tout son or dominant la colline et la blancheur
de ses marbres resplendissant au soleil, que c'est ainsi que je
voulais voir pour la première fois la ville sacrée des
Hébreux.
C'est
pourquoi, à la grande surprise de mon âne, je quittai le
chemin pour échanger quelques mots avec un berger qui, dans le
couchant, conduisait son troupeau de moutons à l'abri d'une
grotte à flanc de montagne. Il s'exprimait dans un patois
local, mais il comprit mon araméen et m'assura qu'il n'y avait
point de loups dans la région. Il n'avait pas de chien pour
protéger ses brebis des bêtes sauvages, se contentant de
dormir lui-même à l'entrée de la grotte pour en
éloigner les chacals. Sa besace contenait seulement du pain
d'orge noir et une grosse boule de fromage de chèvre; il parut
fort satisfait lorsque je partageai avec lui mon pain de blé,
ma guimauve, mes figues sèches; mais, quand il se rendit
compte que je n'étais pas de la même religion que lui,
il refusa la viande que je lui offrais. Il ne s'éloigna point
de moi cependant. Nous soupâmes près de l'entrée
de la grotte et mon âne se mit à brouter alentour. Le
monde se teinta du violet intense des anémones de montagne,
puis la nuit tomba et les étoiles scintillèrent dans le
ciel. L'obscurité amena avec elle un peu de fraîcheur et
de l'abri me parvenait la chaleur dégagée par les
brebis. L'odeur de laine s'accentua mais ce n'était pas du
tout désagréable, bien plutôt accueillant comme
un parfum d'enfance et de foyer. Et mes yeux se remplirent de larmes,
mais je ne pleurais pas sur toi, ô Tullia! Je crus alors que je
pleurais à cause de la fatigue du voyage qui avait épuisé
les forces de mon corps affaibli; mais sans doute versai-je ces
larmes sur moi-même, sur toute ma vie passée, tout ce
que j'avais perdu et tout ce qui était encore à venir.
A ce moment précis, je me serais penché sans la moindre
crainte pour boire à la fontaine de l'oubli.
Je
dormis à la belle étoile devant la grotte, le firmament
en guise de toit comme le plus humble des pèlerins. Mon
sommeil fut si profond que le berger avait déjà gagné
la montagne avec son troupeau lorsque j'ouvris les yeux. Je ne me
souviens pas avoir rêvé d'aucun présage, mais au
réveil, tout, l'air et la terre, me parut différent. Le
flanc de la montagne exposé à l'Occident était
encore dans l'ombre tandis que le soleil illuminait déjà
les pentes des collines d'en face. J'avais l'impression que l'on
m'avait roué de coups et ressentais une très grande
lassitude qui m'ôtait toute envie de bouger. L'âne
remuait la tête paresseusement. Je ne parvenais pas à
comprendre ce qui m'arrivait: mon épuisement était-il
donc si grand que deux jours de randonnée suivis d'une nuit à
la dure pussent m'abattre à ce point ? Puis je pensais
que le temps sans doute allait changer, car j'ai toujours été
sensible à ses variations comme aux songes et aux augures.
Ma
peine était si lourde que je fus incapable de manger. Je bus à
la gourde deux gorgées de vin qui ne me firent nul effet. J'en
vins à craindre d'avoir bu une eau frelatée ou
contracté quelque maladie.
Au
loin, sur le sentier, des voyageurs gravissaient le versant de la
montagne. Je mis un temps assez long à vaincre mon inertie. A
grande peine, je me résolus enfin à charger l'âne
et regagnai la route. Il me fallut faire un grand effort pour grimper
la côte mais, une fois parvenu au sommet, je compris enfin la
raison de mon état. Un vent sec et brûlant me frappa le
visage. C'était le vent du désert. Ce vent qui se lève
pour souffler sans trêve ni repos, apportant aux humains la
maladie et la migraine, ce vent qui siffle sans relâche sous
les portes, par toutes les failles et tous les orifices des maisons.
Quand le souffle du désert passe sur les humains, la nuit les
volets claquent et les femmes sont prises de nausée.
En
un instant le visage et la gorge me brûlèrent. Le
soleil, déjà haut dans le ciel, n'était plus
qu'une boule incandescente. Enfin je vis surgir de l'autre côté
de la vallée la ville sainte des Hébreux, ceinturée
de murailles. Les yeux enflammés et la saveur salée du
vent dans ma bouche, je découvris les tours du palais
d'Hérode, les maisons agglutinées tout au long des
collines entourant la capitale, le théâtre, le cirque,
puis, dominant l'ensemble, le Temple avec ses remparts, ses
bâtiments, ses portiques, brillant de blancheur et d'or.
Mais
l'aveuglante lumière du soleil m'empêcha de contempler
le Temple dans toute sa splendeur: le marbre n'éblouissait pas
plus que l'or ne scintillait. Certes, c'était majestueux,
imposant, une incomparable merveille de l'architecture moderne, qui
ne soulevait point en moi le même enthousiasme que chez les
Juifs: je le regardais avec attention mais également avec
indifférence. Je le regardais parce que je ne pouvais faire
moins après un si long voyage, mais je n'étais plus
aussi jeune que lorsque j'admirai pour la première fois le
temple d'Ephèse. Et je ne pus ressentir le même désir
ardent de beauté et de pureté avec ce vent salin dont
la poussière me brûlait les yeux.
L'âne
me considéra d'une manière étrange et je dus le
pousser afin qu'il se dépêchât. En effet, lorsque
nous avions atteint le sommet de la montagne, il s'était
arrêté de lui-même à l'endroit le plus
adéquat pour observer le paysage et sans doute s'attendait-il
à ce que je proférasse des exclamations d'admiration et
de félicité, des hymnes de gloire et des prières.
Je m'adressai d'amers reproches d'être ainsi esclave de mon
propre corps au point de me trouver dans l'incapacité
d'apprécier un spectacle sacré pour une multitude de
gens, à cause d'une malheureuse fatigue physique et d'un vent
incommodant.
Les
oreilles agitées de colère, l'âne se mit à
descendre le sentier escarpé. Je marchais près de lui,
que j'agrippai par le licol. Au fur et à mesure que nous
descendions, le vent devenait plus supportable et, en bas de la
vallée, c'était à peine si l'on sentait un léger
souffle. Enfin, vers le milieu du jour, nous atteignîmes la
voie romaine où le chemin de Joppé s'unit à
celui de Césarée, large route parcourue par une foule
de gens qui se dirigeaient vers la ville. Je remarquai que des
groupes stationnaient près de la porte, le regard tourné
vers une des proches collines, cependant que la plupart se voilaient
la face en pressant le pas. Alors mon âne fit un écart,
et, en levant les yeux, je vis au sommet de la hauteur couverte
d'aubépines, trois croix et je parvins à distinguer les
corps des suppliciés qui se tordaient de douleur. Sur le flanc
de la colline menant à la porte, une grande multitude s'était
assemblée, contemplant les croix.
La
foule gênait également le passage sur le chemin de sorte
que, même si j'avais désiré poursuivre ma route,
je ne l'aurais pu. J'ai souvent eu l'occasion, au cours de ma vie, de
voir des malfaiteurs crucifiés et je me suis toujours arrêté
devant leur agonie afin d'endurcir mon âme et d'être
capable de contempler la souffrance humaine d'un regard dépourvu
d'émotion. J'ai vu dans le cirque mourir des hommes de mille
façons différentes plus cruelles encore, mais dans ces
spectacles du moins éprouve-t-on de l'angoisse, ce qui n'est
pas le cas dans celui de la crucifixion qui n'est qu'une manière
infamante et lente de donner la mort en châtiment d'un
quelconque délit. Je me réjouis d'être citoyen
romain - et quand ce ne serait que pour cette raison, je
continuerais à m'en réjouir! - car je suis assuré
de périr rapidement par l'épée si j'en viens à
commettre une faute passible de la peine de mort.
Si
j'avais été dans un autre état d'esprit, sans
doute me serais-je détourné de ce mauvais présage
et aurais-je poursuivi mon chemin coûte que coûte. Mais,
inexplicablement, la vue de ces trois potences augmenta l'angoisse
qui m'étreignait par la faute du temps bien que je n'eusse, à
l'évidence, rien à voir avec la destinée des
condamnés. J'ignore pourquoi, mais je sais que cela devait se
passer ainsi: prenant donc l'âne par son licol, je m'écartai
du chemin et sans mot dire, me frayant un passage parmi la foule, je
portai mes pas vers le lieu du supplice.
Près
des croix, quelques soldats originaires de Syrie et appartenant à
la XIIe Légion jouaient aux dés, allongés
sur le sol, tout en buvant de leur vin aigre. Il ne pouvait s'agir
d'esclaves ou de vulgaires malfaiteurs car, outre les soldats, un
centurion faisait partie de la garde. Je jetai tout d'abord un regard
indifférent sur ces crucifiés dont les corps étaient
tendus par la douleur. Puis mon attention fut attirée par un
écriteau placé sur la croix du milieu, juste au-dessus
de la tête du supplicié et portant ces mots écrits
en grec, en latin et dans la langue du pays : « Jésus
de Nazareth, roi des Juifs ». Au premier abord, le sens de
cette inscription m'échappa et je ne sus qu'en penser. Je
remarquai ensuite, sur la tête inclinée du mourant, une
couronne d'épines posée comme une couronne royale. Des
gouttes de sang sourdaient de chaque blessure faite par les pointes
acérées.
A
peu près au même moment, l'écriteau ainsi que le
visage du condamné se dérobèrent à ma
vue, le soleil se cacha et, en plein jour, les ténèbres
se firent si denses que c'est à peine si on pouvait distinguer
les personnes les plus proches. De même qu'au cours d'une
éclipse de soleil, les oiseaux se turent, les hommes devinrent
muets, et l'on entendait seulement le choc des dés contre le
bouclier et la respiration haletante des suppliciés. Comme je
te l'avais écrit à moitié sérieusement
dans ma lettre précédente, Tullia, j'avais quitté
Alexandrie pour me mettre à la recherche du roi des Juifs, et
voici que je le trouvais devant la porte de Jérusalem,
crucifié sur une colline, respirant encore. Je compris alors
le sens des mots que j'avais lus et, en voyant la couronne d'épines
sur sa tête, il n'y eut en moi plus aucun doute que j'eusse
bien trouvé celui que j'avais cherché, l'homme dont la
naissance avait été annoncée par la conjonction
de Saturne et de Jupiter dans le signe du Poisson, le roi des Juifs,
qui selon l'écriture devait venir pour gouverner le monde. Il
m'est impossible d'expliquer pourquoi et comment je le compris si
clairement, mais il se pourrait bien que l'angoisse que j'avais
éprouvée dès les premières heures du jour
m'eût préparé à une apparition si remplie
de tourment.
L'obscurcissement
du ciel fut pour moi un soulagement car, de la sorte, je ne pouvais
voir son agonie dans toute son horreur. J'avais eu le temps,
cependant, de remarquer qu'on l'avait fouetté à la
manière romaine. Pour cette raison, sans doute, était-il
en plus mauvais état que ses compagnons de supplice, deux
hommes robustes, apparemment gens de sac et de cordes.
La
nature et les hommes firent silence pendant un moment lorsque le ciel
devint sombre. Puis on commença à entendre des cris
pleins de terreur et d'inquiétude. Je notai également
que le centurion levait son regard vers le ciel d'un air éperdu.
Alors, mes yeux s'accoutumant à l'obscurité, je pus
distinguer de nouveau les contours du paysage et les traits de ceux
qui se trouvaient autour de moi. Comme la panique gagnait la foule,
quelques notables s'en détachèrent, membres du
gouvernement reconnaissables à leur coiffure, ainsi que des
scribes dont le manteau était orné de franges
somptueuses. Ils se mirent à hurler des insultes au crucifié
dans le but manifeste d'exciter la foule. Ils lui demandaient de
prouver qu'il fût roi, de descendre de la croix, ils criaient
tant et plus des choses iniques en se référant, à
ce qu'il me parut, à ce que le crucifié lui-même
avait promis auparavant aux foules.
Ainsi
tentèrent-ils de mettre le peuple de leur côté et
certains vociférèrent à leur tour des insultes à
l'encontre du malheureux. Mais nombreux furent ceux qui gardèrent
un silence obstiné, comme s'ils avaient voulu dissimuler leurs
véritables sentiments. A en juger par leurs traits et leur
habillement, les spectateurs étaient en général
de condition modeste, et parmi eux se trouvaient de nombreux paysans
venus à Jérusalem en l'honneur de la fête de la
Pâque. J'eus l'impression qu'ils cachaient au plus profond de
leur cœur une extrême compassion à l'égard
de leur roi crucifié, bien qu'ils n'osassent point la
manifester par crainte des légionnaires et de leurs propres
autorités. De nombreuses femmes étaient présentes
et plusieurs d'entre elles pleuraient, la tête voilée.
En
entendant les cris, le crucifié souleva sa tête
chancelante et se redressa, prenant appui sur le madrier auquel ses
pieds étaient cloués. On l'avait mis en croix avec les
genoux pliés afin qu'il ne mourût pas trop rapidement
d'asphyxie. Haletant, il aspira une goulée d'air, tandis que
des crampes faisaient tressaillir son corps couvert de sang. Puis il
ouvrit ses yeux éteints et regarda autour de lui comme s'il
cherchait quelque chose. Mais il ne répondit point aux paroles
injurieuses; il avait besoin de toute sa force pour supporter les
souffrances de son propre corps.
Les
deux autres condamnés se portaient encore assez bien. Celui de
gauche profita de l'agitation pour faire des grimaces aux gens, puis,
tournant la tête vers celui que l'on appelait roi, il joignit
ses railleries à celles qui venaient d'en bas.
- N'es-tu pas le fils de Dieu? Sauve-toi toi-même, et
nous aussi!
Mais
celui de droite le reprenant, défendit le roi en disant :
- Nous, nous souffrons et c'est justice, nous payons nos
actes, mais lui n'a rien fait de mal!
Puis
d'une humble voix emplie de tristesse, il s'adressa au roi :
- Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton
royaume!
Si
près de la mort et dans une telle situation, il parlait encore
du royaume! Si j'avais été le même qu'autrefois,
sans doute eussé-je ri de bon cœur d'une fidélité
de cette sorte; mais je n'eus guère envie de me réjouir.
Le dialogue était trop lugubre. Et plus grande encore fut ma
surprise lorsque le roi des Juifs tourna sa tête douloureuse
vers son compagnon, le consolant d'une voix étouffée.
- En vérité, je te le dis, dès aujourd'hui
tu seras avec moi dans le paradis.
Le
sens de ces paroles m'échappa. A ce moment, un scribe passa
près de moi, qui inspectait la foule d'un air soupçonneux.
Je me plaçai en travers de sa route pour l'interroger.
- Que veut dire votre roi en parlant de paradis? Pourquoi
l'a-t-on crucifié s'il n'a rien fait de mal?
Le
docteur de la loi laissa échapper un rire moqueur.
- On voit que tu n'es pas de Jérusalem! me répondit-il.
Tu ne vas pas donner plus de créance au témoignage d'un
bandit qu'à celui des anciens du peuple et du gouverneur de
Rome qui l'a condamné? Il a prétendu être le roi
des Juifs et il a blasphémé!
« Même
sur la croix il insulte Dieu en parlant du paradis !
Et
il s'enveloppa plus étroitement dans son manteau afin
qu'aucune de ses franges ne frôlât mes vêtements.
Je me sentis insulté par ce geste.
- Je vais me renseigner sur cette affaire, m'écriai-je.
Il
me lança alors un regard chargé de menaces.
- Occupe-toi de tes propres affaires! m'avertit-il. Tu n'as pas
l'air d'appartenir à son groupe. Il a perverti un grand nombre
de gens, mais maintenant il ne pervertira plus personne. N'aie pas
pitié de lui, c'était un agitateur et un fomenteur de
troubles, bien pire encore que les malfaiteurs qui l'entourent.
Ma
compassion se transforma en colère, je bousculai le scribe et,
oubliant mon âne et mon apparence, m'approchai du centurion
auquel j'adressai la parole en latin afin de donner plus de poids à
mon discours.
- Je suis citoyen romain et ce Juif me menace!
Le
centurion jeta un coup d'œil sur moi,
soupira d'un air excédé, puis se mit à faire les
cent pas d'une allure martiale devant la foule l'obligeant à
reculer un peu, laissant ainsi plus d'espace vide au pied des croix.
Ensuite, il me salua en latin pour me prouver sa culture mais
poursuivit aussitôt en grec.
- Du calme, frère! Si tu es vraiment citoyen romain, il
ne sied guère à ta dignité de chercher querelle
aux Juifs, surtout une veille de samedi.
Puis,
se tournant vers la foule, il cria :
- Allez! Allez! Tout le monde chez soi! Assez de bavardages,
les miracles, c'est fini pour aujourd'hui! Rentrez sagement chez vous
manger votre agneau grillé et puisse un os vous rester en
travers du gosier!
J'en
déduisis que, parmi la foule, il devait y avoir des gens qui
s'attendaient sérieusement à un miracle, peut-être
que leur roi descendît seul de sa croix? Mais ils restaient
silencieux à l'écart des autres, craignant leurs
prêtres et leurs scribes. Un certain nombre de personnes
obéirent au centurion et se dirigèrent vers la cité
dont le chemin s'était quelque peu dégagé.
Avec
un coup de coude point trop respectueux, le centurion m'invita à
le suivre :
- Viens donc te désaltérer en ma compagnie! Je
suis de service ici, mais cette histoire ne nous regarde pas. Les
Juifs ont toujours tué leurs prophètes! S'ils veulent
crucifier leur roi avec l'aide des Romains, nous n'avons pas à
le leur interdire.
Je
le suivis de l'autre côté des potences. Sur le sol
étaient entassés les vêtements des condamnés,
répartis en petits paquets par les soldats. Le centurion
ramassa leur gourde et me la tendit. Pour ne pas l'offenser, je bus
une gorgée de ce vin aigre distribué dans les légions.
Il but à son tour, rota et dit:
- Buvons, c'est ce que nous avons de mieux à faire!
Heureusement que mon service se termine à la tombée de
la nuit! C'est la veille du sabbat et les Juifs n'ont pas l'habitude
de laisser les cadavres sur la croix durant la nuit. Tout Jérusalem
n'est qu'un nœud de vipères
sifflantes, poursuivit-il. Plus je connais les gens de ce pays, plus
je suis convaincu que les meilleurs d'entre eux sont ceux qui sont
morts. Pour cette raison, il n'est pas si mal qu'ils puissent voir la
veille de leur fête des épouvantails cloués sur
des planches au bord du chemin. Ils apprennent ainsi qu'il est
dangereux de faire du désordre ou de tuer sans réfléchir
des étrangers confiants. Mais celui-ci est innocent, c'est un
prophète!
Le
ciel était toujours sombre. Il s'éclairait parfois,
prenant une couleur rougeâtre, pour bientôt s'obscurcir à
nouveau.
L'air
étouffant rendait la respiration malaisée.
- On dirait que le vent du désert a soulevé un
nuage de sable vers l'est, dit le centurion en levant la tête.
Mais je n'avais jamais vu un nuage aussi sombre! Si j'étais
juif, je penserais que le soleil s'est voilé la face et que le
ciel pleure la mort du fils de Dieu, puisque Jésus disait être
fils de Dieu et que, pour cette raison, il doit souffrir une mort si
terrible.
Il
ne me traitait pas avec un respect démesuré et,
profitant du fait que nous étions si peu éclairés,
il inspectait d'un œil scrutateur mon
visage et ma présentation, essayant de se faire une opinion à
mon sujet. Il voulut rire, mais le rire se figea sur ses lèvres
et il leva les yeux au ciel une nouvelle fois.
- Les animaux eux-mêmes sont pleins d'inquiétude,
dit-il. Les chiens et les renards, pris de démence, fuient
vers les hauteurs et les chameaux ont piétiné tout le
jour devant la porte, refusant avec obstination de pénétrer
dans la cité. C'est un mauvais jour pour la ville.
- Un mauvais jour pour le monde entier, ajoutai-je, le cœur
étreint par un angoissant pressentiment.
Le
centurion sursauta en entendant ces mots qu'il balaya d'un geste,
disant comme pour se défendre :
- Vraiment, c'est une
affaire purement juive, elle ne concerne nullement les Romains. Le
gouverneur s'est refusé à la juger, il l'aurait mis en
liberté mais la populace a crié d'une seule voix: «
Crucifie-le! Crucifie-le! » Le Sanhédrin a menacé
d'en appeler à l'empereur lui-même, accusant le
gouverneur de protéger un agitateur. Alors, ce dernier s'est
lavé les mains afin de se purifier du sang innocent, tandis
que les Juifs hurlaient, jurant qu'ils répondraient eux-mêmes
du sang du prophète.
- A propos, qui est l'actuel proconsul de Rome? demandai-je. Je
devrais le savoir, mais je suis étranger en Judée. Je
viens d'Alexandrie où j'ai passé l'hiver pour étudier.
- Ponce Pilate, répondit le centurion en me jetant un
regard méprisant.
Sans
doute me prenait-il pour un philosophe coureur de chemins. La
nouvelle cependant me surprit.
- Je le connais, m'exclamai-je. Ou du moins j'ai connu son
épouse à Rome! Son nom n'est-il pas Claudia ?
N'est-elle pas de la famille des Procula?
J'avais
été autrefois invité chez les Procula, dans leur
résidence romaine et j'avais assisté à la
lecture d'une pièce fort ennuyeuse toute à la gloire de
ce que la famille avait accompli pour Rome en Asie. Mais le vin et
les autres rafraîchissements y étaient d'excellente
qualité et j'avais eu une fort spirituelle conversation avec
Claudia Procula bien qu'elle fût sensiblement plus âgée
que moi. C'était une femme remarquablement cultivée et
douée d'une grande sensibilité
promis à plusieurs reprises de nous revoir et ce n'était
point simple mondanité. Mais, pour une raison ou pour une
autre, nous n'avions jamais eu l'occasion de nous rencontrer. Je me
souvenais vaguement qu'elle était tombée malade, puis
qu'elle avait quitté Rome. Tu es si jeune encore, ô
Tullia, qu'à peine tu dois t'en souvenir. Elle fréquentait
également la cour de Tibère avant qu'il n'allât à
Capri.
La
nouvelle était pour moi si inattendue que, durant un moment,
j'oubliai ce qui se passait alentour pour me souvenir de ma jeunesse
et de mes premières désillusions et déceptions.
Le centurion me rappela à la réalité en
reprenant ses explications.
- Si tu es un ami du proconsul, citoyen romain et étranger
dans la ville, je te conseille vivement de chercher la compagnie des
Romains pendant les fêtes. Tu ne peux imaginer le fanatisme des
Juifs durant leurs fêtes religieuses. C'est pour cela que le
proconsul s'est déplacé de Césarée à
Jérusalem, afin d'être à même d'étouffer
dans l'œuf la moindre agitation.
Peut-être la populace se tiendra-t-elle tranquille après
avoir assisté au supplice du saint homme, mais on ne peut
jamais être sûr de rien. Ses adeptes, pour le moins, ont
disparu et ne pourront plus occasionner de troubles du fait que cet
homme n'est pas descendu de sa croix.
Le
centurion se planta au pied des mâts, examina attentivement le
roi couronné d'épines et les deux criminels, puis dit
en homme fort de son expérience:
- Il ne va pas tarder à mourir. Les Juifs l'ont
maltraité la nuit passée lorsqu'ils se sont saisis de
lui et l'ont amené devant le Sanhédrin. Le proconsul de
son côté l'a fait fouetter à la manière
romaine croyant ainsi émouvoir la plèbe ou, pour le
moins, avancer l'heure de sa mort. Tu n'ignores point qu'une bonne
flagellation précédant la mise en croix est une
véritable œuvre de
miséricorde. En revanche, on devra briser les jambes des deux
autres pour qu'ils pendent sans prendre appui sur leurs pieds; ainsi
mourront-ils d'asphyxie avant la nuit.
A
cet instant précis, une terrible plainte d'animal, une plainte
inouïe emplit l'air. Une lumière rouge, vacillante et
ténébreuse à la fois, chassa l'obscurité
et la foule apeurée commença à s'agiter. Mon
âne, épouvanté, s'enfuit vers la ville avec tout
son chargement. Des voyageurs l'arrêtèrent à dure
peine; la tête haut levée, l'âne lança une
nouvelle fois un horrible braiment comme s'il exprimait toute
l'angoisse de la nature. Je me hâtai de le rejoindre.
Maintenant
il ne piétinait plus, mais tout son corps baigné de
sueur était secoué de violents tremblements. Je fis
mine de le caresser pour l'apaiser et cet animal jusqu'alors si
tranquille, relevant la tête, essaya de me mordre. Un de ceux
qui l'avaient arrêté dans sa course folle fit remarquer
que tous les animaux aujourd'hui semblaient possédés du
démon et que cela arrivait seulement lorsque soufflait le vent
du désert.
Le
chef des palefreniers accourut de la porte de la cité, examina
le licol et le signe que l'âne avait dans une oreille.
- Cet âne est à nous, dit-il avec excitation. Que
lui as-tu fait ? S'il tombe malade et que nous soyons contraints
de l'achever, c'est toi qui en paieras les frais sans compter les
dommages.
J'eus
de la peine pour le pauvre âne, mais vraiment je n'avais jamais
vu un animal trembler de cette façon.
- On dirait que vous êtes tous devenus fous à
Jérusalem, protestai-je en commençant à le
décharger. Je n'ai fait aucun mal à cet âne. Il a
peur de l'odeur du sang et de la mort parce que vous avez crucifié
votre roi.
Mais
la dispute tourna court et les paquets glissèrent de mes mains
lorsqu'une voix étrange emplit le monde et que la terre frémit
sous mes pieds. Une fois déjà j'avais eu l'occasion
d'éprouver une sensation semblable et je crus comprendre alors
la cause de l'obscurcissement du soleil, du comportement des bêtes
et de ma propre émotion haletante. Quoique j'eusse préféré
m'étendre sur une couche, enfoncer ma tête sous les
couvertures et tout oublier, je jugeai que ce n'était pas le
moment d'entrer dans la ville pour me réfugier sous un toit.
- Ne discutons pas lorsque la terre tremble de douleur, dis-je
au garçon d'écurie en lui donnant un denier d'argent.
Prends soin de mes affaires. Je les récupérerai à
la porte.
Il
tenta de faire avancer l'animal, mais eut beau tirer en lui donnant
force coups de pieds, la bête refusa de faire le moindre
mouvement. L'ânier se résigna à lui entraver les
pattes et, ajustant mes paquets sur son épaule, regagna la
porte pour y reprendre sa faction.
Je
ne sais si ce fut la crainte d'un tremblement de terre qui m'empêcha
de franchir la porte de la cité ou si une force irrésistible
me poussa à rebrousser chemin en direction des crucifiés
de la colline, bien que le spectacle fût vraiment déplaisant.
Du fond du cœur, j'élevai une prière à
tous les dieux, connus et inconnus, et même à mes dieux
lares : « J'ai étudié les prophéties
de ma propre volonté, mais vos augures m'ont fait quitter
Alexandrie pour conduire mes pas dans ce lieu et à ce moment
précis. J'étais parti à la recherche du futur
roi afin de me placer à ses côtés et d'en
recevoir une récompense. Donnez-moi le courage nécessaire
pour l'honorer jusqu'à sa mort, même si je n'en dois
recevoir aucun prix. »
Je
gravis lentement la colline et me joignis aux groupes. A
l'arrière-plan, des femmes pleuraient mais je ne pus
distinguer leurs traits car elles portaient un voile sur la tête.
Seul un jeune homme au beau visage déformé par la
douleur et la peur se tenait auprès d'elles les protégeant
et les consolant. Je demandai qui il était et le serviteur
d'un scribe me répondit que les femmes avaient suivi Jésus
depuis la Galilée où il avait perverti le peuple et
désobéi à la loi.
- Quant au jeune homme, il fait partie de ses adeptes, mais il
est interdit de le poursuivre car sa famille est amie du grand
prêtre; lui-même n'est qu'un jeune fou! affirma-t-il,
puis, me désignant d'un air goguenard la femme que soutenait
le jeune homme, il ajouta: « Je crois que celle-là,
c'est la mère du crucifié! »
Je
n'eus pas le courage de m'approcher pour leur adresser la parole,
malgré le désir que j'avais d'entendre parler du
condamné par ses propres adeptes. Mais mon cœur fut
envahi de tristesse en pensant que la mère était
présente à la mort infamante de son fils.
Même
les ennemis du roi semblaient respecter sa douleur et nul ne vint
déranger le groupe des femmes éplorées.
Je
demeurai donc auprès des autres tandis que le temps s'écoulait
lentement. Une nouvelle fois, les ténèbres envahirent
le ciel et l'on avait du mal à respirer l'air sec et brûlant.
Des mouches et des taons s'agglutinaient dans les yeux et les
blessures des suppliciés dont les corps étaient secoués
de tremblements spasmodiques. Le roi Jésus se dressa une
nouvelle fois sur sa croix, ouvrit ses yeux sans lumière et
remua la tête avec violence.
- Mon Dieu! mon Dieu! cria-t-il d'une voix forte, pourquoi
m'as-tu abandonné?
Sa
voix était si oppressée que l'on eut du mal à
saisir les paroles. Ceux qui étaient présents
s'agitèrent, s'interrogeant les uns et les autres. Les uns
croyaient qu'il avait dit que Dieu l'avait abandonné, tandis
que autres assuraient qu'il avait appelé Elie - Élie,
selon ce que je crus comprendre, est un des prophètes juifs
monté au ciel sur un char de feu - et c'est pourquoi les
plus cruels renouvelèrent leurs insultes l'invitant à
monter, lui aussi, dans les cieux. Mais les curieux et ceux qui
espéraient un miracle murmurèrent tout bas, faisant des
vœux pour que le prophète Elie descendît
réellement à son secours. Nombreux également
furent ceux qui, en proie à la terreur, s'écartèrent
des croix, prêts à se voiler la face.
Le
roi parla encore du haut de sa croix. Les plus proches dirent qu'il
se plaignait de la soif. L'un deux, pris de pitié, accourut au
pied du mât, versa sur une éponge du vin aigre de la
gourde des soldats, puis, la fixant au bout d'une perche, l'éleva
jusqu'aux lèvres du malheureux. Ni les soldats ni le centurion
ne firent le moindre geste pour s'y opposer. Je ne sais si Jésus
était encore capable de boire, l'obscurité était
si dense que nul ne pouvait voir son visage. Mais sans doute ses
lèvres furent-elles suffisamment humectées car, malgré
l'épouvantable agonie qu'il endurait, sa voix se fit plus
claire et plus assurée lorsque, peu de temps après, il
se dressa une dernière fois et hurla :
- Tout est accompli!
Cette
exclamation du mourant donna lieu encore à diverses
interprétations. Puis, dans les ténèbres, je
perçus une sorte de craquement lorsque le corps s'affaissa
suspendu par les mains, la tête tombée sur la poitrine.
Terrible fut le bruit dans l'obscurité! Je compris alors qu'il
était entré en agonie et ne lèverait plus la
tête désormais. Mon cœur en éprouva du
soulagement pour lui car, si graves qu'eussent été ses
fautes au regard des lois du pays, il les avait amplement payées.
Sous
mes pieds, un frémissement du sol m'annonça que l'homme
n'était plus. Ce fut un grondement souterrain, caverneux, plus
sourd et en même temps plus effrayant que le fracas de la
tempête. Le tumulte des voix se brisa net, les pierres
roulèrent à grand bruit et je me jetai au sol à
l'instar des autres spectateurs. Le tremblement fut de courte durée
mais il nous emplit tous de terreur!
Il
se fit alors un silence total, puis soudain nous parvint le
claquement des sabots des chevaux qui avaient brisé leurs
longes et s'enfuyaient au loin. Le ciel s'éclaira lentement,
les ténèbres s'évanouirent et les hommes se
relevèrent en secouant leurs vêtements. Les croix
étaient toujours dressées mais Jésus de
Nazareth, le roi des Juifs, pendait suspendu par les bras et ne
respirait plus. Les soldats se relevèrent à leur tour
et se groupèrent, remplis d'étonnement, pour le
contempler tout en échangeant à voix basse des mots
empreints d'effroi.
Je
crois que le centurion exprima leur sentiment commun lorsqu'il dit :
- En vérité, cet homme était un juste!
Puis,
regardant la multitude apeurée, il cria d'une voix pleine de
courroux :
- Vraiment, cet homme était le fils de Dieu!
Je
me souvins des prophéties que j'avais étudiées
durant l'hiver et je (suite dans le livre)
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